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Date : 20211102


Dossier : IMM-1708-20

Référence : 2021 CF 1168

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) le 2 novembre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

A.B.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] du demandeur. Dans une décision datée du 18 février 2020, l’agent a jugé que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle l’État colombien était en mesure de le protéger.

II. Contexte

[2] Le demandeur, un citoyen de la Colombie, est entré au Canada le 6 août 2019. En octobre 2019, le demandeur a été arrête et a plaidé coupable à une accusation d’introduction par effraction, infraction prévue à l’article 348(1)b) du Code criminel, LRC, 1985, c C-46. Il a été condamné à trois mois de prison, compte tenu du fait que c’était lui qui avait conduit la voiture liée au méfait et de son allégation selon laquelle il croyait avoir été engagé pour faire des [traduction] « petits boulots » dans un restaurant.

[3] Le demandeur affirme qu’il craint d’être tué par un groupe paramilitaire en Colombie en raison d’une dette impayée qui serait née de l’extorsion que ce groupe aurait fait subir à son père alors qu’il était lui-même un jeune enfant. Le groupe paramilitaire a pris pour cible le demandeur et sa famille afin de les punir de cette dette impayée. Tous les membres de la famille du demandeur ont fui la Colombie. La mère du demandeur l’a emmené aux États-Unis lorsqu’il était adolescent, après que plusieurs membres de leur famille eurent été victimes d’agressions et de menaces.

[4] Il y a environ 14 ans, le demandeur a quitté les États-Unis pour s’installer brièvement en Colombie et tenter d’y construire sa vie d’adulte. Il a ouvert un café, mais, rapidement, il a été menacé et attaqué par des hommes prétendant représenter le groupe paramilitaire et exigeant qu’il rembourse la dette de son père. Le demandeur s’est alors enfui en Espagne. Il y est resté pendant cinq ans, puis il a été expulsé et renvoyé en Colombie, même s’il était marié à une Espagnole qui le parrainait. Le demandeur affirme qu’il a été expulsé à tort après avoir été détenu à la suite d’un contrôle routier.

[5] Une fois revenu en Colombie après son expulsion d’Espagne, le demandeur a sollicité un permis de conduire afin de postuler à des emplois dans le secteur des transports. Le demandeur affirme que ces démarches ont permis au groupe paramilitaire, qui aurait noyauté le gouvernement, de savoir qu’il était de retour au pays. Le demandeur soutient que, dès lors, des hommes associés au groupe paramilitaire ont commencé à le suivre et qu’il s’est enfui aux États‑Unis.

[6] La femme et l’enfant du demandeur ont quitté l’Espagne pour le rejoindre aux États-Unis, puis le couple a eu un deuxième enfant. Au terme de cinq ans, le demandeur a été expulsé vers le Mexique. Il a obtenu un passeport mexicain, puis est entré au Canada. Sa femme et ses enfants sont toujours aux États-Unis.

III. Questions en litige

[7] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. l’agent a-t-il enfreint un principe de justice naturelle?

  2. la décision de l’agent était-elle raisonnable?

IV. Norme de contrôle

[8] La norme de la décision raisonnable s’applique au bien-fondé de la décision rendue par l’agent. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans Canada (MCI) c Vavilov [Vavilov], au paragraphe 23, « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond […] [l’]analyse a [...] comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs. La cour de justice ne se livre pas à une analyse de novo ou ne cherche pas à trancher elle‑même la question en litige (Vavilov, aux paras 13, 83). Elle doit plutôt commencer par examiner les motifs du décideur administratif et apprécier le caractère raisonnable de la décision rendue pour ce qui est du raisonnement suivi et du résultat obtenu, au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision (Vavilov, aux paras 81, 83, 87, 99). Une décision raisonnable est une décision justifiée, transparente et intelligible pour la personne visée, et témoigne d’« une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » lorsqu’elle est lue dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, du dossier dont le décideur était saisi et des observations des parties (Vavilov, aux paras 81, 85, 91, 94-96, 99, 127-128).

[9] Quant à la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale, il s’agit de la norme de la décision correcte. Comme l’a indiqué le juge de Montigny dans l’arrêt Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au paragraphe 35, ni l’arrêt Vavilov ni l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, le juge de Montigny a préféré s’en remettre à la jurisprudence selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte (voir, par exemple, Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24). Comme l’a fait observer le juge Binnie dans l’arrêt S.C.F.P. c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29 au paragraphe 102, « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non », ce qui s’apparente équivaut davantage à une question à laquelle il faut répondre par oui ou par non qu’à l’application d’une norme de contrôle.

V. Analyse

A. L’agent a-t-il enfreint un principe de justice naturelle?

[10] Le demandeur soutient qu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle parce qu’il n’a pas pu recueillir les éléments de preuve nécessaires pour étayer sa demande d’ERAR pendant sa détention par les services d’immigration, et parce que l’agent a tiré une conclusion déguisée quant à sa crédibilité sans qu’une audience ait été tenue afin d’évaluer celle-ci. Le demandeur affirme que, compte tenu des contraintes inhérentes à la détention, et du très court délai de traitement de sa demande d’ERAR, l’agent n’a pas dûment tenu compte des éléments de preuve pertinents concernant les menaces qui pèsent contre sa vie.

[11] Le demandeur fait valoir que l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227)) [le RIPR] n’a pas été respecté parce que :

  • il existe des éléments de preuve qui soulèvent une question importante concernant la crédibilité du demandeur et qui ont trait aux facteurs énoncés aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la LIPR];

  • il existe des éléments de preuve qui sont essentiels pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

  • ces éléments, s’ils étaient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[12] Le demandeur invoque des précédents étayant la thèse selon laquelle une audience est requise lorsque l’agent tire une conclusion équivalant à une évaluation de la crédibilité sans avoir entendu le demandeur.

[13] L’argument relatif au manquement à l’équité procédurale concerne les affidavits souscrits par les membres de la famille du demandeur aux fins de la présente audience. Le demandeur allègue que ces affidavits corroborent son récit des événements qui l’ont conduit à fuir la Colombie et des dangers qui le guetteraient s’il y était renvoyé. Selon le demandeur, l’atteinte au principe de justice naturelle découle du fait que ces affidavits n’ont pas été présentés au décideur, faisant en sorte qu’il n’a pas pu exposer pleinement sa cause, et ce, en raison de sa détention par les services d’immigration. De plus, il allègue que le principe a été enfreint, car l’agent a tiré une conclusion voilée sur sa crédibilité en l’absence de preuve objective suffisante pour apprécier son récit des risques auxquels il serait confronté.

[14] L’agent ne disposait pas de ces affidavits lorsqu’il s’est prononcé sur la demande d’ERAR présentée par le demandeur. Je ne les examinerai pas, et ils ne peuvent être pris en compte pour l’appréciation par la Cour du caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[15] Il est certes contraire au principe de justice naturelle d’empêcher un demandeur de recueillir la preuve nécessaire pour corroborer son récit, mais ce n’est pas ce qui s’est produit en l’espèce. Rien ne démontre que le demandeur n’a pas pu obtenir ces éléments de preuve. Bien qu’il puisse être plus difficile pour une personne détenue de préparer son dossier, rien n’indique que le demandeur n’en a pas eu la possibilité ou qu’on l’a empêché de le faire. Compte tenu des faits qui m’ont été présentés, je ne suis pas convaincue qu’il se soit trouvé dans une telle situation en l’espèce, et je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale. Il convient également de souligner qu’il est possible qu’au bout d’un an (soit, en l’espèce, en février 2021), le demandeur soit en mesure de présenter une nouvelle demande d’ERAR dans laquelle il pourra inclure de nouveaux éléments de preuve.

[16] De même, je conclus que l’agent n’était pas obligé de tenir une audience, puisqu’à mon avis il n’a pas tiré de conclusion quant à la crédibilité du demandeur. Dans la jurisprudence citée par le demandeur, les tribunaux reconnaissent qu’il existe une distinction valable entre une conclusion sur le caractère suffisant de la preuve, et une conclusion sur la crédibilité de la preuve; dans le premier cas de figure, une audience n’est pas requise. J’admets qu’en l’espèce l’agent s’est prononcé sur le caractère suffisant de la preuve et non sur la crédibilité de celle‑ci, et que la tenue d’une audience n’était par conséquent pas nécessaire.

B. La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[17] Le demandeur soutient que la seule question que l’agent devait trancher consistait à savoir s’il courait un risque sérieux et objectif d’être tué ou torturé en Colombie advenant son renvoi. Il affirme que, peu importe les conclusions tirées par l’agent au sujet de sa crédibilité, il existait suffisamment de preuves objectives pour démontrer qu’un risque grave pesait sur sa vie. Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en interprétant incorrectement les informations sur le pays relatives à la protection offerte par l’État et en examinant de manière sélective les éléments de preuve dont il disposait.

[18] Je ne puis souscrire à l’argument du demandeur. Certes, les motifs ne sont pas parfaits, mais ils démontrent que l’agent a pris acte de la situation objective en Colombie. Selon le critère établi par le juge Laforest dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger ses citoyens. Le demandeur doit confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer sa protection, en l’absence d’un aveu en ce sens par l’État dont il est le ressortissant. En l’espèce l’agent a jugé que le demandeur n’avait pas satisfait à cette exigence.

[19] Pour qu’une décision comme celle rendue en l’espèce soit jugée déraisonnable à l’issue d’un contrôle judiciaire, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Le demandeur n’a pas démontré que sa situation subjective personnelle était suffisante pour satisfaire au critère énoncé ci‑dessus de preuve claire et convaincante et donc, pour qualifier la décision de déraisonnable. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas présenté une preuve de sa situation personnelle suffisamment claire et convaincante pour justifier qu’une décision lui étant favorable soit rendue au terme de l’ERAR.

[20] Je suis d’avis que l’analyse n’a pas à être longue - elle est fondée sur les faits et porte sur le caractère suffisant de la preuve et non sur sa crédibilité. Je conclus que la décision est raisonnable et je rejetterai la demande.

[21] Aucune des parties n’a présenté de question aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1708-20

LA COUR STATUE que :

  1. la demande est rejetée;

  2. aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1708-20

 

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 2 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Arlene Rimer

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arlene Rimer

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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