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Date : 20211105


Dossier : IMM‑1299‑21

Référence : 2021 CF 1184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 novembre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ONYINYECHI JOSEPHINE EGEMBA ET

MICHELLE CHISOMBILI OKWULEHIE MICHAEL

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a conclu que les défenderesses avaient qualité de réfugié au sens de la Convention et ne disposaient pas d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable au Nigéria. Ayant tiré cette conclusion, la SAR a accueilli l’appel interjeté à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), qui avait conclu que les défenderesses disposaient de PRI viables.

II. Le contexte

[2] Onyinyechi Josephine Egemba (la défenderesse principale) est une citoyenne du Nigéria qui est arrivée au Canada en mars 2018 avec sa fille mineure (collectivement, les défenderesses). À leur arrivée, les défenderesses ont demandé l’asile au motif qu’elles cherchaient à échapper aux mauvais traitements du partenaire de la défenderesse principale. La défenderesse principale avait entamé une relation avec son partenaire vers la fin de 2012 et, vers la fin de 2014, ce dernier a commencé à lui infliger des sévices (physiques, émotionnels et sexuels). Elle est tombée enceinte de son partenaire et a donné naissance à sa fille (la défenderesse mineure) en 2015. La mère du partenaire de la défenderesse principale voulait faire subir une excision à la fillette.

[3] La défenderesse principale a essayé de quitter son partenaire en 2017 et a déménagé dans une autre ville du Nigéria. Son partenaire l’a retrouvée et a exigé qu’elle revienne à la maison, sinon il ferait en sorte qu’elle soit accusée d’avoir enlevé leur fille. Elle est retournée auprès de lui, et il lui a fait subir davantage de violence et l’a menacée d’autres sévices si elle le quittait. Les défenderesses ont obtenu des visas américains en août 2017 et se sont rendues aux États‑Unis en décembre 2017. Elles allèguent que le partenaire de la défenderesse principale s’est présenté chez la sœur de cette dernière en décembre 2017 pour les retrouver. En mars 2018, elles ont appris qu’il se rendrait aux États‑Unis pour les retrouver. Les défenderesses sont arrivées au Canada ce même mois et ont été mises en détention parce qu’elles sont entrées au pays de façon non autorisée. Elles ont alors demandé l’asile au motif qu’elles craignaient le partenaire de la défenderesse principale et sa famille.

[4] La SPR a rejeté les demandes d’asile des défenderesses (alors demandeures), car elle jugeait que ces dernières disposaient d’une PRI sécuritaire et raisonnable au Nigéria, soit à Lagos ou à Ibadan. La SAR a accueilli l’appel des défenderesses et a substitué à la décision attaquée sa propre décision selon laquelle elles ont qualité de réfugié au sens de la Convention et ne disposent pas d’une PRI viable.

III. La question en litige

[5] La question en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

IV. La norme de contrôle

[6] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

V. Analyse

[7] Le critère servant à établir l’existence d’une PRI viable est bien établi, et il a été énoncé dans les arrêts Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) et Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA). Ce critère à deux volets, dont les deux volets doivent être remplis, est le suivant :

  • « [...] La Commission doit être convaincue selon la prépondérance des probabilités que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge. »

  • De plus, la situation dans la partie du pays où l’on juge qu’il existe une PRI doit être telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, de s’y réfugier.

[8] La SAR fait remarquer à bon droit qu’après que la CISR propose un endroit particulier comme PRI, il incombe aux défenderesses (alors appelantes) de démontrer que cet endroit ne constitue pas une PRI sécuritaire et raisonnable. Si elles y parviennent, il incombe ensuite au demandeur (alors intimé) de réfuter cet argument.

[9] En l’espèce, la SAR a conclu que le deuxième volet du critère n’avait pas été rempli et qu’il n’était donc pas nécessaire d’examiner le premier volet. Selon le deuxième volet du critère, après avoir proposé des villes qui peuvent constituer une PRI, la SAR doit se demander si les défenderesses ont établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait déraisonnable de déménager à cet endroit. La barre a été placée très haute pour ce qui est de déterminer ce qui constitue une PRI déraisonnable : il faut démontrer concrètement que la vie et la sécurité du demandeur d’asile seraient mises en péril s’il devait se rendre dans la région proposée comme PRI ou s’y installer (Flores Argote c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 128).

[10] Le demandeur a fait valoir que la SAR a inversé le fardeau concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI pour ce qui est de démontrer qu’il serait déraisonnable de déménager dans une ville où il existe une PRI. Les défenderesses reconnaissent qu’il incombe aux réfugiés d’établir que l’endroit proposé comme PRI n’est pas raisonnable, mais elles soutiennent que ce fardeau n’empêche pas le tribunal de tenir compte des conditions dans le pays. Elles prétendent que la SAR a apprécié de manière raisonnable les éléments de preuve présentés pour démontrer qu’elles avaient rempli ce deuxième volet du critère relatif à la PRI, et que la SAR n’a pas comblé des lacunes mais a plutôt tiré des inférences raisonnables. Plus précisément, la SAR a pris en considération un rapport sur l’état de santé psychologique de la défenderesse principale et y a accordé plus de poids que la SPR. Compte tenu de ce rapport, la SAR a conclu que le deuxième volet du critère avait été rempli et elle a ensuite pris en considération les conditions dans le pays ainsi que le cartable national de documentation. Les défenderesses affirment que la conclusion de la SAR selon laquelle elles ne disposaient d’aucune PRI viable était raisonnable.

[11] Toutefois, après avoir examiné la décision de la SAR au regard de la norme de la décision raisonnable, je conclus qu’elle est déraisonnable. Le facteur déterminant dans le cadre du contrôle judiciaire est que la SAR a fondé sa décision presque exclusivement sur des éléments de preuve objectifs sur les conditions dans le pays, sans s’intéresser suffisamment à la situation personnelle subjective des défenderesses. Son examen limité de la situation subjective des défenderesses se résumait à l’admission d’un rapport d’évaluation psychologique faisant état des troubles de la défenderesse principale. La SAR s’est appuyée sur ce rapport, ainsi que sur des documents sur les conditions générales dans le pays, pour conclure que les PRI étaient déraisonnables en raison du caractère inadéquat des services de santé mentale offerts au Nigéria et des difficultés auxquelles sont confrontées les femmes célibataires dans ce pays.

[12] La SAR n’a pas procédé à une analyse particulière de la disponibilité des traitements pour la défenderesse principale dans les villes proposées comme PRI; elle a plutôt uniquement effectué une analyse plus générale des ressources en santé mentale offertes au Nigéria. En l’espèce, le rapport ne faisait pas suffisamment mention des traitements précis dont avait besoin la défenderesse principale. La SAR ne s’est attardée qu’aux conditions générales dans le pays et n’a fait que des déclarations générales, sans examiner les villes proposées comme PRI ou les précisions fournies quant aux besoins particuliers de la défenderesse principale. Il convient de souligner que les défenderesses (alors demandeures) n’ont déposé aucun élément de preuve concernant la disponibilité des services de santé mentale dans les deux villes proposées comme PRI. Par exemple, au paragraphe 27 de sa décision, la SAR a fait remarquer que des documents signalent que « seuls les riches ont accès aux services [...] en matière de santé mentale au Nigéria » et a déclaré que la SPR ne disposait « d’aucun élément de preuve qui laissait entendre que [la défenderesse] est riche ». La SAR s’est ensuite appuyée sur ces éléments pour conclure que les villes proposées comme PRI n’étaient pas raisonnables. Selon la SAR, la position des défenderesses (alors demandeures) doit être compatible avec les conditions générales dans le pays. La preuve présentée pour remplir le deuxième volet du critère et démontrer la situation actuelle des défenderesses (alors demandeures) n’était pas suffisante. La défenderesse principale (alors demandeure) devait s’acquitter du fardeau – qui est lourd – de prouver que sa situation était telle qu’il serait objectivement déraisonnable qu’elle déménage dans l’une des villes proposées comme PRI. La conclusion de la SAR est déraisonnable.

[13] De même, la SAR a conclu que les femmes célibataires se heurtent généralement à de la discrimination et à des difficultés importantes dans la recherche d’un emploi et d’un logement au Nigéria, notamment dans les endroits proposés comme PRI. La SAR a ensuite reconnu que la défenderesse principale (alors demandeure) a un diplôme universitaire et a de l’expérience professionnelle, mais elle s’est plutôt appuyée sur les éléments de preuve objectifs selon lesquels les femmes célibataires avec un enfant qui ne bénéficient pas du soutien d’un homme se heurtent généralement à des difficultés. La défenderesse principale (alors demandeure) n’a déposé aucun élément de preuve pour démontrer qu’elle serait incapable de trouver un emploi ou un logement dans les villes proposées comme PRI. Hormis les éléments de preuve indiquant qu’elle a trois sœurs et que ses parents sont décédés, la défenderesse principale (alors demandeure) n’a présenté aucun élément de preuve concernant le soutien familial dont elle bénéficierait. Devant cette absence de preuve, la SAR a ensuite conclu de façon déraisonnable qu’elle n’aurait certainement accès à aucun soutien et que ses sœurs n’auraient pas les moyens de l’aider à trouver un logement ou un emploi. Il convient de souligner de nouveau qu’il incombait à la défenderesse principale (alors demandeure) de présenter des éléments de preuve; en l’espèce, la défenderesse principale devait déposer des éléments de preuve concernant sa situation de famille pour démontrer qu’elle ne bénéficiait pas du soutien de sa famille et qu’elle serait incapable de trouver un emploi et un logement. Il incombait aux défenderesses (alors demandeures) de prouver qu’il ne serait pas raisonnable qu’elles déménagent dans les villes proposées comme PRI. Pour s’acquitter de ce fardeau, elles devaient déposer des éléments de preuve qui démontrent pourquoi leur déménagement dans les villes proposées comme PRI ne serait pas raisonnable compte tenu de la situation personnelle de la défenderesse principale (alors demandeure). Ces éléments de preuve personnels subjectifs peuvent ensuite être étayés par les conditions générales dans le pays. Ce n’est pas ce qui s’est produit dans la présente affaire et, par conséquent, la décision de la SAR était déraisonnable.

[14] Il est bien établi que lorsque la Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire, son rôle n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur. Cependant, il appartient à juste titre à la Cour de conclure que la SAR a tiré des inférences déraisonnables sur la situation particulière des défenderesses à partir des conditions générales dans le pays, alors qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve subjectifs montrant que les défenderesses tout particulièrement se retrouveraient dans une situation difficile. De plus, la SAR a analysé les conditions générales au Nigéria plutôt que d’examiner adéquatement le deuxième volet du critère — à savoir s’il était objectivement raisonnable pour les défenderesses de déménager dans les villes proposées comme PRI, ce qui était la conclusion de la SPR. Ce faisant, la SAR a inversé le fardeau concernant le deuxième volet du critère relatif à la PRI et a commis une erreur en ne fondant pas sa décision sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle qui est justifiée au regard des faits et du droit (Vavilov, au para 85).

[15] Pour cette raison, j’estime que la décision de la SAR est déraisonnable et j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire. J’ordonnerai que la présente affaire soit renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision et qu’on accorde aux parties la possibilité de présenter des observations supplémentaires si elles le souhaitent, conformément aux directives de la SAR.

[16] Puisqu’il s’agit d’une question déterminante, il ne m’est pas nécessaire d’examiner d’autres questions.

[17] Les parties n’ont pas présenté de question à certifier.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1299‑21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1299‑21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE l’IMMIGRATION c ONYINYECHI JOSEPHINE EGEMBA ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Robert L. Gibson

 

Pour le demandeur

Massood Joomratty

 

Pour les défenderesses

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le demandeur

M. Joomratty Law Group

Avocats

Surrey (Colombie‑Britannique)

Pour les défenderesses

 

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