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Date : 20211103


Dossier : IMM-5210-20

Référence : 2021 CF 1176

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2021

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

JOHN HERVERY ALADIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] M. John Hervery Aladin, un jeune haïtien de 22 ans, demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Dans une décision rendue le 14 septembre 2020, la SAR a rejeté son appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de rejeter sa demande d’asile au motif qu’il n’a pas démontré faire face à un risque prospectif advenant son retour en Haïti.

[2] M. Aladin plaide que la SAR a erré en ne tenant pas compte de son témoignage, qu’elle a par ailleurs jugé crédible, et des documents déposés au soutien de sa demande. Il reproche également à la SAR d’avoir fondé sa décision sur la situation de ses parents demeurés en Haïti, plutôt que sur sa situation personnelle.

II. Faits

[3] Le demandeur allègue que lui et son frère ainé ont été kidnappés par des membres d’un groupe criminalisé en décembre 2009. Ils ont été détenus et torturés sur une période de sept jours avant d’être éventuellement libérés suivant le versement d’une rançon par leurs parents.

[4] Malgré les menaces provenant des membres du groupe, le père du demandeur a signalé l’incident à la police haïtienne en janvier 2010.

[5] En mars 2010, la famille du demandeur a voyagé aux États-Unis. Le demandeur et son frère ainé y sont demeurés et ont reçu la protection temporaire accordée par les États-Unis aux victimes du séisme de janvier 2010. Les parents sont retournés en Haïti avec leur fils cadet et ils ont confié la garde de ce dernier à une amie de la famille.

[6] Les parents du demandeur exploitent un commerce en Haïti afin de subvenir aux besoins de la famille. Depuis les évènements de 2009, le père du demandeur a voyagé régulièrement entre Haïti et les États-Unis afin d’y visiter ses fils.

[7] En août 2017, la protection temporaire offerte au demandeur par les États-Unis a été révoquée, de sorte qu’il a décidé de se rendre au Canada afin d’y demander l’asile. Cette demande a été rejetée par la SPR, décision qui a subséquemment été confirmée par la SAR.

III. Décision contestée

[8] D’entrée de jeu, la SAR indique qu’elle a appliqué la norme de la décision correcte et a procédé à un examen indépendant du dossier, incluant l’écoute de l’enregistrement de l’audience tenue devant la SPR.

[9] La SAR estime que bien que la SPR soit demeurée vague dans son examen du risque pour le demandeur d’être victime de vengeance, elle conclut tout de même que la SPR a bien considéré cet argument. Elle en a pour preuve le renvoi par la SPR à la documentation objective pour soutenir ses conclusions à cet égard.

[10] La SAR estime toutefois qu’il n’y a aucun élément de preuve lui permettant de conclure que les membres du groupe qui ont participé à l’enlèvement du demandeur en 2009, alors qu’il était âgé de 10 ans, présenteraient toujours un risque pour lui aujourd’hui. La SAR reconnait que la preuve objective fait état d’une certaine culture de vengeance lorsqu’un crime est rapporté aux autorités policières en Haïti. Elle conclut toutefois que ce risque, qui était à la base principalement celui du père du demandeur, s’estompe avec le temps.

[11] À l’instar de la SPR, la SAR conclut que la preuve lui ayant été présentée permet effectivement de conclure que le demandeur pourrait avoir été ciblé en 2009, mais qu’il n’y a pas d’éléments de preuve démontrant que sa famille ou lui n’ont été ciblés depuis.

[12] Quant au document faisant état de la prise en charge du frère cadet du demandeur par une amie de la famille en juillet 2010, la SAR en prend bonne note mais ajoute que rien sur ce document n’indique que cette prise en charge est motivée par un soucis de sécurité, ni que la prise en charge persiste aujourd’hui. Somme toute, ce document ne confirme aucun risque prospectif auquel ferait face le demandeur aujourd’hui.

[13] Malgré l’allégation à l’effet que les parents du demandeur vivent cachés en Haïti depuis 10 ans, la SAR note qu’ils ont continué à exploiter leur commerce, que le père du demandeur a voyagé aux États-Unis sur une base régulière et que le demandeur est toujours en contact avec lui; il lui a transmis certains documents à produire devant la SPR.

[14] En ce qui concerne le risque d’être perçu comme une personne aisée et persécuté pour ce motif à son retour en Haïti, la SAR rappelle qu’il s’agit d’un risque généralisé qui ne s’applique pas particulièrement au demandeur.

[15] Bien que le demandeur ait quitté Haïti à l’âge de 10 ans, il parle toujours créole et pourrait obtenir l’aide de ses parents pour se réadapter à la culture haïtienne.

[16] La SAR conclut donc que le demandeur n’a pas établi qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture, advenant son retour en Haïti. Suivant cette conclusion, la SAR juge inutile d’examiner la question de la possible protection étatique et celle du refuge intérieur.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[17] Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle erré dans son appréciation de la preuve?

  2. La SAR devait-elle effectuer une analyse de la protection étatique et/ou d’un possible refuge intérieur?

[18] La présomption de la norme de la décision raisonnable, telle qu’énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 trouve ici application. Bien que cette présomption puisse être réfutée lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme de la décision correcte ou lorsque le législateur prescrit explicitement une norme de contrôle ou un mécanisme d’appel spécifique, aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce (Vavilov aux paras 16-17, 23-25). La décision de la SAR sera donc révisée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 aux paras 30-35).

V. Analyse

A. La SAR a-t-elle erré dans son appréciation de la preuve?

[19] La crainte alléguée par le demandeur tient du fait que malgré les mises en garde et menaces reçues des ravisseurs du demandeur, son père a porté plainte à la police en 2010. Il serait donc personnellement exposé à la vengeance de ses ravisseurs.

[20] Le demandeur soumet que dans son évaluation de ce risque, la SAR n’a tenu compte que d’une partie de la documentation nationale d’Haïti, faisant fi des extraits où il est indiqué qu’il existe une culture de la vengeance dans ce pays et que les victimes qui dénoncent les criminels à la police sont particulièrement ciblées. La preuve documentaire confirme également que les autorités ne sont pas en mesure d’offrir une protection étatique adéquate pour les personnes qui, comme lui, font face à une telle menace.

[21] Selon le demandeur, la SAR a mis trop d’emphase sur la situation de ses parents, sans se pencher réellement sur sa situation personnelle. À ce sujet, il soumet que la SAR a erré en tenant compte du fait que ses parents auraient pu demander l’asile aux États-Unis, choisissant plutôt de retourner en Haïti, et du fait que son père ait continué de voyager aux États-Unis durant les dix dernières années, pour conclure que le demandeur et sa famille ne sont pas en danger en Haïti.

[22] Contrairement aux conclusions de la SAR, le demandeur soumet qu’il éprouvera des difficultés advenant son retour en Haïti, de par le fait qu’il devra dépendre du soutien de ses parents qui vivent cachés, qu’il ne maitrise pas parfaitement le créole et le français, qu’il n’a pas de connaissance approfondie du pays et qu’il n’y est jamais retourné depuis l’âge de 10 ans.

[23] Avec égard, je suis d’avis que chacun des arguments du demandeur équivaut à demander à la Cour de réévaluer la preuve présentée et d’y substituer sa propre analyse à celle de la SAR.

[24] Or, une cour de révision doit faire preuve de grande déférence à l’égard des conclusions d’un décideur administratif lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour ne doit intervenir que lorsque la décision sous révision, prise dans son ensemble, n’est pas « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et qu’elle n’est pas « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

[25] Il incombe au demandeur d’asile d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’advenant un renvoi dans son pays d’origine, il serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités. Le risque doit donc être personnalisé, ce qui signifie que d’autres personnes vivant dans le pays d’origine du demandeur d’asile ou qui en sont originaires n’y sont pas généralement exposées (Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31 au para 3).

[26] Le demandeur plaide essentiellement que la SAR a erré en concluant qu’advenant son retour en Haïti, il ne serait pas exposé à la menace du groupe criminalisé qui l’a enlevé pour rançon en 2009.

[27] D’abord, contrairement à ce que plaide le demandeur, la SAR a procédé à une analyse de la situation personnelle du demandeur. Toutefois, compte tenu des faits de cette affaire, la SAR ne pouvait ignorer la situation des parents du demandeur, particulièrement celle de son père qui est celui à qui on a soutiré une rançon et qui est celui qui a dénoncé les ravisseurs à la police (bien que, comme le note la SAR, la dénonciation ne soit pas signée par le père du demandeur). Le fait que le père du demandeur ait continué à vivre en Haïti au cours des onze années suivant la dénonciation, qu’il ait continué à y exploiter son commerce et qu’il ait voyagé entre Haïti et les États-Unis sur une base régulière sont certainement des facteurs pertinents à l’analyse du risque auquel le demandeur pourrait faire face advenant son retour dans son pays. Au cours de toutes ces années, le demandeur était soit aux États-Unis, soit au Canada. Contrairement à ses parents, il n’était pas exposé à la menace de ses ravisseurs de 2009. Aucune analyse de l’effet du passage du temps – par ailleurs pertinente, n’était donc possible en ce qui le concerne personnellement.

[28] Il est également faux de prétendre que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire concernant la culture de la vengeance qui existe en Haïti. Elle en a tenu compte à la lumière de la preuve dont elle disposait. Elle a ainsi conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution advenant son retour dans son pays. Elle n’a pas requis une preuve définitive du risque, ni n’a imposé un fardeau trop lourd au demandeur.

[29] Je suis donc d’avis que l’intervention de la Cour n’est pas requise. La décision de la SAR est adéquatement motivée et possède les attributs de la raisonnabilité.

B. La SAR devait-elle effectuer une analyse de la protection étatique et/ou d’un possible refuge intérieur?

[30] Le demandeur plaide que puisque sa crédibilité n’a pas été mise en doute, la SAR se devait d’évaluer la protection étatique qui lui était offerte et/ou la possibilité pour lui de trouver refuge dans son propre pays.

[31] Je ne suis pas d’accord. Dans la mesure où le demandeur n’a pas rencontré son fardeau de démontrer qu’il fait face à un risque prospectif, la SAR n’était pas tenue de procéder à cette analyse. Sa conclusion à l’effet que le demandeur n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger est donc déterminante de la demande du demandeur (Omoruan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 153 aux paras 26-28).

VI. Conclusion

[32] Pour ces motifs, je suis d’avis que la décision de la SAR est raisonnable et je rejette la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Les parties n’ont proposé aucune question d’importance générale pour fins de certification et aucune telle question n’émane des faits de la présente affaire.


JUGEMENT dans IMM-5210-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5210-20

 

INTITULÉ :

JOHN HERVERY ALADIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Hind Mali

 

Pour le demandeur

 

Nathan Joyal

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur Général du Canada

Ottawa (ON)

 

Pour le défendeur

 

 

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