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Date : 20211006


Dossier : IMM‑660‑20

Référence : 2021 CF 1037

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2021

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

ADEDEJI LATEEF AMUDA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Adedeji Lateef Amuda, est un citoyen du Nigéria qui est venu au Canada au moyen d’un visa de visiteur en juin 2015. Le mois suivant, M. Amuda a présenté une demande d’asile, disant craindre d’être persécuté au Nigéria en raison de sa bisexualité. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté sa demande, tout comme la Section d’appel des réfugiés (la SAR), et la Cour fédérale a rejeté sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[2] En 2018, M. Amuda a déposé une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire, soulevant son orientation sexuelle, son état de santé ([traduction] « fragile » en raison d’un diabète de type 1) et l’intérêt supérieur de ses enfants comme motifs. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée le 10 octobre 2019, et la décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[3] Entre‑temps, M. Amuda a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en avril 2019, disant être à risque en raison de sa bisexualité. La demande d’ERAR a été rejetée et M. Amuda a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en novembre 2019, laquelle est toujours en suspens. Vu la décision défavorable rendue par suite de l’ERAR, M. Amuda devait être renvoyé du Canada le 18 janvier 2020. Sa demande visant à faire reporter le renvoi a été rejetée, et la Cour fédérale a également rejeté une requête en sursis de l’exécution de la mesure de renvoi. Le renvoi a cependant été annulé lorsque M. Amuda a été hospitalisé la veille de son départ prévu en raison de complications dues à son diabète.

[4] La seule question à trancher en l’espèce est de savoir si la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était raisonnable. La norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 10. L’affaire dont je suis saisie ne comporte aucune des situations dans lesquelles la présomption peut être réfutée.

[5] Pour éviter l’intervention de la cour, la décision doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise : Vavilov, précité, aux para 125‑126. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[6] Je conclus que le demandeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau et, par conséquent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire pour les motifs qui suivent.

II. Questions préliminaires

[7] Dès le début de l’audience tenue devant moi, le demandeur a demandé à ce qu’elle soit ajournée afin que l’affaire puisse être instruite en même temps que le contrôle judiciaire de la décision rendue par suite de l’ERAR. Le défendeur s’y est opposé, étant donné qu’il s’agit de deux questions distinctes et que le demandeur a présenté sa demande tardivement. Après avoir écouté les observations des parties, j’ai rejeté la requête parce que la demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision rendue par suite de l’ERAR n’a pas encore été tranchée et qu’il est possible que l’autorisation ne soit pas accordée. En outre, je juge que cette requête de dernière minute est préjudiciable au défendeur. J’ai également rejeté la requête tardive du demandeur visant l’examen de son dossier au regard de sa demande d’autorisation de contrôle judiciaire de la décision rendue par suite de l’ERAR, laquelle demande est en suspens.

[8] Le défendeur s’est également opposé, tant dans ses observations écrites que dans ses plaidoiries, aux éléments de preuve que le demandeur a déposés à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire de la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mentionnant que certains documents n’avaient pas été présentés au décideur chargé de trancher cette demande. En fin de compte, j’ai jugé qu’il était inutile de me prononcer sur l’admissibilité de ces éléments de preuve, en partie parce que le demandeur a renvoyé au dossier certifié du tribunal durant ses plaidoiries. Par ailleurs, je note que le défendeur n’a pas indiqué quelles parties précises du dossier du demandeur, qui comprend plus de 1 200 pages, n’avaient pas été présentées au décideur chargé de trancher la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Lorsqu’un dossier est aussi volumineux, et par souci d’économie judiciaire, il incombe à la partie qui conteste l’admissibilité de la preuve déposée par l’autre partie de défendre un tel argument.

III. Analyse

[9] Les observations écrites et les plaidoiries de M. Amuda ne m’ont pas convaincue que l’agent a omis de tenir compte du dossier de preuve ou l’a mal interprété lorsqu’il a évalué la demande d’exception prévue au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], présentée par le demandeur pour les motifs soulevés, ni que la décision de l’agent est déraisonnable selon le cadre de contrôle de la décision raisonnable établi dans l’arrêt Vavilov.

[10] Prenant note du fait que M. Amuda n’était au Canada que depuis quatre ans (une période relativement courte) et que les membres de sa famille immédiate (ses enfants, sa mère, ses frères et sœurs) demeuraient tous au Nigéria, l’agent a conclu que son dossier n’établissait pas un degré d’établissement exceptionnel au Canada.

[11] L’agent a également conclu que la preuve ne suffisait pas à atténuer les conclusions défavorables tirées par la SPR et la SAR concernant la crédibilité de M. Amuda ni à appuyer son orientation sexuelle alléguée. Bien que l’agent n’ait pas précisé dans ses motifs pourquoi il avait tenu compte des Directives no 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation et les caractères sexuels ainsi que l’identité et l’expression de genre (Directives sur l’OSIEG), qui sont entrées en vigueur le 1er mai 2017, soit environ un an avant que M. Amuda ne présente sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, je ne suis pas convaincue que ses motifs sont incompatibles avec l’orientation fournie dans ces Directives. L’agent a reconnu la déclaration de M. Amuda selon laquelle il était toujours attiré par les hommes, malgré sa décision de ne pas se laisser aller à ses sentiments. Les Directives sur l’OSIEG prévoient entre autres que le concept d’orientation sexuelle est en pleine évolution et que la compréhension qu’a une personne de son orientation sexuelle peut changer (articles 2.5 et 2.6). L’agent a également tenu compte des conditions dans le pays en ce qui concerne le risque allégué de préjudice auquel le demandeur ferait face au Nigéria en raison de sa bisexualité.

[12] Par ailleurs, l’agent a jugé que M. Amuda n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour étayer ses affirmations concernant les risques liés à un réseau électrique instable (ce qui est pertinent vu le besoin qu’a le demandeur de stocker de l’insuline) et à un système de soins de santé inadéquat au Nigéria. Se rapportant à des articles et des rapports déposés par le demandeur, l’agent a reconnu que le réseau électrique du Nigéria était [traduction] « nettement inadéquat ». Il a toutefois noté que de nombreuses entreprises et de nombreux ménages ont des génératrices afin d’assurer une source d’électricité fiable et que rien n’indique que M. Amuda serait incapable d’en obtenir une ou de se procurer du carburant pour la faire fonctionner s’il devait retourner au Nigéria.

[13] L’agent a aussi tenu compte des documents sur les conditions dans le pays fournis par le demandeur concernant l’état du système de soins de santé au Nigéria, en particulier pour les gens souffrant de diabète. Bien qu’il n’ait pas mentionné le diabète de type 1 (c.‑à‑d. insulinodépendant) à proprement parler (par opposition au diabète de type 2 qui peut être traité par des médicaments par voie orale et un régime alimentaire), l’agent a reconnu que M. Amuda avait besoin d’insuline pour gérer son diabète.

[14] Enfin, l’agent a noté que la preuve présentée à l’appui des prétentions relatives à l’intérêt supérieur des enfants de M. Amuda ne démontrait pas que ses deux enfants, qui vivent au Nigéria avec son ex‑femme, subiraient des conséquences négatives si M. Amuda retournait au Nigéria. Pour parvenir à ces conclusions, l’agent a noté que la majorité des documents dont il disposait avaient aussi été présentés à la SPR et à la SAR, et que ces dernières avaient jugé qu’ils étaient insuffisants pour étayer les prétentions de M. Amuda.

[15] À mon avis, les motifs de l’agent démontrent qu’il a pris en considération et soupesé les éléments de preuve dans le dossier du demandeur et qu’il a tiré des conclusions intelligibles qui permettent à la Cour de comprendre son raisonnement. Autrement dit, je juge que les décisions de l’agent sont « fondée[s] sur une analyse intrinsèque cohérente et rationnelle » et qu’elles sont justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, précité, au para 85.

[16] De surcroît, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur : Vavilov, précité, au para 125; Gesite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1025 [Gesite], au para 18. Je conclus toutefois que c’est essentiellement ce que M. Amuda demande à la Cour de faire en l’espèce.

[17] La personne qui demande la prise de mesures exceptionnelles fondées sur des considérations d’ordre humanitaire a le fardeau d’établir la preuve des allégations sur lesquelles elle fonde sa demande, autrement dit, de « présenter ses meilleurs arguments ». Le décideur peut ainsi conclure que la demande est dénuée de fondement en l’absence d’une preuve suffisante ou de toute preuve (notamment, comme c’est le cas en l’espèce, de tout élément de preuve récent depuis les décisions défavorables de la SPR et de la SAR) : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au para 5; Gesite, précitée, au para 19. En outre, la levée prévue à l’article 25 de toute obligation ou de tout critère applicable de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire est une mesure extraordinaire fondée sur la situation propre au demandeur étranger. Il s’agit d’une exception et elle ne doit pas constituer un régime d’immigration parallèle. La décision d’un agent quant à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire commande une grande retenue.

[18] Je suis convaincue que, comme le démontrent ses motifs, l’agent a effectué une évaluation raisonnable et globale des éléments de preuve déposés par le demandeur pour déterminer que les considérations d’ordre humanitaire dont il disposait ne justifiaient pas l’exception prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR.

[19] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier et j’estime qu’aucune ne se pose dans les circonstances.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑660‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


Annexe « A » : Dispositions applicables

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27)

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Entrée et séjour au Canada

Entering and Remaining in Canada

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑660‑20

 

INTITULÉ :

ADEDEJI LATEEF AMUDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 6 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

Pour le demandeur

 

Asha Gafar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Jane Campigotto

Avocate

Windsor, Ontario

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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