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Date : 20211025


Dossier : IMM-3013-20

Référence : 2021 CF 1137

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 25 octobre 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

AIDAH M F A ALGHANEM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dans la présente demande, Mme Alghanem sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a refusé de la dispenser de l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH] depuis l’étranger, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire compte tenu de la façon déraisonnable dont l’agent a appliqué la loi et apprécié la preuve pour parvenir à sa décision.

[2] Mme Alghanem est une citoyenne du Koweït de 64 ans. Elle a trois filles et deux fils adultes qui vivent au Canada et qui sont des citoyens canadiens. Son ex‑mari, le père de ses enfants, vit au Koweït, ainsi que quatre de ses frères et sœurs.

[3] Le rappel des faits qui suit est un résumé des points qui ressortent des déclarations solennelles produites par Mme Alghanem et une de ses filles. L’agent n’a pas remis en question la crédibilité des deux femmes. Selon ces déclarations, l’ex-mari de Mme Alghanem était un père absent, dominateur et autoritaire qui était violent psychologiquement envers Mme Alghanem et leurs enfants.

[4] En 1994, Mme Alghanem et sa famille, y compris son ex‑mari, ont quitté le Koweït, ont déménagé au Canada et sont devenues des résidents permanents. En 1997, les enfants de Mme Alghanem et son ex‑mari ont demandé et obtenu la citoyenneté canadienne. Mme Alghanem a décidé de ne pas la demander parce qu’elle ne voulait pas renoncer à sa citoyenneté koweïtienne, ni à son emploi ou à sa pension de retraite au Koweït, de crainte que cela ait une incidence sur le soutien qu’elle pourrait apporter à sa famille.

[5] Entre 1998 et 2001, la famille est retournée au Koweït pour que les enfants puissent connaître leur famille là-bas. En 2001, pour mettre fin à la violence dont elle était victime de la part de son ex‑mari et de sa famille, Mme Alghanem a décidé de quitter son ex‑mari et de retourner au Canada avec ses enfants, devenant ainsi chef de famille monoparentale. Pendant les sept années qui ont suivi, Mme Alghanem s’est occupée seule de ses enfants alors qu’ils poursuivaient leurs études secondaires et postsecondaires. Son ex‑mari les visitait une fois par année et continuait de les maltraiter, mais Mme Alghanem et ses cinq enfants se sont entraidés pendant ces moments difficiles.

[6] De 2006 à 2009, devant l’insistance de son ex-mari, qui lui avait promis que la situation s’améliorerait et que les possibilités d’emplois y seraient meilleures, et dans une tentative de réunir la famille, Mme Alghanem et ses enfants sont retournés au Koweït. Mme Alghanem, de son côté, affirme qu’elle a accepté de retourner au Koweït pour que ses enfants puissent bénéficier de la présence d’un père. Elle et son mari habiteraient sous le même toit, mais ils vivraient chacun leur vie.

[7] Mme Alghanem affirme qu’en fin de compte, son ex‑mari est demeuré dominateur et manipulateur. En 2013, les enfants ont tous décidé de le quitter de façon permanente et de retourner au Canada. Peu après, en 2014, Mme Alghanem a fait de même après avoir obtenu un visa de visiteur et renoncé à son statut de résidente permanente parce qu’elle n’avait pas respecté l’obligation de résidence au Canada pendant qu’elle se trouvait au Koweït.

[8] En 2016, Mme Alghanem est brièvement retournée au Koweït pour conclure son divorce. Elle a par ailleurs continué à renouveler son visa de visiteur jusqu’au 24 juillet 2018, date à laquelle sa demande de renouvellement a été refusée, et depuis, elle vit au Canada sans statut.

[9] Le 20 décembre 2018, Mme Alghanem a présenté sa demande CH, invoquant des facteurs comme son établissement au Canada, les liens qu’elle y a tissés et les conséquences d’être séparée des membres de sa famille, en plus du fait qu’elle n’était admissible à aucun autre programme d’immigration. Comme je l’ai mentionné, elle a produit une déclaration solennelle dans laquelle elle explique les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle devait retourner au Koweït, où elle serait seule, où elle ne pourrait pas vivre avec ses frères et sœurs, puisqu’ils ont tous leur famille, et où son ex-mari tenterait d’entrer en contact avec elle.

II. Décision visée par le contrôle

[10] L’agent a rejeté la demande CH après avoir souligné que la mesure prévue au paragraphe 25(1) de LIPR est exceptionnelle, que Mme Alghanem aurait inévitablement certaines difficultés si elle devait quitter le Canada, et que c’est à elle seule qu’il incombait de faire la preuve des facteurs invoqués à l’appui de sa demande.

[11] L’agent a reconnu le lien étroit entre Mme Alghanem et ses enfants, mais a jugé sans fondement l’allégation selon laquelle elle n’aurait pas d’avenir au Koweït. Il a souligné que Mme Alghanem est née et a grandi au Koweït, et qu’elle y a vécu la majeure partie de sa vie, que ses frères et sœurs et d’autres membres de sa famille y vivent, et que rien ne prouvait qu’elle ne pourrait pas maintenir sa relation avec ses enfants à distance grâce aux technologies de communication, ou encore qu’elle ferait face à des difficultés si elle retournait vivre au Koweït.

[12] L’agent a également souligné que les quatre autres enfants de Mme Alghanem n’avaient présenté aucune preuve des difficultés auxquelles leur mère ou eux seraient exposés en raison de son départ. Il a de plus a conclu que l’affirmation de Mme Alghanem, selon laquelle son ex‑mari essaierait d’entrer en contact avec elle si elle retournait au Koweït, était vague, hypothétique et non étayée par des éléments de preuve corroborants.

[13] L’agent a également relevé que Mme Alghanem avait déclaré bénéficier d’une pension de retraite et avoir des économies au Koweït. Il a conclu qu’il était donc raisonnable de croire qu’elle pourrait subvenir à ses besoins et que, même si elle ne pouvait pas vivre avec un membre de sa famille, ses frères et sœurs pourraient l’aider à se réintégrer au Koweït, notamment sur le plan émotionnel. Il a ajouté que Mme Alghanem avait affirmé qu’elle était une femme déterminée et forte, et que selon lui, ces qualités l’aideraient sûrement à surmonter les difficultés associées à son retour au Koweït.

[14] L’agent a attribué un poids favorable à la relation de Mme Alghanem avec ses enfants, mais il a conclu que ce facteur ne l’emportait pas sur ce qu’il a appelé le [traduction] « non‑respect des lois et des règlements du Canada en matière d’immigration » par Mme Alghanem, qu’il a qualifié de facteur défavorable. Enfin, l’agent a conclu que, parce que les enfants de Mme Alghanem avaient terminé leurs études collégiales ou universitaires, il était raisonnable de penser qu’ils pourraient un jour parrainer Mme Alghanem [traduction] « en vertu d’un volet d’immigration plus approprié », et que la preuve n’appuyait pas l’argument selon lequel Mme Alghanem ou ses enfants éprouveraient des difficultés si elle retournait au Koweït.

[15] L’agent a conclu que l’appréciation cumulative des facteurs invoqués ne jouait pas en faveur de Mme Alghanem, compte tenu des [traduction] « lois en matière d’immigration qui s’appliquent au Canada ». Il a souligné que le fait de quitter sa famille, ses amis, son emploi ou sa résidence ne justifiait pas nécessairement l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[16] Enfin, l’agent a affirmé que [traduction] « pour obtenir une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur doit démontrer que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, un Canadien honnête, ouvert d’esprit et conscient de la nature exceptionnelle de la dispense CH estimerait qu’il est simplement inacceptable de ne pas faire droit à la demande ». L’agent a conclu que, tout bien considéré, les arguments avancés par Mme Alghanem ne justifiaient pas la prise de la mesure demandée.

III. Norme de contrôle

[17] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique. Il n’y a rien dans le récent arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], où la Cour suprême du Canada a établi un cadre d’analyse révisé servant à déterminer la norme de contrôle applicable, qui justifie de s’écarter de la norme de la décision raisonnable appliquée dans les décisions antérieures (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]; Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295).

[18] La cour qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit déterminer si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, au para 99). Le raisonnement suivi et le résultat obtenu doivent tous deux être raisonnables (Vavilov, au para 83).

IV. Analyse

[19] La seule question que la Cour doit trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable. Pour les motifs ci-dessous, je conclus qu’elle ne l’était pas.

[20] D’emblée, je fais remarquer que la dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et hautement discrétionnaire et qu’il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’égard de l’agent décideur (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 au para 12; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 841 au para 15; Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 aux para 28-29).

[21] De façon générale, pour confirmer le caractère raisonnable de la décision d’un agent, deux éléments doivent être présents. Premièrement, l’agent doit avoir exercé le vaste pouvoir discrétionnaire dont il dispose à la lumière des contraintes factuelles et juridiques pertinentes, et avoir notamment appliqué le bon cadre juridique. L’agent appelé à se prononcer sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire doit avoir « véritablement examin[é] tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur [avoir] accord[é] du poids » (Kanthasamy, au para 25, souligné dans l’original).

[22] Deuxièmement, lorsque des éléments essentiels de la preuve qui sous‑tend la demande sont écartés, et tout particulièrement les principaux facteurs d’ordre humanitaire, l’exercice de mise en balance sera nécessairement déficient parce que, lorsque les motifs sont lacunaires, la cour de révision ne peut pas savoir si l’agent aurait attribué aux facteurs ainsi écartés, correctement soupesés, un poids positif, neutre ou négatif (Bhalla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1638 aux para 21, 28 [Bhalla]).

[23] En l’espèce, ces deux éléments présentent manifestement des lacunes . En ce qui a trait au premier élément, comme l’a admis le défendeur, l’agent a exposé le critère qui, selon lui, permettait d’accorder une dispense pour motifs d’ordre humanitaire en reprenant mot pour mot le critère énoncé par les juges Moldaver et Wagner, qui ont rédigé l’opinion dissidente dans l’arrêt Kanthasamy (au para 63).

[24] Il est vrai que dans l’arrêt Kanthasamy, malgré leur désaccord quant au critère applicable, les juges majoritaires et minoritaires ont en grande partie convenu que les éléments déterminants de l’octroi d’une dispense fondée sur le paragraphe 25(1) étaient la mise en balance de l’ensemble des difficultés et considérations d’ordre humanitaire pertinentes et le fait que les difficultés ne doivent pas être examinées seules (Kanthasamy, aux para 25-33, 45, 63 et 95-109). C’est cet exercice de mise en balance, que l’agent prétend avoir fait en l’espèce, que le défendeur invoque à son tour pour affirmer que, en dépit de l’erreur commise par l’agent lorsqu’il a énoncé le critère applicable, il ressort de l’ensemble de la décision que l’agent a examiné de manière appropriée les éléments essentiels du paragraphe 25(1) et qu’il a pris une décision raisonnable à l’issue de cet examen.

[25] Je ne peux souscrire à la position du défendeur à cet égard. Quant à savoir s’il convient d’adopter le critère proposé par les juges dissidents dans l’arrêt Kanthasamy, Mme Alghanem a raison de souligner qu’il est déraisonnable pour un décideur administratif de ne pas justifier une dérogation à un précédent contraignant (Vavilov, au para 112). Le fait d’adopter textuellement le critère énoncé par les juges dissidents dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’adopter les directives formulées par les juges majoritaires dans une décision contraignante, est en effet déraisonnable, surtout en l’absence d’une explication justifiant ce choix.

[26] Je conviens avec le défendeur que, s’il s’agissait d’une seule aberration et que, dans son ensemble, la décision de l’agent était par ailleurs bien fondée, la décision pourrait quand même se justifier. Comme je l’ai mentionné, ce qui est déterminant, ce ne sont pas les mots employés, mais plutôt si l’on peut dire, en lisant la décision dans son ensemble, que l’agent a appliqué le bon critère et procédé à une analyse appropriée (Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1162 au para 17; Lopez Segura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 894 au para 29).

[27] Or, j’estime qu’il ne s’agit pas là d’une erreur isolée dans une décision par ailleurs raisonnable : citer l’opinion des juges minoritaires n’était pas une simple erreur de forme enveloppée d’une analyse rationnelle et étoffée. En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve essentiels et n’a pas non plus appliqué les principaux motifs d’ordre humanitaire à ces éléments, ce qui m’amène au deuxième élément qui justifie de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision.

[28] L’agent a également écarté des éléments de preuve touchant des points cruciaux qui auraient dû être pris en considération. Premièrement, il a affirmé ce qui suit :

[traduction] Je suis d’avis que la relation de la demanderesse avec ses enfants adultes qui vivent au Canada est un facteur favorable et je n’ai aucun doute qu’ils s’ennuieront les uns des autres si elle quitte le Canada; toutefois, selon moi, le non‑respect des lois et des règlements du Canada en matière d’immigration par la demanderesse est un facteur défavorable encore plus important. Elle a perdu son statut de résidente permanente au Canada pour des raisons qui n’étaient vraisemblablement indépendantes de sa volonté, notamment parce qu’elle n’a pas respecté son obligation de résidence. Elle ne saurait maintenant faire valoir que les difficultés qui en découlent ne sont pas prévues par la loi ou sont indépendantes de sa volonté.

[29] Le défendeur a fait valoir dans ses observations écrites, et a maintenu cette position à l’audience, que le [traduction] « non-respect des lois et des règlements du Canada en matière d’immigration » fait référence au fait que Mme Alghanem a prolongé son séjour au Canada après que le renouvellement de son visa de visiteur lui a été refusé en 2018. Or, ce n’est pas ce que dit l’agent dans sa décision. Il renvoie plutôt au fait que [traduction] « Mme Alghanem n’a pas respecté son obligation de résidence ».

[30] Il est inhabituel de décrire ainsi le défaut de respecter l’obligation de résidence, compte tenu particulièrement des circonstances et des promesses de réconciliation non tenues de l’ex‑mari, qui avait aussi promis d’améliorer son comportement.

[31] Le défendeur cite également une série de décisions qui appuient la proposition selon laquelle Mme Alghanem ne devrait pas être récompensée pour le temps qu’elle a passé illégalement au Canada, notamment Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 aux para 23-24; Edo-Osagie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1084 au para 17. Même si le défendeur tente de reformuler ce que l’agent a dit, il m’apparaît évident que l’agent a mis l’accent sur le fait que la demanderesse n’avait pas maintenu son statut de résidente permanente, et qu’il n’a pas tenu compte des principaux éléments de preuve et des explications susceptibles de justifier pourquoi elle ne l’avait pas fait.

[32] Plus précisément, Mme Alghanem et une de ses filles ont produit des déclarations assermentées dans lesquelles elles expliquent les circonstances et les raisons qui ont mené au changement de statut d’immigrante de Mme Alghanem, notamment la nécessité de fuir une situation de violence familiale qui existait depuis longtemps. Mme Alghanem a déclaré qu’elle avait pris la décision calculée de sacrifier sa chance d’obtenir sa citoyenneté canadienne en 1997 parce qu’elle se souciait de ses enfants et doutait de sa capacité à subvenir à leurs besoins. Elle a pris une autre décision calculée lorsqu’elle est retournée au Koweït et a choisi de renoncer à sa résidence permanente pour tenter de réunir sa famille sous un même toit. Mme Alghanem a finalement déclaré qu’elle n’avait pas eu d’autre choix que de fuir la situation en retournant au Canada à titre de visiteur en 2014, après avoir perdu son statut de résidente permanente.

[33] Lorsqu’il parle du [traduction] « non-respect des lois et des règlements du Canada en matière d’immigration », l’agent passe sous silence ces éléments de preuve. Comme la Cour suprême l’a dit dans l’arrêt Kanthasamy, l’objet même de l’article 25 se veut une « exception souple et sensible à l’application habituelle de la Loi ou, pour reprendre les termes employés par Janet Scott, un pouvoir discrétionnaire permettant “de mitiger la sévérité de la loi selon le cas” » (Kanthasamy, au para 19). Je ne crois pas que, compte tenu de ces éléments de preuve, il était raisonnable pour l’agent de conclure que les difficultés auxquelles la demanderesse s’est heurtée à son retour au Canada n’étaient pas [traduction] « indépendantes de sa volonté », sans traiter de cette preuve évidente.

[34] Deuxièmement, l’agent a conclu que Mme Alghanem [traduction] « avait des économies et bénéficiait d’une pension de retraite au Koweït, et, selon ces renseignements, il est raisonnable de croire qu’elle serait capable de subvenir à ses besoins financiers si elle devait y retourner. De plus, la demanderesse a encore des liens personnels dans son pays d’origine, notamment ses quatre frères et sœurs, pour l’aider dans sa réintégration, ne serait‑ce que sur le plan émotionnel ».

[35] Encore une fois, l’agent a tiré ces conclusions sans examiner la preuve contraire, notamment qu’à sa dernière visite au Koweït, Mme Alghanem était restée chez sa sœur, ce qu’elle ne pourrait plus faire. De plus, cette preuve était constituée de diverses déclarations de Mme Alghanem et de sa fille quant aux difficultés auxquelles font face les femmes célibataires au Koweït.

[36] L’agent a aussi reproché à Mme Alghanem de ne pas avoir démontré, par une preuve objective, que son ex-mari entrerait en contact avec elle. Il a conclu que cette affirmation était vague et conjecturale et qu’elle avait peu de poids. Compte tenu des faits que l’agent a tenus pour avérés, soit que Mme Alghanem a été mariée pendant 28 ans à un homme qu’elle et sa fille considéraient comme étant manipulateur et violent, et que les actes de violence étaient plus fréquents lorsque la famille est retournée au Koweït et lorsque le père lui rendait visite une fois par année au Canada, il était déraisonnable d’accorder peu de poids à la crainte qu’avait Mme Alghanem que son ex‑mari la contacte si elle retournait au Koweït.

[37] S’il a souligné les liens familiaux de Mme Alghanem au Koweït, l’agent n’a pas mentionné le fait que la demanderesse a élevé cinq enfants au Canada de 1994 à 1998, de 2001 à 2008, et de 2014 à aujourd’hui, en tant que mère monoparentale pendant la majorité du temps, et notamment qu’elle partageait un appartement avec eux depuis 2014. Cet élément était, encore une fois, au cœur même des déclarations solennelles qui ont été produites, mais il n’est pas mentionné dans la décision de l’agent. Étant donné que l’agent a mis l’accent sur les difficultés, et compte tenu des facteurs qui doivent être considérés (voir l’arrêt Kanthasamy et les lignes directrices sur les circonstances d’ordre humanitaire), il m’apparaît tout particulièrement évident que l’agent n’a pas examiné cet élément de preuve de sorte que son analyse est incomplète.

[38] Enfin, l’agent a pris soin de souligner que Mme Alghanem avait affirmé qu’elle était une femme forte et déterminée et que, selon lui, ces qualités pourraient l’aider, sous‑entendant ainsi qu’elles pourraient d’une certaine façon diminuer les difficultés auxquelles elle se heurterait à son retour au Koweït. Il est illogique de mettre en balance la capacité d’une personne à s’adapter ou à affronter ou surmonter l’adversité et son inquiétude d’être séparée de ses cinq enfants à qui elle a consacré sa vie, et de conclure que sa résilience pourrait en quelque sorte atténuer ses difficultés. Cette conclusion va également à l’encontre de la preuve de la situation de violence qu’elle a fui au Koweït et de la preuve objective des difficultés auxquelles sont exposées les femmes célibataires au Koweït. Une telle logique n’a pas sa place dans l’analyse et est manifestement déraisonnable.

[39] Dénaturer les facteurs favorables liés à l’établissement et les faire jouer contre le demandeur plutôt qu’en sa faveur a été jugé déraisonnable (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 23). En d’autres termes, la Cour a souvent mis en garde les agents qui ont retenu contre une personne le fait qu’elle était débrouillarde, puisque cela revient à dire que, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie (Singh c Canada (Citoyenneté et immigration), 2019 CF 1142 au para 37).

[40] Ne faisant aucun cas des considérations juridiques et factuelles auxquelles il était assujetti, l’agent n’a pas bien justifié ses motifs et sa décision est donc déraisonnable au regard des éléments de preuve écartés. Qui plus est, si on les examine conjointement avec les autres motifs, il semble que l’agent ait commis l’erreur contre laquelle la Cour suprême mettait les décideurs en garde dans l’arrêt Kanthasamy (au para 33; voir également Bhalla, aux para 17 et 29), en privilégiant la notion discrétionnaire des difficultés au détriment des autres facteurs d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et d’attribuer le poids qui convient à tous les motifs d’ordre humanitaire pertinents.

V. Conclusion

[41] Dans la présente affaire, l’agent a énoncé et appliqué le mauvais critère juridique, sans justification. Il n’a pas tenu compte de motifs d’ordre humanitaire et de facteurs qui étaient pertinents pour l’exercice de mise en balance auquel il était tenu et, dans son appréciation des difficultés, il a fait jouer contre Mme Alghanem le fait qu’elle s’était montrée résiliente. Ensemble, ces motifs font en sorte que la décision de l’agent est injustifiée au regard des faits et du droit et elle est de ce fait déraisonnable.

[42] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3013-20

LA COUR STATUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à une formation différente du tribunal pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3013-20

INTITULÉ :

AIDAH M F A ALGHANEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 OctobrE 2021

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 25 OctobrE 2021

COMPARUTIONS :

Sophie Chiasson

POUR LA DEMANDERESSE

Chandima Karunanayaka

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

North Star Immigration Law

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle-Écosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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