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Date : 20211104


Dossier : T‑801‑21

Référence : 2021 CF 1175

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

ADRIEN POIRON

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de dernier niveau qui a été rendue par l’arbitre [l’arbitre de dernier niveau] de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] le 20 avril 2021 [la décision définitive]. Cette décision définitive confirmait la décision de premier niveau qui a été rendue par l’arbitre de la GRC [l’arbitre de premier niveau] le 23 octobre 2020 [la décision initiale], qui rejetait le grief dans lequel le demandeur contestait le calcul de son taux de rémunération [le grief].

II. Contexte

[2] Le demandeur, Adrien Poiron, est un membre assermenté du personnel civil de la GRC. Il occupe le poste de technicien en entretien et en réparation de matériel électronique et informatique et de radios à la GRC depuis le 4 mars 1991.

A. Le grief du demandeur

[3] Le 23 mai 2019, le demandeur a déposé un grief conformément à l’article 31 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R‑10 [la Loi sur la GRC]. Dans ce grief, le demandeur allègue que la GRC ne respecte pas la directive qui lui a été transmise par le Conseil du Trésor le 24 août 1972 [la directive] et que son taux de rémunération n’est donc pas équitable.

[4] Plus précisément, le demandeur soutient que son taux horaire est différent de celui de son homologue de la fonction publique, ce qui va à l’encontre de la directive. Selon lui, cette incohérence découle d’une mauvaise interprétation et application de la directive par la GRC.

[5] Dans son grief, le demandeur sollicite les réparations suivantes :

  • que la GRC suive la directive et applique la formule pour le calcul du taux de rémunération annuel qui y est énoncée pour calculer sa rémunération de base ainsi que la rémunération de ses heures supplémentaires;

  • que le rajustement de sa rémunération soit appliqué rétroactivement à l’ensemble de ses années de service au sein de la GRC.

B. La décision initiale

[6] Le 28 mai 2019, le bureau de la coordination des griefs et des appels [le BCGA] a soulevé auprès du demandeur la question préliminaire de la qualité pour agir en ce qui a trait au grief. Plus précisément, le BCGA a fait remarquer que l’objet du grief du demandeur semblait être le même que celui d’un grief précédent, qui avait déjà été rejeté au dernier niveau de la procédure applicable aux griefs.

[7] Le 29 mai 2019, le demandeur a répondu qu’il souhaitait poursuivre son grief parce qu’il estimait qu’il était différent du précédent et que les faits exposés dans son grief précédent n’avaient pas été pris en compte.

[8] Le 11 mai 2020, le défendeur a également soulevé la question préliminaire de la qualité pour agir puisque le demandeur avait déposé un grief semblable dont il avait déjà été disposé au dernier niveau de la procédure applicable aux griefs. Le 19 mai 2020, le demandeur a présenté des observations sur cette question à la demande du BCGA.

[9] Suivant l’alinéa 36a) de la Loi sur la GRC et le paragraphe 3(1) des Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014‑289 [les Consignes du commissaire], un arbitre de premier niveau a été nommé afin de trancher la question préliminaire de la qualité pour agir en ce qui a trait au grief.

[10] Après avoir examiné les renseignements et les documents contenus dans le dossier que le BCGA lui avait fait parvenir, l’arbitre de premier niveau a rejeté le grief pour cause d’absence de qualité pour agir et a conclu que le demandeur n’avait pas établi que la décision, l’acte ou l’omission contesté satisfaisait aux exigences du paragraphe 31(1) de la Loi sur la GRC pour deux raisons.

[11] Tout d’abord, l’arbitre de premier niveau a conclu que l’objet du présent grief et du grief précédent était le même. Comme les décisions de dernier niveau sont définitives et exécutoires [Loi sur la GRC, art 32(1)], le demandeur aurait dû solliciter le contrôle judiciaire de la décision définitive qui a été rendue à l’égard du grief précédent conformément à la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, au lieu de déposer un nouveau grief. Pour cette raison, le grief a été rejeté en application du paragraphe 31(1.1) de la Loi sur la GRC et de l’alinéa 10a) des Consignes du commissaire.

[12] De plus, l’arbitre de premier niveau a conclu que la décision, l’acte ou l’omission contesté dans le grief – soit la prétendue mauvaise interprétation et application de la directive du Conseil du Trésor par la GRC – n’était pas lié à la gestion des affaires de la Gendarmerie. Après avoir examiné le dossier dont il disposait, l’arbitre de premier niveau a conclu que le demandeur ne contestait pas dans son grief une décision de la GRC, mais plutôt une décision du Conseil du Trésor.

C. La décision définitive

[13] Conformément à l’alinéa 31(2)b) de la Loi sur la GRC et au paragraphe 7(2) des Consignes du commissaire, le demandeur a demandé le renvoi de son grief au dernier niveau au motif que la décision initiale contrevenait aux principes applicables d’équité procédurale et était manifestement déraisonnable.

[14] Dans les observations qu’il a présentées au dernier niveau de la procédure, le demandeur a fait valoir que l’arbitre de premier niveau avait eu tort de conclure qu’il contestait une décision du Conseil du Trésor. Selon le demandeur, le Conseil du Trésor détermine le taux de rémunération annuel des membres civils et des employés de la fonction publique, mais la GRC n’applique pas correctement ces taux, de sorte que la rémunération qui lui est versée à titre de membre civil est inexacte.

[15] Le demandeur a également déposé des contre‑arguments pour réitérer sa position.

[16] Le 20 avril 2020, l’arbitre de dernier niveau a rendu la décision définitive concernant la question préliminaire de la qualité pour agir en ce qui a trait au grief. Il a confirmé la décision initiale et a rejeté le grief au motif que la décision initiale ne portait pas atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale, n’était pas entachée d’une erreur de droit ou n’était pas manifestement déraisonnable.

(1) Équité procédurale

[17] L’arbitre de dernier niveau a examiné la jurisprudence pertinente ainsi que les lois et les politiques applicables (p. ex., l’art 134 des Consignes du commissaire et l’art 1.4 du Guide national – procédures relatives aux griefs). Il a conclu que la décision initiale ne portait pas atteinte aux droits du demandeur d’être entendu, d’obtenir une décision de la personne qui a entendu le grief ou de connaître les motifs de la décision.

[18] Même si le demandeur a fait valoir que l’arbitre de premier niveau [traduction] « [a] manifestement rendu une décision partiale et déraisonnable en faveur de la direction de la GRC sans bien examiner les détails [de son] grief », l’arbitre de dernier niveau a conclu que le demandeur n’alléguait pas en fait un manque d’impartialité, mais contestait les conclusions énoncées dans la décision initiale. Par conséquent, la décision initiale ne portait pas atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale.

(2) Erreur de droit

[19] Bien que ce point n’ait pas été débattu par le demandeur, l’arbitre de dernier niveau a conclu que l’arbitre de premier niveau a appliqué la bonne règle de droit lorsqu’il a établi qu’il avait compétence pour statuer sur la question et qu’il a aussi appliqué correctement le paragraphe 31(1) de la Loi sur la GRC lors de l’examen de la question préliminaire de la qualité pour agir en ce qui a trait au grief. Par conséquent, la décision initiale n’était pas entachée d’une erreur de droit.

(3) Caractère raisonnable

[20] L’arbitre de dernier niveau a conclu que la question de savoir s’il a déjà été disposé du grief et si ce dernier a été rejeté à juste titre pour ce motif a été examinée en profondeur dans la décision initiale.

[21] De plus, l’arbitre de premier niveau aurait pu arrêter son analyse après avoir conclu dans la décision initiale qu’il avait déjà été disposé du grief, mais il a poursuivi son analyse en examinant la question de savoir si la décision contestée était liée à la gestion des affaires de la Gendarmerie. L’arbitre de premier niveau a alors déclaré ce qui suit : [traduction] « Pour trancher la question de la qualité pour agir, il est nécessaire d’examiner le cœur du grief. À ce stade, il faut se demander qui est responsable du calcul du taux de rémunération annuel et horaire d’un membre. »

[22] L’arbitre de dernier niveau était d’accord avec la conclusion énoncée dans la décision initiale selon laquelle le Conseil du Trésor, et non la Gendarmerie, est responsable du calcul des taux de rémunération des membres civils.

[23] Dans la décision définitive, l’arbitre a conclu que le demandeur n’avait pas établi que la décision initiale portait atteinte à son droit à l’équité procédurale, était entachée d’une erreur de droit ou était manifestement déraisonnable.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[24] Dans la décision définitive, l’arbitre a tranché la question préliminaire de la qualité pour agir en confirmant que le grief du demandeur ne satisfaisait pas aux exigences du paragraphe 31(1) de la Loi sur la GRC parce que son objet était le même que celui d’un grief dont il avait déjà été disposé et que la décision contestée n’était pas liée à la gestion des affaires de la Gendarmerie.

[25] Dans la décision définitive, l’arbitre a également conclu que la décision initiale ne portait pas atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale, n’était pas entachée d’une erreur de droit et n’était pas manifestement déraisonnable.

IV. Questions en litige

[26] Les questions en litige sont les suivantes :

  • 1) La décision définitive était‑elle raisonnable?

  • 2) La décision définitive était‑elle équitable sur le plan procédural?

 

V. Norme de contrôle

[27] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond, comme la décision définitive, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]].

[28] Les questions qui se rapportent à un manquement à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou selon une norme qui a la même portée [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 34‑35, 54‑55, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79].

VI. Analyse

[29] Le demandeur soutient que la décision définitive est déraisonnable parce qu’elle repose sur un raisonnement circulaire. Le demandeur affirme que, dans la décision définitive, l’arbitre renvoie à un certain nombre de documents dont il reconnaît l’existence (dont plusieurs documents du Conseil du Trésor et un article de Lisa Thiele), mais il n’a pas appliqué correctement le contenu de ces documents ou ne les a pas pris en compte.

[30] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, le demandeur fait valoir que les arbitres ont été influencés par le grief précédent et qu’ils ont procédé à une analyse partiale. Le demandeur soutient en outre que la procédure applicable aux griefs a un caractère foncièrement partial parce qu’elle n’est pas menée par un groupe ou un organisme indépendant. Il affirme également que la décision définitive était partiale et était inéquitable sur le plan procédural parce que les documents mentionnés dans le paragraphe précédent n’ont pas été pris en compte.

A. La décision définitive était‑elle raisonnable?

[31] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable devrait être axé sur le processus suivi par le décideur et sur le résultat de la décision. Il n’appartient pas à une cour de justice de trancher elle‑même la question en litige, de se demander quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, de tenter de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, de se livrer à une analyse de novo ou de chercher à déterminer la solution « correcte » au problème. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision – ce qui inclut à la fois les motifs de la décision et le résultat obtenu.

[32] Je suis d’avis que la décision définitive est claire, intelligible et justifiable. Elle présente en détail l’historique de la procédure, la position des parties, ainsi que les lois et les politiques applicables. De plus, dans la décision définitive, il était raisonnable que l’arbitre confirme la conclusion énoncée dans la décision initiale selon laquelle il avait déjà été disposé de l’objet du grief. En effet, au paragraphe 4 de l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de la présente demande, le demandeur affirme ce qui suit : [traduction] « […] Mon premier grief a été rejeté pour cause d’absence de qualité pour agir et j’ai donc déposé un deuxième grief où j’abordais la question d’un autre angle. » Dans la décision définitive (et la décision initiale), l’arbitre a eu raison de rejeter le grief au motif qu’il avait déjà été disposé de l’objet du grief. Le fait que l’un des documents (un tableau présentant les taux de rémunération) n’a pas été fourni aux arbitres n’aurait eu aucune incidence sur l’issue de ce grief.

[33] Il était également raisonnable dans la décision définitive que l’arbitre confirme la conclusion énoncée dans la décision initiale selon laquelle la décision contestée n’était pas liée à la gestion des affaires de la Gendarmerie. Dans la décision définitive, l’arbitre présente avec justesse la position des parties ainsi que les lois et les politiques applicables.

[34] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, la décision définitive ne repose pas sur un raisonnement circulaire. De plus, la décision définitive a été rendue après que l’arbitre a examiné l’ensemble du dossier que lui avait fourni le BCGA. Aucun des éléments de preuve présentés par le demandeur ne démontre que l’arbitre n’a pas tenu compte de tous les documents qui lui avaient été fournis lorsqu’il a rendu sa décision définitive.

B. La décision définitive était‑elle équitable sur le plan procédural?

[35] La décision définitive elle‑même présente une analyse approfondie de l’équité procédurale qui repose sur les cinq facteurs non exhaustifs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]. Dans la décision définitive, l’arbitre a évalué correctement la question de l’équité procédurale et a conclu à juste titre que l’arbitre de premier niveau avait respecté les règles de l’équité procédurale lorsqu’il a rendu la décision initiale, ce qu’a aussi fait l’arbitre de dernier niveau lorsqu’il a rendu la décision définitive.

[36] La procédure applicable aux griefs confère aux parties le droit d’être entendues, le droit d’obtenir une décision d’un arbitre impartial, le droit d’obtenir une décision de la personne qui a entendu le grief, et le droit de connaître les motifs de la décision. Le demandeur a été en mesure de présenter des observations écrites et des observations en réponse aux deux niveaux de la procédure. Les arbitres des deux niveaux lui ont fourni des motifs justifiables, intelligibles et transparents.

[37] Le demandeur soutient que les deux arbitres étaient partiaux, mais il n’a présenté aucun élément de preuve pour étayer cette allégation. Il était légitime et nécessaire que les arbitres fassent référence au grief précédent lorsqu’ils ont examiné la question de savoir s’il avait déjà été disposé de l’objet du grief à la lumière de la question préliminaire de la qualité pour agir. Rien non plus dans la preuve ne permet de conclure que des documents n’ont pas été pris en compte.

[38] Je suis d’avis que le demandeur a bénéficié de l’équité procédurale. Le demandeur a eu l’occasion de se prononcer pleinement sur la question de la qualité pour agir à cet égard à deux reprises, devant quatre arbitres différents et deux défendeurs différents, sur une période de trois ans.

[39] Le défendeur sollicite des dépens de 1 500,00 $. Le demandeur soutient qu’il serait déraisonnable d’adjuger des dépens à son encontre parce qu’il sollicite le contrôle judiciaire d’une procédure applicable aux griefs qui, selon lui, est inéquitable. Compte tenu des faits de la présente affaire, je conclus que des dépens d’un montant minimal de 500,00 $ devraient être adjugés au défendeur.


JUGEMENT dans le dossier T‑801‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Les dépens, fixés à 500,00 $, sont adjugés au défendeur.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

T‑801‑21

 

INTITULÉ :

ADRIEN POIRON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

le 4 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Adrien Poiron

pour le demandeur

 

Joel Stelpstra

Marylise Soporan

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adrien Poiron

Nanaimo (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

 

 

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