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Date : 20211015


Dossier : IMM‑1423‑20

Référence : 2021 CF 1077

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Fredericton (Nouveau‑Brunswick), le 15 octobre 2021

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

FARZANA HOSSAIN

RAJU AHMED TIPU

RUHAMA AHMED FAIHA

demandeurs

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté les demandes d’asile des demandeurs fondées sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, car la SPR, n’ayant ni apprécié les motifs de risque allégués ni apprécié adéquatement les possibilités de refuge intérieur (les PRI), a rendu une décision déraisonnable.

Contexte

[3] Les demandeurs sont Mme Hossain et son époux, M. Tipu, ainsi que leur fille, Ruhama. Mme Hossain et M. Tipu sont des citoyens du Bangladesh. Leur fille est une citoyenne des États‑Unis.

[4] Mme Hossain, la demanderesse d’asile principale, est née au Botswana, puis, à un jeune âge, elle est déménagée aux États‑Unis. Elle y a rencontré et épousé M. Tipu en 2016. Ruhama est née un an plus tard, aux États‑Unis. Mme Hossain est une citoyenne du Bangladesh par filiation, elle n’a visité le pays qu’une fois dans son enfance et elle ne parle pas le bengali. Elle souffre de paralysie cérébrale. Aux États‑Unis, elle a obtenu un permis de travail et a présenté une demande de résidence permanente, mais, selon ses dires, elle a été déboutée.

[5] M. Tipu est né au Bangladesh et a dirigé une entreprise à Sylhet. En 2011, un chef local de la Ligue Awami (l’AL) l’a pris pour cible à des fins d’extorsion. Après que M. Tipu eut déposé une plainte auprès de la police, des membres de l’AL se sont présentés sur les lieux de son entreprise, l’ont roué de coups et ont menacé de le tuer. M. Tipu a alors déménagé chez son oncle, à Dacca. Quelques mois plus tard, de nouveau, des membres de l’AL l’ont ciblé, l’ont roué de coups et ont menacé de le tuer, puis ils l’ont forcé à leur céder son entreprise. Comme les menaces ont continué, M. Tipu a quitté le pays à destination du Brésil et ensuite du Mexique avant de se rendre aux États‑Unis en 2014.

[6] Les demandeurs sont venus au Canada en novembre 2017 en raison de la situation qui prévalait aux États‑Unis, et ils ont demandé l’asile.

La décision de la SPR à l’examen

[7] Le 28 octobre 2019, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[8] La SPR a souligné que Mme Hossain avait vécu aux États‑Unis pendant environ 20 ans et que, pourtant, elle n’y avait jamais demandé l’asile. La SPR a écrit que [traduction] « si [Mme Hossain] craignait réellement de retourner au Bangladesh, elle aurait, à l’âge adulte, demandé l’asile aux États‑Unis » (au para 7). Comme Mme Hossain n’avait pas pu se souvenir de la date à laquelle elle avait présenté une demande de résidence permanente aux États‑Unis, la SPR a aussi conclu qu’elle n’éprouvait pas de crainte subjective à l’idée de vivre au Bangladesh.

[9] La SPR a aussi examiné la crainte de Mme Hossain prise pour cible par l’AL au Bangladesh en raison des problèmes qu’avait eus son mari et du fait qu’elle est une Occidentale qui ne parle pas la langue du pays. La SPR a rejeté ces explications, en soulignant ce qui suit au paragraphe 8 :

[traduction]

[…] la demanderesse d’asile principale n’a jamais vécu au Bangladesh, elle porte un nom de famille différent de celui de son mari, et le fait qu’elle ne parle pas bien le bengali n’a rien à voir avec son pays de résidence. Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse d’asile principale a expliqué de façon très vague pourquoi elle ne pourrait pas vivre au Bangladesh.

[10] En ce qui concerne M. Tipu, la SPR a conclu que le fait qu’il n’ait pas présenté de demande d’asile au Brésil ni au Mexique témoigne aussi qu’il n’éprouvait pas de crainte subjective à l’idée de vivre au Bangladesh. M. Tipu a affirmé que le processus de demande d’asile avait été automatiquement enclenché lors de son arrivée aux États‑Unis, mais qu’il n’avait jamais reçu la décision concernant celle‑ci. La SPR a rejeté cette explication en raison de l’absence de preuve documentaire.

[11] En dernier lieu, la SPR a examiné s’il y avait une PRI. M. Tipu a déclaré que la police au Bangladesh collaborait avec l’AL. Il a ajouté qu’il aurait besoin de l’autorisation de la police pour louer une maison, ce qui permettrait à l’AL de le retrouver. Il a aussi souligné qu’après qu’il eut déménagé à Dacca, l’AL avait été en mesure de le repérer en quatre ou cinq mois. La SPR a conclu qu’il ne courait aucun risque de préjudice à Chittagong, au Bangladesh. Le raisonnement de la SPR a été le suivant :

[traduction]

La preuve documentaire sur le pays indique que la police du Bangladesh manque cruellement de personnel et que la densité policière est trois fois moins élevée que celle recommandée par les Nations Unies. L’affirmation que, dans une ville de 4,5 millions de personnes comme Chittagong, où la police est en sous‑effectif, un policier remarquerait l’arrivée d’une nouvelle personne dans un secteur et lui demanderait ses papiers n’est ni crédible ni vraisemblable (au para 16).

[12] La SPR a aussi rejeté l’affirmation relative au risque que pose l’AL au motif que M. Tipu avait déjà cédé son entreprise et que huit ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait quitté le pays.

[13] Lorsqu’elle a apprécié la PRI concernant Mme Hossain, la SPR a affirmé ce qui suit : [traduction] « Puisque la demanderesse d’asile a aussi indiqué qu’elle éprouvait de la crainte à l’idée de vivre au Bangladesh en raison des problèmes de son mari et que j’ai conclu qu’il existe une possibilité de refuge intérieur, sa demande d’asile fondée sur ce motif doit aussi être rejetée, car je conclus qu’elle aurait aussi une possibilité de refuge intérieur à Chittagong » (au para 19).

Les questions en litige

[14] Les questions soulevées par les demandeurs sont les suivantes :

1. Est‑ce que la SPR a raisonnablement apprécié la preuve relative au risque?

2. Est‑ce que la SPR a adéquatement appliqué le critère relatif à la PRI?

La norme de contrôle

[15] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique aux questions en litige est celle de la décision raisonnable. Comme il est écrit au paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci. » [Renvois omis.]

Analyse

1. Est‑ce que la SPR a raisonnablement apprécié la preuve relative au risque?

[16] Les demandeurs soutiennent que quatre motifs de risque ont été avancés dans le formulaire Fondement de la demande d’asile soumis à la SPR, à savoir :

  • les menaces de l’AL;

  • les ennuis politiques du père de Mme Hossain et le mandat d’arrestation non exécuté dont il fait l’objet;

  • le risque de violence fondée sur le sexe auquel serait exposée Mme Hossain au Bangladesh;

  • le risque auquel serait exposée Mme Hossain en tant que personne occidentalisée de retour au Bangladesh.

[17] Les demandeurs soutiennent que la SPR n’a apprécié aucun des risques sauf celui que pose l’AL et que, si elle a apprécié celui‑ci, elle ne l’a pas fait adéquatement.

[18] Les demandeurs soutiennent que, même si la SPR a conclu qu’ils n’étaient pas crédibles, il était déraisonnable de sa part de ne pas examiner tous les motifs de risque. Ils s’appuient sur la décision Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668. Dans celle‑ci, la Cour a conclu qu’« [i]l incombe aussi aux agents d’ERAR de prendre en compte les motifs de risques qui ressortent manifestement du dossier, même s’ils n’ont pas été soulevés par le demandeur […]. Une telle obligation ne disparaît pas même si le demandeur n’est pas jugé crédible » (aux para 19 et 20).

[19] À cet égard, la SPR disposait de renseignements du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni qui traitent expressément de la violence à laquelle sont confrontées les femmes au Bangladesh. La SPR n’a fait aucune mention de ces renseignements dans son analyse des risques pour Mme Hossain, ce qui, à mon avis, était déraisonnable.

[20] En fait, la SPR s’est exclusivement concentrée sur les risques posés par l’AL. À la rubrique portant sur la crédibilité, elle a conclu que l’AL ne représentait pas un risque pour Mme Hossain :

[traduction]

En résumé, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse d’asile principale peut se rendre au Bangladesh et y vivre sans craindre d’être persécutée, car elle n’y a jamais vécu, elle porte un nom de famille différent de celui de son mari et elle n’éprouve pas de crainte subjective, comme il a été mentionné précédemment (au para 9).

[21] La SPR est parvenue à cette conclusion sans prendre en considération le risque auquel s’exposerait Mme Hossain en retournant au Bangladesh avec son mari et sa fille. Qui plus est, dans son analyse, la SPR n’a pas tenu compte du fait que l’AL est le parti au pouvoir au Bangladesh.

[22] En somme, la SPR n’a pas traité de la preuve produite par Mme Hossain en lien avec le risque que pose l’AL ni avec les autres motifs de risque invoqués.

[23] Les demandeurs soutiennent aussi que la SPR a tiré des conclusions relatives à la vraisemblance inadmissibles concernant le fait que Mme Hossain et M. Tipu n’avaient pas demandé l’asile dans d’autres pays. Ils s’appuient sur la décision Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1246 [Islam], dans laquelle le juge Shore a analysé la jurisprudence pertinente et a déclaré ce qui suit au paragraphe 22 :

L’omission de demander l’asile à la première occasion peut être un facteur pertinent dans l’appréciation de la crédibilité d’un demandeur, mais on ne peut pas tirer une conclusion défavorable relative à la crédibilité sur ce seul fondement.

[24] Dans le cadre de la présente affaire, le paragraphe 23 de la décision Islam est d’une grande pertinence :

En l’espèce, c’est exactement ce que la SPR a fait. Non seulement la SPR a imposé aux demandeurs l’obligation de demander l’asile aux États‑Unis, mais elle s’est presque exclusivement fondée sur cette omission pour conclure que les demandeurs n’avaient pas une crainte subjective de persécution et que, par conséquent, leur crédibilité était minée à l’égard de leurs allégations quant aux menaces et aux agressions dont ils auraient été victimes au Bangladesh. En outre, la SPR n’a pas tenu compte des explications des demandeurs quant aux raisons pour lesquelles ces derniers n’avaient pas demandé l’asile aux États‑Unis. Par conséquent, il était déraisonnable pour la SPR de conclure comme elle l’a fait.

[25] En l’espèce, la SPR n’a pas raisonnablement pris en considération les explications des deux demandeurs au sujet du fait qu’ils n’avaient pas demandé l’asile dans d’autres pays. Elle a sommairement rejeté les explications au motif qu’elles n’étaient pas crédibles sans examiner la question de savoir si elles étaient vraisemblables. Pour cette raison, la conclusion tirée concernant cette question est déraisonnable.

2. Est‑ce que la SPR a adéquatement appliqué le critère de la PRI?

[26] Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur dans l’application du critère relatif à la PRI, car elle n’a pas adéquatement pris en considération le fait que l’agent de persécution est le parti national au pouvoir au Bangladesh.

[27] Pour considérer qu’il existe une PRI viable, la SPR doit conclure (i) qu’il n’existe pas de risque sérieux de persécution dans la région qui représente une PRI, et (ii) que la situation y est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour les demandeurs d’asile d’y chercher refuge (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589).

[28] La conclusion de la SPR selon laquelle [traduction] « rien » ne démontre que l’AL est toujours à la recherche de M. Tipu ne tient pas compte des témoignages du colocataire de M. Tipu et de sa mère, dans lesquels tous deux ont déclaré que l’AL était toujours à sa recherche. La SPR n’a pas conclu que ces témoignages n’étaient pas fiables : elle n’en a simplement pas fait mention du tout .

[29] En outre, la SPR n’a pas reconnu que l’agent de persécution est le gouvernement. Elle a souligné que le gouvernement du Bangladesh est largement inefficace. Toutefois, elle semble avoir conclu qu’une police inefficace est nécessairement dépourvue de la motivation requise pour cibler les demandeurs. Cette conclusion n’est ni logique ni appuyée par la preuve contenue dans le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni, qui expose en détail la corruption policière au Bangladesh.

[30] Finalement, la SPR n’a pas examiné la PRI au regard des motifs de risque soulevés par Mme Hossain. Pour cette raison, l’analyse de la PRI est incomplète et, par conséquent, déraisonnable.

[31] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1423‑20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SPR est annulée, et l’affaire lui est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue;

  2. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1423‑20

 

INTITULÉ :

FARZANA HOSSAIN ET AUTRES c MCI ET AUTRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 août 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

POUR LES DEMANDEURS

Nimanthika Kaneira

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk and Kingwell LLP

Cabinet spécialisé en droit de l’immigration

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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