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Date : 20211101


Dossier : IMM-5838-20

Référence : 2021 CF 1165

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2021

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

BAYRAM ASLAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision défavorable rendue par un agent d’immigration principal [l’agent] à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [l’ERAR], le 12 février 2020 [la décision].

II. Les faits

[2] Le demandeur, un Kurde âgé de 45 ans, est un citoyen de la Turquie. Il prétend craindre d’être persécuté en raison de son origine ethnique kurde, de ses opinions politiques antigouvernementales et de son appui au HDP (Parti démocratique populaire), qui est un parti prokurde.

[3] Le demandeur affirme qu’en février 2018, il a été détenu par la police après s’être rendu au bureau local du HDP. Pendant sa détention, il a subi des violences verbales et physiques.

[4] En janvier 2019, le demandeur a commencé à travailler comme membre d’équipage sur un navire. En juillet de la même année, pendant une traversée de l’Espagne au Canada, il s’est disputé avec d’autres membres de l’équipage qui insultaient les Kurdes et le HDP. Il a répliqué en faisant un commentaire insultant sur le président Erdoğan, ce qui lui a valu d’être frappé et menacé par ses collègues. Ils l’ont en effet menacé de rapporter ses propos une fois de retour en Turquie.

[5] Peu de temps après, la police turque s’est rendue à son domicile et a interrogé sa femme sur ses allées et venues. Bien que l’agent ait tenu compte de cette visite, il ne semble pas avoir porté une attention particulière à l’allégation de l’épouse que la police l’avait agressée physiquement et verbalement, en plus de la traiter de menteuse. Malgré ce qu’a allégué l’épouse, l’agent a affirmé que [traduction] « rien n’indiquait » que la police turque ait pu s’intéresser au demandeur à cause des commentaires qu’il avait faits au sujet du président.

[6] En août 2019, le demandeur a été admis au Canada. Peu de temps après, il a déserté son navire, cessant de ce fait d’être un résident temporaire. Les services d’immigration ont alors lancé un mandat contre lui. Quand, plus tard, le demandeur a présenté une demande d’asile, on lui a dit qu’il était visé par une mesure de renvoi, car il avait déserté son navire et omis de régulariser son statut. Il n’était donc pas autorisé à demander l’asile.

[7] Il a cependant pu demander un ERAR, qui a fait l’objet d’une décision défavorable, et c’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Lorsque le défendeur a tenté d’expulser le demandeur du Canada, la Cour a sursis à la mesure de renvoi.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[8] En février 2020, l’agent a rendu une décision défavorable au demandeur après avoir procédé à un ERAR.

[9] De nouveaux éléments de preuve ont été évalués par l’agent étant donné que le demandeur n’a pas été entendu par la Section de la protection des réfugiés [la SPR].

[10] En ce qui concerne les commentaires faits sur le navire, l’agent a mentionné la preuve relative à la situation dans le pays, selon laquelle les personnes qui critiquent le président Erdoğan peuvent être emprisonnées, que les conditions de détention en Turquie sont rudes et que des prisonniers ont signalé avoir subi de la torture. L’agent a considéré comme un fait avéré que le demandeur avait injurié le président devant d’autres membres de l’équipage et que ceux‑ci lui avaient dit qu’ils [traduction] « rapporteraient ses propos ».

[11] Il a toutefois conclu que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve tendant à démontrer : 1) qu’à cause de ses commentaires, il serait arrêté, emprisonné et battu en prison, 2) que des policiers s’étaient rendus à son domicile en août 2019 et avaient dit à sa femme qu’ils s’intéressaient à lui à cause des commentaires qu’il avait faits au sujet du président, et 3) que ceux qui désertent un navire sont emprisonnés à leur retour en Turquie. L’agent a donc conclu qu’il était plutôt improbable que les commentaires faits par le demandeur sur le navire l’exposent à un risque à son retour en Turquie.

[12] Au sujet de l’origine ethnique, l’agent a conclu que le demandeur avait démontré qu’il était kurde. Toutefois, l’agent a souligné que la preuve relative aux conditions en Turquie dépeignait la situation qui a cours dans le pays, décrivait ce que vit la population générale ou faisait état d’événements vécus par d’autres personnes dans des circonstances différentes de celles du demandeur. Il en a donc conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien entre la preuve qu’il avait présentée et le risque prospectif qu’il courrait en Turquie compte tenu de sa situation particulière.

[13] L’agent a par ailleurs admis la description faite par le demandeur des différents cas de discrimination qu’il aurait subis parce qu’il est kurde, et il a reconnu que les conditions en Turquie ne sont pas idéales pour [traduction] « certains Kurdes ». À l’issue de son examen de la preuve relative aux conditions dans le pays, l’agent a conclu que, si le demandeur était renvoyé en Turquie, il ne serait pas victime de discrimination équivalant à de la persécution en raison de son origine ethnique.

[14] Sur la question de l’activité politique prokurde du demandeur en Turquie et de l’incident qui serait survenu en 2018 — il aurait été arrêté, battu et détenu pendant une journée après s’être rendu au bureau du HDP —, l’agent a souligné que le demandeur n’avait pas indiqué s’il avait été accusé d’une infraction, qu’il avait pu continuer de travailler, qu’il avait pu quitter le pays avec un passeport valide, et qu’aucune autre interaction avec les autorités n’avait été signalée jusqu’à la visite qu’elles ont rendue à sa femme en 2019. Par conséquent, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi que son activisme politique était tel que, en tant que Kurde, les autorités le harcèleraient, l’intimideraient et l’emprisonneraient à son retour.

[15] Au sujet de son activité politique prokurde au Canada, le demandeur a affirmé qu’il était un membre actif du centre communautaire et d’information kurde, et qu’il avait pris part à des événements et à des manifestations contre le gouvernement turc. Toutefois, l’agent a mentionné l’absence d’information au sujet de ces événements ainsi que le manque d’éléments de preuve documentaire démontrant que le gouvernement turc était au courant de la participation du demandeur à ces événements ou qu’il surveillait les activités de ses citoyens à l’étranger.

[16] Il a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

IV. Question en litige

[17] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

V. Norme de contrôle

[18] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, motifs majoritaires du juge Rowe [Société canadienne des postes], que la Cour suprême du Canada a rendu en même temps que l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires font état des éléments essentiels d’une décision raisonnable et, point pertinent au regard de l’espèce, de ce à quoi l’on doit s’attendre d’une cour de révision qui procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S., par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[19] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada fait remarquer qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique », et donne la directive selon laquelle la cour de révision décide au vu du dossier dont elle était saisie :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

A. L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère juridique en ce qui concerne l’article 96?

[20] Le critère juridique servant à déterminer s’il existe une crainte fondée de persécution au titre de l’article 96 de la LIPR a été décrit comme étant celui de la « possibilité sérieuse » ou de la « possibilité raisonnable ». Il ne faut pas le confondre avec la norme de preuve qui s’applique aux faits, qui est celle de la « prépondérance des probabilités » : Gebremedhin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 497 [la juge McVeigh] au para 28 [Gebremedhin].

[21] Le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique en ce qui concerne l’article 96 de la LIPR. L’agent a conclu que, [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, il est plutôt improbable que le demandeur soit exposé à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à une menace à sa vie à son retour en Turquie à cause des commentaires qu’il a faits à bord d’un navire ». Le demandeur soutient que l’agent a soit appliqué à une demande présentée en vertu de l’article 96 le critère juridique applicable aux demandes fondées sur l’article 97 de la LIPR, soit il n’a pas compris que cette partie de la demande avait un lien avec un motif reconnu à l’article 96 (opinions politiques). Le demandeur cite en termes généraux la décision Ramanathy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 511 [le juge Mosley] [Ramanathy].

[22] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur semblable à l’égard du risque auquel il était exposé du fait qu’il est kurde : [TRADUCTION] « La question de savoir si la discrimination équivalait à de la persécution est tranchée selon la prépondérance des probabilités ». Il prétend que la norme de preuve qui s’applique aux faits est celle de la « prépondérance des probabilités » et que l’agent a commis une erreur parce que la question de savoir si un demandeur subira de la discrimination équivalant à de la persécution est le critère juridique requis par l’article 96.

[23] Le demandeur reconnaît que l’agent a renvoyé au bon critère juridique ailleurs dans la décision, mais il soutient que cela ne suffit pas à corriger l’erreur; voir Gopalarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1138 [le juge Diner] aux para 25-27. Il renvoie une fois de plus à la décision Ramanathy, cette fois-ci au paragraphe 23, où il est précisé que, si un décideur applique le mauvais critère juridique, alors la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie sans égard aux autres questions.

[24] Cela dit, je suis d’avis que dans son ensemble, la décision démontre que l’agent n’a pas mal compris les allégations du demandeur au sujet de l’incident du navire ni appliqué le mauvais critère pour cette partie de la demande. L’agent a évalué la demande en tenant compte de la situation globale du demandeur ainsi que de ses opinions politiques, et a conclu qu’il n’avait pas le profil d’une personne qui serait exposée à un risque à cause de celles-ci. Finalement, les conclusions tirées par l’agent relativement aux commentaires faits à bord du navire reposaient sur le fait que la preuve produite ne démontrait pas que les autres membres de l’équipage avaient bel et bien rapporté les commentaires du demandeur.

[25] Par conséquent, les faits de l’espèce s’apparentent à ceux de la décision Gebremedhin, dans laquelle la juge McVeigh a conclu qu’il ressortait de la décision, considérée dans son ensemble, que la SAR n’avait pas imposé à la demanderesse un fardeau de preuve plus élevé que nécessaire :

[29] La SAR a fait une évaluation pour déterminer si les activités menées par la demanderesse au Canada seraient portées à l’attention des autorités éthiopiennes. La SAR a tiré cette conclusion de fait en se basant sur la prépondérance des probabilités. Ce n’est pas la même chose que substituer la norme juridique servant à établir l’existence d’une « possibilité sérieuse » de persécution (Sebastiao, précité, aux paragraphes 14 et 15). Après avoir formulé ses conclusions de fait selon la prépondérance des probabilités, la SAR a examiné l’ensemble de la preuve et conclu que la demanderesse n’était pas exposée à une possibilité sérieuse de persécution Lorsqu’on évalue la décision dans son ensemble, on constate que la SAR n’a pas imposé à la demanderesse un fardeau de preuve plus élevé que nécessaire. La SAR a conclu qu’aucun fondement n’appuyait la demande d’asile sur place de la demanderesse.

[26] Au paragraphe 45 de la décision Jeyaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1244 [Jeyaratnam], le juge Russell a conclu : « À la lecture de la décision intégrale, on constate clairement que la SPR n’a pas confondu la norme de preuve (« prépondérance des probabilités ») et le critère juridique applicable en matière de persécution (« possibilité sérieuse » ou « chance raisonnable ou bons motifs »). Chaque fois que la SPR invoque le critère de la « prépondérance des probabilités », elle fait clairement allusion à la norme de preuve, et elle applique cette distinction dans la conclusion. »

[27] En l’espèce, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
Il incombe au demandeur d’étayer objectivement les allégations prospectives selon lesquelles il serait exposé à un risque dans son pays d’origine compte tenu des circonstances qui lui sont propres. J’estime que la preuve produite ne permet pas de conclure qu’un tel risque existe. Par conséquent, et m’appuyant sur les articles 96 et 97 de la LIPR, je me dois de conclure que le demandeur ne sera pas exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution en Turquie et qu’il n’est guère probable qu’il soit exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités. La demande ne respecte pas les exigences des articles 96 et 97 de la LIPR.

[28] Comme dans les décisions Jeyaratnam et Gebremedhin, la décision à l’étude, lue dans son ensemble, montre clairement que l’agent n’ pas confondu la norme de preuve avec le critère juridique relatif à la persécution.

B. L’agent a-t-il déraisonnablement évalué le risque auquel le demandeur était exposé à cause des insultes proférées contre le président de la Turquie?

[29] Le demandeur soutient, et je suis d’accord avec lui sur ce point, que l’agent a déraisonnablement évalué le risque auquel le demandeur était exposé après avoir insulté le président de la Turquie, car l’agent a mal interprété les allégations qu’a faites la femme au sujet de la visite que lui a rendue la police en août 2019. Dans sa lettre au sujet de la police, la femme a déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « Ils m’ont demandé s’il était allé au Canada. J’avais peur alors je ne leur ai pas dit que mon mari avait demandé l’asile. Comme je répondais « non » à toutes leurs questions, ils m’ont dit que je leur mentais. Ils m’ont frappé et m’ont insultée. »

[30] Malgré cette lettre, l’agent a conclu que [TRADUCTION] « rien n’indiquait » que la police s’intéressait au demandeur à cause de ses commentaires.

[31] En toute déférence, l’agent n’a pas tenu compte de[traduction] « l’élément le plus important, pertinent et probant de l’incident ».

[32] La conduite violente et abusive de la police turque établit le degré d’intérêt que présente le demandeur pour les autorités de son pays. L’agent s’est concentré sur un aspect de la lettre (la police a demandé à la femme si son mari était au Canada), mais a complètement écarté le fait non contesté que les policiers avaient agressé l’épouse du demandeur et l’avait traitée de menteuse quand ils se sont rendus chez elle en août 2019. L’agent ne s’est pas attardé à ce fait et n’en a même pas tenu compte.

[33] De plus, l’agent a mal interprété la preuve quand il a déclaré que « rien n’indiquait » que la police s’intéressait au demandeur. La preuve n’appuyait pas cette conclusion; le mot « rien » a un caractère absolu et ne pouvait pas être utilisé parce qu’il existait des éléments de preuve montrant le contraire, à savoir le fait incontesté que la police turque s’était présentée chez la femme et l’avait agressée physiquement et verbalement peu de temps après que le demandeur eut critiqué le président de son pays.

[34] À l’instar du demandeur, et contrairement à ce qu’a conclu l’agent, je crois aussi que sa crainte d’être emprisonné ou arrêté à son retour en Turquie n’est pas simplement conjecturale. L’agent a admis qu’on avait menacé le demandeur de le dénoncer pour avoir insulté le président Erdoğan. De plus, il a non seulement reconnu que les personnes qui critiquent le président Erdoğan s’exposent à une peine d’emprisonnement, mais il a également affirmé que les conditions dans les prisons turques sont difficiles et que des détenus avaient rapporté des cas de torture.

[35] Sur ce point, le demandeur s’appuie sur la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 533 [la juge Dawson] au para 2, dans laquelle la Cour a statué :

[2] Tirer une conclusion est une question de logique. Comme l’a affirmé la Cour suprême de Terre-Neuve (la Cour d’appel) dans l’arrêt Osmond c. Terre Neuve (Workers’Osmond c. Terre Neuve (Workers' Compensation Commission) (2001), 200 Nfld. & P.E.I.R. 203, au paragraphe 134 :

[traduction]
Faire une déduction équivaut à un raisonnement par lequel une conclusion de fait est tirée en tant que conséquence logique d’autres faits établis par la preuve. La conjecture, par contre, est simplement hypothèse ou supposition; il y a une faille dans le raisonnement, d’un point de vue logique, pour partir d’un fait et en venir nécessairement à la conclusion que l’on veut établir. La conjecture, contrairement à l’inférence, nécessite un acte de foi.

[36] Je suis d’avis que l’agent a agi de manière déraisonnable en concluant que la crainte du demandeur d’être arrêté ou emprisonné à son retour en Turquie était conjecturale; en toute déférence, ce n’est pas le cas. Une fois de plus, l’agent n’a pas tenu compte des contraintes légales et factuelles que l’affaire lui imposait.

[37] Je conviens également que l’agent n’a pas agi raisonnablement en demandant des preuves que les menaces reçues se concrétiseraient. Le demandeur invoque la décision Kulmiye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1198 [le juge Boswell] au para 26. En l’espèce, l’agent a admis la menace, mais doutait que le demandeur ait été dénoncé, malgré la lettre de sa femme décrivant la visite que lui avaient rendue des policiers pour savoir où il était, les violences qu’ils lui ont fait subir et leurs accusations de mensonge. Au vu du dossier, il n’était pas loisible à l’agent de tirer cette conclusion et, de toute évidence, ce dernier n’a pas tenu compte de l’attaque physique et verbale des policiers contre l’épouse.

[38] Dans l’ensemble, à mon humble avis, l’évaluation que l’agent a faite du risque auquel le demandeur était exposé pour avoir insulté le président de la Turquie n’était pas raisonnable. J’ignore quel aurait été le résultat, n’eussent été les conclusions déraisonnables ci-dessus, mais je conclus qu’il n’est pas prudent de maintenir la décision de l’agent.

VII. Conclusion

[39] À mon humble avis, le demandeur a démontré que la décision était déraisonnable compte tenu de l’évaluation que l’agent a faite du risque auquel il était exposé pour avoir insulté le président de la Turquie. La décision sera annulée.

VIII. Question certifiée

[40] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune .


JUGEMENT dans le dossier IMM-5838-20

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5838-20

 

INTITULÉ :

BAYRAM ASLAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

LIEU DE L’AUDIENCE :

LE 20 OCTOBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 1ER NOVEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Amedeo Clivio

POUR LE DEMANDEUR

 

Leila Jawando

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clivio Law Professional Corporation

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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