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Date : 20060410

Dossier : IMM-470-05

Référence : 2006 CF 403

ENTRE :

JORGE ISAAC MARTINEZ MARTINEZ

EVA LIBERTAD MORALES

(alias EVA LIBERTAD MORALES DE MARTINEZ)

JORGE ARMANDO MARTINEZ MORALES

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                Les demandeurs, un père, une mère et leur fils, qui sont tous citoyens d'El Salvador, sont arrivés au Canada depuis El Salvador le 12 novembre 2003; peu de temps après, ils ont demandé l'asile à titre de réfugiés au sens de la Convention ou une protection similaire, au Canada. Jorge Armando Martinez Morales, que j'appellerai le « demandeur principal » , est né le 12 janvier 1986 et il a donc maintenant vingt ans. Ses parents et lui fondent leur demande de protection sur la crainte qu'ils éprouvent à l'égard d'un chef religieux et de disciples de ce chef qui, allèguent-ils, démontraient qu'ils avaient l'intention de faire taire les allégations d'indécence dont l'un d'entre eux avait fait l'objet.

[2]                Par une décision datée du 5 janvier 2005, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté les demandes de protection des demandeurs. Ces motifs sont énoncés à la suite de l'audition d'une partie d'une demande de contrôle judiciaire présentée à l'encontre de la décision de la Commission. La Commission a en outre conclu que les demandeurs n'avaient pas établi l'existence de motifs sérieux découlant d'actes de persécution et de torture, de mauvais traitements ou de peines antérieurs justifiant le refus des demandeurs de se réclamer de la protection étatique à El Salvador. Cette dernière conclusion n'a pas été contestée devant la Cour.

HISTORIQUE

[3]                Le demandeur principal allègue avoir été victime d'une agression sexuelle entre les mains d'un prêtre catholique, le 28 septembre 2002 au soir. Le demandeur principal avait alors seize ans. Le demandeur principal a signalé l'affaire au directeur du séminaire qu'il fréquentait. Le directeur du séminaire a informé l'évêque de la situation et il a fait savoir au demandeur principal que l'évêque le rencontrerait après que le demandeur principal eut terminé ses examens finaux, soit de quatre à six semaines après l'événement. En fait, la rencontre avec l'évêque a eu lieu près de deux mois après la date de l'agression sexuelle. Dans l'intervalle, le demandeur principal avait informé ses parents de l'agression. Le demandeur principal allègue qu'on lui a conseillé d'aller au Canada, où il avait des parents, pour étudier l'anglais et pour [traduction] « oublier l'incident » . Apparemment, l'auteur de l'agression avait nié l'incident et avait affirmé que le demandeur principal l'avait diffamé.

[4]                Malgré l'intervention des parents du demandeur principal auprès de l'évêque, ce dernier n'a fourni au demandeur principal et à sa famille aucune aide morale, spirituelle ou psychologique.

[5]                Le demandeur principal allègue que l'auteur de l'agression dont il avait été victime avait soulevé la communauté contre lui et contre ses parents. Par conséquent, au mois de janvier 2003, le demandeur principal s'est inscrit dans une université, à San Salvador, où il a passé six mois. À la fin du semestre, il est retourné à San Miguel, soit la collectivité d'où venaient les demandeurs. Un jeune homme qu'il connaissait et qui était associé à l'auteur de l'agression sexuelle a menacé d'user de violence. Le demandeur principal a mis ses parents au courant de la menace. Les demandeurs se sont plaints en vain à un palier plus élevé au sein de l'Église.

[6]                Le 13 septembre 2003, près d'un an après la présumée agression sexuelle, le père du demandeur principal a signalé l'agression à la police. La police a fait savoir qu'elle assurerait le suivi. Peu de temps après, l'évêque a invité le demandeur principal à le rencontrer. Le demandeur principal a refusé l'invitation. Le demandeur principal a conclu que la police avait informé l'évêque du rapport qu'il avait fait.

[7]                Le père du demandeur principal a demandé à la police une copie du rapport rédigé à la suite de la plainte qu'il avait déposée devant elle. La police a refusé de fournir une copie du rapport.

[8]                L'évêque a demandé aux parents du demandeur principal de retirer la plainte qu'ils avaient déposée devant la police. La plainte n'a pas été retirée.

[9]                Le 16 octobre 2003, on a menacé le demandeur principal à la pointe du couteau, on l'a battu et on l'a volé. Moins de dix jours plus tard, le demandeur principal a de nouveau été battu et volé. Ni l'une ni l'autre de ces attaques n'a été signalée à la police. Peu de temps après la seconde attaque, les demandeurs se sont enfuis au Canada.

LA DÉCISION VISÉE PAR L'EXAMEN

[10]            La Commission a conclu que les demandeurs pouvaient se prévaloir de la protection de l'État. En outre, la Commission a conclu que les demandeurs n'avaient pas satisfait à l'obligation qui leur incombait de fournir une preuve claire et convaincante montrant qu'ils ne pouvaient pas se prévaloir de la protection étatique et qu'ils n'avaient pas démontré qu'ils avaient fait des efforts raisonnables pour demander une protection qui, à ce moment-là, n'était pas accordée ou qui n'était pas adéquate.

QUESTIONS EN LITIGE

[11]            En plus des questions concernant les Directives no 7 du président portant sur « l'ordre inverse des interrogatoires » , lesquelles ont été débattues devant un juge différent et qui feront l'objet d'une décision distincte, les demandeurs ont soulevé deux questions :

-            La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs pouvaient se prévaloir de la protection étatique?

-            La Commission a-t-elle tiré des conclusions manifestement déraisonnables en ce qui concerne la crédibilité?

J'examinerai les deux questions dans l'ordre inverse de celui où elles ont été énoncées.

ANALYSE

            a)          La norme de contrôle

[12]            La Commission a fondé ses conclusions de manque de crédibilité sur une conclusion d'invraisemblance, sur de présumées omissions dans les notes prises au point d'entrée et sur l'omission des demandeurs de corroborer une présumée baisse des notes du demandeur principal au cours de la période qui a immédiatement suivi la présumée agression sexuelle. J'examinerai les premier et troisième fondements des conclusions relatives au manque de crédibilité et je ferai ensuite un bref commentaire sur les normes de contrôle applicables.

[13]            La norme de contrôle qui s'applique à une conclusion tirée par la Commission au sujet de la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable. Au paragraphe [12] des motifs qu'il a énoncés dans la décision Chowdhury c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[1], mon collègue le juge Noël a écrit ce qui suit :

La décision de la SPR [la Commission dans ce cas-ci] quant au droit du demandeur d'obtenir l'asile est principalement fondée sur la crédibilité de ses allégations. Il est bien établi que la norme de contrôle en matière d'appréciation de la crédibilité d'un demandeur par la SPR est la décision manifestement déraisonnable (voir Thavarathinam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1469, [2003] A.C.F. no 1866 (C.A.F.), au paragraphe 10; Aguebor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.), au paragraphe 4).

Je suis convaincu que la norme de contrôle qui s'applique à la conclusion selon laquelle la protection étatique est offerte est celle de la décision raisonnable simpliciter. Dans la décision Resulaj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[2], ma collègue la juge Layden-Stevenson a dit ce qui suit, au paragraphe [17] :

Dans Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 45 Imm. L.R. (3d) 58 (C.F.), ma collègue Madame la juge Tremblay-Lamer a procédé à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable à une conclusion en matière de protection étatique. Je souscris à son analyse et j'adopte, comme elle l'a fait, la norme de la décision raisonnable simpliciter comme la norme de contrôle applicable.

           

b)          La crédibilité

[14]            Selon la Commission, il était invraisemblable que le demandeur principal continue à fréquenter la même école après avoir été victime de l'agression sexuelle, alors que le présumé auteur de l'agression était associé à cette école. La Commission donne à entendre que le demandeur principal a continué de fréquenter la même école pendant une période de « [...] plusieurs mois » .

[15]            Un examen minutieux de la transcription de l'audience qui a eu lieu devant la Commission révèle que celle-ci n'a pas fait part de cette préoccupation au demandeur principal et qu'elle ne lui a donc pas fourni la possibilité d'y répondre. En outre, dans l'exposé circonstancié figurant dans le Formulaire de renseignements personnels des demandeurs qui, bien sûr, était devant la Commission, les demandeurs ont déclaré ce qui suit :

[traduction] Le père Armando m'a dit que l'évêque me rencontrerait dans environ un mois, après que j'eus terminé mes examens finaux. Il a dit que l'évêque ne voulait pas me causer du stress en parlant de l'incident pendant mes examens.[3]

À coup sûr, la Commission avait devant elle une explication de la raison pour laquelle le demandeur principal avait continué à fréquenter la même école. Il restait environ un mois avant que le demandeur principal termine ses examens finaux. Il semble clair, aux yeux de la Cour, qu'il est raisonnable de supposer, compte tenu des éléments dont disposait la Commission, que si le demandeur principal avait changé d'école pendant qu'il était déjà sous l'effet du stress causé par l'agression sexuelle et par les examens qu'il devait bientôt subir, le changement aurait aggravé une situation déjà fort difficile et aurait bien pu coûter au demandeur principal son année scolaire.

[16]            La Commission a exprimé des préoccupations au sujet du fait que les demandeurs n'avaient pas fourni de preuve corroborant la présumée baisse des notes du demandeur principal pendant la période qui a immédiatement suivi la présumée agression sexuelle. En fait, les demandeurs ont soumis à la Commission une [traduction] « attestation psychologique » d'un psychologue de profession[4], dans laquelle il est déclaré que pour une période de huit mois, en 2003, le psychologue a traité le demandeur principal. Voici ce que le psychologue a écrit :

[traduction] Lorsque Jorge s'est présenté à la clinique pour demander de l'aide psychologique, il faisait une crise d'anxiété et de frustration à cause de tout ce qui lui était arrivé parce qu'il avait été victime d'une agression sexuelle. Je l'ai traité pendant une période de huit mois. Au cours des premiers mois, je le voyais chaque semaine. Par la suite, je le voyais toutes les deux semaines.

À coup sûr, l'attestation du psychologue corrobore dans une certaine mesure l'allégation du demandeur principal selon laquelle, au cours des mois qui ont suivi l'agression sexuelle, ses notes ont peut-être bien baissé. L'attestation est un élément de preuve documentaire dont disposait la Commission, se rapportant expressément à la situation du demandeur principal. La Commission a omis de reconnaître l'existence du document et, par conséquent, elle ne s'est absolument pas efforcée d'expliquer pourquoi elle n'aurait en fait dû accorder aucun poids à la preuve que le demandeur principal avait présentée au sujet des répercussions que l'agression sexuelle avait eues sur lui et sur ses notes.

[17]            Enfin, la Commission donne erronément à entendre que dans les notes prises au point d'entrée, lors de l'entrée des demandeurs au Canada, il n'était pas fait mention des agressions dont le demandeur principal avait été victime au mois d'octobre 2003, peu de temps avant l'arrivée des demandeurs au Canada. En fait, dans les notes prises au point d'entrée, il est fait mention d'une des agressions, quoique la date indiquée pour cette agression ne corresponde pas à la preuve que les demandeurs ont par la suite fournie. Le demandeur principal a en outre soumis une preuve au sujet des pressions auxquelles il était assujetti pendant l'entrevue au point d'entrée et des répercussions que ces pressions avaient eues sur sa capacité de se rappeler des dates et des détails précis.

[18]            Compte tenu de la brève analyse qui précède, je suis convaincu que chacun des fondements sur lesquels la Commission s'est appuyée pour conclure à l'encontre de la crédibilité des demandeurs est gravement vicié. Par conséquent, par rapport à la norme de contrôle de la décision manifestement déraisonnable, je suis convaincu que la conclusion que la Commission a tirée au sujet de la crédibilité ne peut pas être maintenue.

c)          La protection étatique

[19]            Un examen minutieux de l'analyse que la Commission a effectuée au sujet de la protection étatique révèle que la conclusion qu'elle a tirée à cet égard est intégralement liée à la conclusion selon laquelle le témoignage des demandeurs, qui comporte des inférences tirées de la série d'événements qui s'étaient produits entre la date de la présumée agression sexuelle et la date à laquelle les demandeurs ont quitté leur pays pour venir au Canada, n'est pas crédible. Mises à part les préoccupations que la Commission avait au sujet de la crédibilité, le seul autre fondement justifiant la conclusion que la Commission a tirée au sujet de la protection étatique se trouve dans les conclusions générales relatives à la situation dans le pays, à El Salvador.

[20]            Dans la décision Ullah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[5], mon collègue le juge Phelan mentionne la décision Khilji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration)[6]; le juge ajoute ce qui suit aux paragraphes [22] à [24] de ses motifs :

[...] La SPR [la Commission dans ce cas-ci] n'a en aucun moment tenté d'établir un lien entre les conclusions générales quant à la protection de l'État et la situation particulière du demandeur en l'espèce.

Cette omission d'individualiser l'analyse relative à la protection de l'État semble être fondée sur la conclusion précédente selon laquelle le demandeur n'appartient pas au groupe de chiites qui risquent de subir un préjudice.

Après avoir omis de bien examiner la question de savoir si le demandeur courait personnellement un risque, la conclusion de la SPR quant à la disponibilité de la protection de l'État pour le demandeur était aussi sans fondement. La conclusion selon laquelle le demandeur n'avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l'État ne tient pas compte de la preuve quant au risque couru.

Eu égard aux faits de la présente affaire, on ne saurait dire que la Commission a omis de tenir compte de la preuve de risque dont elle disposait, mais on peut dire que la Commission a omis de tenir compte de la preuve de risque fondée sur une analyse de la crédibilité qui, à mon avis, est viciée d'une façon fatale. Si je fais une analogie avec les remarques du juge Phelan, je suis convaincu que le lien existant entre l'analyse viciée relative à la crédibilité et l'analyse relative à la protection étatique est si étroit que dans ce cas-ci, comme dans la décision Ullah, la conclusion que la Commission a tirée au sujet de la protection étatique doit être rejetée selon la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter.

CONCLUSION

[21]            J'annulerai la décision de la Commission qui est ici en cause et je la renverrai à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié pour nouvelle audition et nouvelle décision par un tribunal différemment constitué. Étant donné que la décision que je rends en l'espèce est intégralement liée à une autre décision de la Cour découlant de la même demande de contrôle judiciaire, j'ordonnerai que l'audience tenue par la Commission par suite de la présente décision soit reportée tant que tout appel de la décision concernant d'autres aspects de la présente demande de contrôle judiciaire ne sera pas réglé par la Cour d'appel fédérale ou tant que le délai dans lequel une partie peut déposer un avis d'appel devant la Cour d'appel fédérale ne sera pas expiré, selon l'événement qui se produira en dernier lieu. Il appartient à la Cour d'appel fédérale de décider si un délai additionnel doit être accordé.

[22]            Aucune question grave de portée générale permettant de régler l'appel ne découle de la décision rendue par la Cour en l'espèce. Aucune question ne sera certifiée.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 10 avril 2006

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           IMM-470-05

INTITULÉ :                                          JORGE ISAAC MARTINEZ MARTINEZ ET AL.

                                                              c.

                                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                   TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE 13 MARS 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :    LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                        LE 10 AVRIL 2006

COMPARUTIONS:

Hilary Evans Cameron                                                              POUR LES DEMANDEURS

David Joseph                                                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hilary Evans Cameron                                                             POUR LES DEMANDEURS

Avocate

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)



[1] 2006 CF 139, 7 février 2006, [2006] A.C.F. no 187 (non mentionné devant la Cour).

[2] 2006 CF 269, 28 février 2006.

[3] Dossier de la demande des demandeurs, page 57.

[4] Dossier de la demande des demandeurs, page 98.

[5] 2005 CF 1018, 22 juillet 2005, [2005] A.C.F. no 1273.

[6] 2004 CF 667, [2004] A.C.F. no 811.

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