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Date : 20211109


Dossier : IMM-1326-20

Référence : 2021 CF 1206

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

A. B.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse est une citoyenne de Saint-Vincent-et-les-Grenadines (Saint-Vincent). Elle est arrivée au Canada en 2001, à l’âge de 19 ans, après avoir fui son pays pour échapper aux abus physiques, psychologiques et sexuels de son père. Depuis, elle a exercé différents recours en matière d’immigration afin de rester au Canada, mais toutes ses demandes ont été rejetées.

[2] Tout récemment, la demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), qui a été rejetée. Elle a ensuite retenu les services d’un nouvel avocat et demandé le réexamen de l’ERAR, estimant que ses deux représentants précédents – un consultant en immigration et un avocat – étaient incompétents. La demande de réexamen a été rejetée le 19 février 2020, et la demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[3] Compte tenu de la nature de la demande d’A. B. et des éléments de preuve indiquant qu’elle pourrait revivre un traumatisme si les détails de sa demande étaient rendus publics, le juge James Russell avait ordonné que le dossier soit anonymisé. C’est pour cette raison que le nom de la demanderesse a été remplacé par ses initiales dans l’intitulé.

[4] Pour les motifs ci-après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[5] La demanderesse affirme que son père, un alcoolique, l’a agressée sexuellement en plus de lui infliger des sévices psychologiques et physiques quand elle était enfant, puis adolescente. Elle n’a jamais parlé de ces violences à qui que ce soit parce qu’il l’avait menacée de la tuer si elle le faisait. En vieillissant, elle a commencé à tenir tête à son père, mais il la maltraitait alors et les violences sexuelles ont continué. Elle a fini par se confier à sa mère. Cette dernière a confronté le père, mais il a menacé de les tuer toutes les deux. La demanderesse s’est alors adressée à la police, qui n’a pas admis sa plainte.

[6] La demanderesse et sa mère se sont ensuite cachées, mais le père les a cherchées et une personne a dit à la demanderesse qu’il avait affirmé qu’il la retrouverait [traduction] « morte ou vive ». En 2001, la mère a emprunté de l’argent et envoyé sa fille au Canada. Cette dernière a dit qu’elle comptait sur une tante qui habitait ici pour qu’elle l’aide à trouver un moyen de rester, mais sa demande de visa étudiant et sa demande de résidence permanente pour des motifs humanitaires ont toutes deux été rejetées. On lui a dit que si elle épousait un Canadien, elle obtiendrait le statut de résidente permanente, mais elle n’était pas prête à aller jusque-là.

[7] Au bout du compte, elle a fait une demande d’asile sur les conseils d’un consultant en immigration qui l’a par la suite représentée lors de l’audience relative à cette demande. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile pour les motifs suivants :

  1. le retard de la demanderesse à présenter sa demande d’asile faisait échec à sa prétention qu’elle craignait d’être persécutée si elle retournait à Saint-Vincent;
  2. la demanderesse a été jugée comme étant non crédible en partie parce qu’elle n’avait pas fourni d’éléments de preuve corroborants provenant de sa sœur qui, selon la demanderesse, avait aussi été victime des violences du père et de leur mère;
  3. elle n’avait jamais consulté de psychologue ni demandé d’aide pour surmonter les épreuves subies jusqu’à ce qu’elle fasse sa demande d’asile;
  4. elle n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État à Saint‐Vincent.

[8] Lors de l’audience sur la demande d’asile, la SPR a fait remarquer que la demanderesse était âgée de 36 ans, qu’elle n’avait pas vu sa famille depuis 16 ans et que rien ne l’obligerait à vivre avec son père ni à autrement le revoir si elle retournait à Saint-Vincent. Compte tenu de tout ce qui précède, la SPR a rejeté sa demande d’asile.

[9] La demanderesse a retenu les services d’un avocat pour demander l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, mais cette autorisation lui a été refusée par la Cour le 17 septembre 2018.

[10] La demanderesse a ensuite déposé une demande d’ERAR, et son ancien consultant en immigration l’a représentée durant le processus. Pour étayer la prétention de sa cliente selon laquelle elle risquait d’être victime de persécution à Saint-Vincent, le consultant en immigration a produit des lettres de sa mère et de sa tante qui habite au Canada, ainsi qu’une évaluation psychologique. Il a également déposé des documents sur la situation à Saint-Vincent, sur l’ampleur du problème des violences sexuelles dans le pays et sur l’incapacité des autorités à protéger adéquatement les victimes.

[11] L’agent d’ERAR (l’agent) a refusé d’examiner des éléments de preuve antérieurs à la décision de la SPR parce que la demanderesse n’avait pas expliqué pourquoi elle ne les avait pas remis au tribunal. Il a souligné que les risques allégués par la demanderesse dans sa demande d’ERAR étaient les mêmes que ceux examinés, puis rejetés par la SPR, et que son analyse visait à déterminer si la demanderesse avait établi l’existence de risques qui n’avaient pas déjà été examinés.

[12] L’agent a écarté les lettres de la tante et de la mère de la demanderesse, car elles ne contenaient pas de nouveaux éléments de preuve démontrant que cette dernière serait exposée à un risque nouveau, ni suffisamment de détails sur les dernières menaces proférées par son père à son endroit. Ces lettres n’expliquaient pas non plus pourquoi ce dernier voudrait encore lui faire du mal, plus de 18 ans après qu’elle a quitté Saint-Vincent. L’agent a indiqué que la demanderesse n’avait fait aucune déclaration sous serment pour étayer la crainte que lui inspirait son père.

[13] En ce qui concerne l’élément de preuve provenant du psychologue, l’agent a fait remarquer que la demanderesse avait obtenu les évaluations en question dans le cadre des procédures d’immigration antérieures et actuelles et que rien ne démontrait qu’elle avait continué les traitements ou les séances de consultation. L’agent n’a pas tenu compte des risques associés à la santé mentale de la demanderesse, parce que le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L C 2001, c I-9, dispose que les risques associés à l’« incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » ne doivent pas être pris en considération dans l’analyse.

[14] Dans une décision datée du 20 décembre 2019, l’agent a rejeté la demande d’ERAR parce que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle risquait d’être exposée, dans son pays natal, à un risque de persécution autre que celui déjà évalué par la SPR.

[15] La demanderesse a retenu les services d’un nouvel avocat et a présenté une demande de réexamen de la décision relative à l’ERAR le 14 février 2020 (la demande de réexamen). Certains aspects de cette demande seront abordés plus loin. À ce stade-ci, il suffira de noter que la demande de réexamen était fondée sur l’incompétence alléguée du consultant en immigration et de l’avocat qui avaient auparavant représenté la demanderesse.

[16] Dans la demande de réexamen, le nouvel avocat de la demanderesse (qui la représente dans la procédure actuelle) a indiqué qu’il avait informé les anciens consultant en immigration et avocat des allégations de sa cliente, et qu’il leur avait demandé de répondre dans les dix jours. Malgré tout, le 19 février 2020, l’agent a rejeté la demande de réexamen, sans tenir compte des réponses des anciens représentants de la demanderesse.

[17] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[18] En l’espèce, la question en litige est de savoir si la décision de l’agent à l’égard de la demande de réexamen était raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Hussein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 44 [Hussein]).

[19] En résumé, conformément au cadre établi dans l’arrêt Vavilov relativement au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 2 [Postes Canada]). Il incombe donc à la demanderesse de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience qu’elle invoque [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans Postes Canada, au para 33).

[20] Des questions ont été soulevées relativement aux éléments de preuve sur lesquels les deux parties souhaitaient s’appuyer à l’audience, mais au regard de l’analyse qui suit, il n’y a pas lieu de se pencher sur ces questions.

IV. Analyse

A. Cadre juridique

[21] La jurisprudence confirme que les agents d’immigration ont la liberté d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer leurs décisions à la lumière d’un nouvel élément de preuve ou d’une nouvelle observation (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Gurumoorthi Kurukkal, 2010 CAF 230 au para 5; Hussein, aux para 52 et 53). Il s’agit d’une approche en deux étapes : dans un premier temps, l’agent doit chercher à savoir s’il y a lieu de « rouvrir le dossier »; et dans un deuxième temps, s’il décide de permettre le réexamen, il procède à un examen réel de la décision sur le fond (Hussein, au para 55; Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1202 au para 12 [Gill]).

[22] Il n’existe aucune obligation générale d’examiner à nouveau une décision. Il revient au demandeur de démontrer qu’un tel réexamen est justifié dans l’intérêt de la justice et en raison de circonstances exceptionnelles (Hussein, au para 57, citant Ghaddar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 727 au para 19 [Ghaddar]).

[23] La décision en l’espèce montre clairement que l’agent savait qu’il pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire de réexaminer la demande d’ERAR initiale. Les parties ne s’entendent toutefois pas sur la question de savoir si le rejet de la demande est survenu à la première ou à la deuxième étape.

B. Observations des parties

[24] Les défendeurs renvoient à la déclaration suivante faite par l’agent au deuxième paragraphe de la lettre de décision : [traduction] « Après analyse, j’ai exercé mon pouvoir discrétionnaire de ne pas donner suite à votre demande de réexamen ». Les défendeurs soutiennent qu’il s’agit là d’une indication claire que l’agent a rejeté la demande à la première étape.

[25] Les défendeurs font état du large pouvoir discrétionnaire dont jouit un agent en ce qui a trait à la question de savoir s’il faut rouvrir le dossier, et soutiennent que l’agent, en l’espèce, n’avait pas à procéder à un examen ni à une pondération complets des éléments de preuve en citant ainsi la décision Pierre Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 523 aux para 28 et 29. Les défendeurs affirment que l’argument de la demanderesse voulant que les motifs de la décision soient inadéquats vient donner du poids à leur propre argument, à savoir que l’agent n’a pas entrepris la deuxième étape de l’analyse. Les défendeurs affirment que la critique de la demanderesse n’est pas fondée, puisque l’agent n’était pas tenu d’expliquer en détail le rejet de la demande et qu’il aurait en outre commis une erreur s’il avait examiné la preuve en profondeur à la première étape de l’analyse.

[26] La demanderesse avance que c’est toute la décision qui devrait être réexaminée. Sa demande de réexamen était fondée sur l’incompétence alléguée de ses anciens représentants. Ses observations sur ce point concernent principalement le fait que ces derniers ne lui avaient pas expliqué qu’elle devait produire des éléments de preuve détaillés, ni l’importance d’obtenir de membres de sa famille une preuve corroborante des violences que lui faisait subir son père. Elle a également souligné qu’ils avaient omis de lui dire qu’elle devait établir pourquoi elle n’avait fourni aucun élément de preuve en lien avec la demande d’ERAR plus tôt durant le processus d’immigration. Enfin, elle soutient que le consultant en immigration était en situation de conflit d’intérêts, étant donné son incapacité à bien la représenter lors de l’instance devant la SPR. Elle ajoute qu’elle aurait dû être informée de ce conflit d’intérêts avant que le consultant ne la représente dans le cadre de la demande d’ERAR.

[27] Dans ce contexte, la demanderesse renvoie au passage suivant de la lettre de refus :

[traduction]

Votre avocat actuel indique que l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que vous présentiez ces documents avec votre demande d’ERAR en raison des lacunes de votre ancien avocat. Il convient de souligner que vous étiez représentée par le même cabinet lors de votre audience devant la SPR en mai 2018, puis dans le cadre de l’instance en contestation de la décision défavorable rendue par la SPR en août 2018, et lorsque vous avez déposé votre demande d’ERAR en décembre 2019. Il est raisonnable de penser que, si vous n’aviez pas été satisfaite du travail de votre premier avocat, vous auriez exercé votre droit de retenir les services d’un autre avant de soumettre votre demande d’ERAR. Quoi qu’il en soit, il convient aussi de rappeler que selon les instructions du formulaire, vous deviez énumérer les documents que vous comptiez présenter et qui devaient clairement servir d’éléments de preuve à l’appui de votre demande. Vous avez apposé votre signature sur le formulaire, et vous avez ainsi attesté avoir lu et compris le contenu de ce dernier. De plus, vous aviez soumis des documents à l’appui lors de votre demande d’asile et de votre demande d’ERAR. La preuve documentaire présentée en lien avec ces deux demandes démontre que vous saviez qu’il était possible de soumettre tout document susceptible de servir de preuve à l’appui dans vos procédures d’immigration. Par conséquent, la décision initiale de rejeter la demande d’ERAR est maintenue.

[28] La demanderesse fait valoir que le passage précité montre que l’agent a examiné la preuve en profondeur, et que, selon ce qui a déjà été jugé, il est passé de ce fait à la deuxième étape de l’analyse (citant Gill, au para 14). Elle ajoute que cette décision est déraisonnable parce que l’agent ne s’est pas penché sur le fond de sa demande de réexamen, à savoir les conséquences de la représentation incompétente de ses anciens consultant en immigration et avocat.

C. Analyse

[29] Le moins que l’on puisse dire est que la décision de l’agent est quelque peu déroutante. J’ai examiné les observations des parties et le dossier en détail, et je ne suis pas convaincu que l’agent soit passé à la deuxième étape de l’analyse.

[30] Il est bon de répéter que les deux étapes de cette analyse mettent en jeu des considérations différentes; c’est-à-dire qu’elles consistent à : (i) chercher à savoir s’il faut permettre un réexamen – « rouvrir le dossier » – dans l’intérêt de la justice ou en raison de circonstances exceptionnelles; (ii) procéder à un réexamen réel de la décision sous-jacente, soit le rejet de la demande d’ERAR. Rien n’indique, dans le passage de la décision sur lequel s’appuie la demanderesse, que la preuve –concernant les risques auxquels elle serait exposée –ait été examinée. L’extrait explique plutôt pourquoi l’agent a refusé de rouvrir le dossier. La présente affaire est donc différente de la situation décrite dans la décision Gill, où l’agent avait examiné la preuve au fond, puis demandé des précisions au demandeur (au para 14).

[31] Un agent devra inévitablement examiner les motifs avancés pour justifier la réouverture d’une décision, ce qui suppose de tenir compte dans une certaine mesure des observations du demandeur sur la question de savoir pourquoi il est dans l’intérêt de la justice ou nécessaire dans les circonstances de revoir la décision initiale. En l’espèce, l’analyse de l’agent porte exclusivement sur les motifs avancés par la demanderesse pour justifier le réexamen de la décision relative à l’ERAR. Il n’est pas fait mention de nouveaux éléments de preuve quant aux risques auxquels elle serait exposée, et c’est là l’indice le plus clair que l’agent n’est pas passé à la deuxième étape de l’analyse.

[32] Cependant, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que les motifs fournis par l’agent pour expliquer son refus de rouvrir le dossier ne répondent pas à ce qu’exige la norme de la décision raisonnable. Selon l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (au para 85). J’estime que la décision rendue par l’agent en l’espèce ne répond pas à cette norme, pour plusieurs raisons.

[33] Tout d’abord, il est important de tenir compte du contexte de la décision. En l’espèce, la décision à réexaminer est celle rendue à l’issue d’un ERAR, un examen qui porte sur les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il retournait dans son pays, et qui par conséquent touche au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne protégé par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 (la Charte) (B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 au para 75). Aucune violation de l’article 7 n’est alléguée en l’espèce, mais je le mentionne simplement pour souligner la nature des intérêts en cause dans la décision.

[34] Cet aspect a une incidence sur ce qui est exigé d’un décideur dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme on le précise dans Vavilov : « Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (au para 133).

[35] Ensuite, il est important d’évaluer la décision à la lumière de la trame factuelle présentée au décideur. Le nœud de la question dont était saisi l’agent était de savoir si l’intérêt de la justice ou des circonstances exceptionnelles justifiaient un réexamen de la décision relative à l’ERAR. Cette dernière était fondée sur plusieurs facteurs, notamment les conclusions de la SPR à l’égard de la crédibilité des prétentions de la demanderesse selon lesquelles elle craignait son père; l’absence de témoignages corroborants sous serment; et l’incapacité de la demanderesse de démontrer qu’elle ne pourrait pas obtenir la protection de l’État à Saint-Vincent.

[36] Dans sa demande de réexamen, la demanderesse a contesté toutes les conclusions susmentionnées, en soulignant l’incompétence de son ancien avocat et du consultant en immigration, de même qu’en invoquant la preuve qui n’avait pas été examinée et qui corroborait selon elle sa prétention de risque de persécution et le fait qu’elle ne pourrait pas obtenir la protection de l’État.

[37] Le refus de l’agent de rouvrir le dossier est expliqué dans le passage cité plus haut, qui contient deux conclusions importantes :

  1. il était raisonnable de penser que, si la demanderesse n’avait pas été satisfaite du travail de son premier avocat, elle aurait exercé son droit de retenir les services d’un autre;
  2. la demanderesse devait savoir qu’il lui fallait soumettre des documents pour appuyer sa demande, puisque le formulaire de demande d’ERAR qu’elle avait signé indiquait clairement la nécessité de produire des documents, et qu’elle en avait déjà fourni à l’appui de ses demandes d’immigration précédentes.

[38] À l’issue de son analyse, l’agent a rejeté la prétention de la demanderesse selon laquelle elle dépendait entièrement du consultant en immigration et de son ancien avocat. Essentiellement, l’agent a affirmé que la demanderesse connaissait les exigences, et qu’elle ne pouvait se plaindre en disant qu’elle ne les avait pas respectées à cause d’une représentation inadéquate, d’autant qu’elle n’avait remplacé ses représentants que tardivement durant le processus.

[39] Les motifs de l’agent sont problématiques pour différentes raisons. La vulnérabilité de la demanderesse est étayée par l’exposé circonstancié de cette dernière et par le diagnostic de syndrome de stress post-traumatique complexe établi par son psychologue et soumis en preuve. Malgré les questions soulevées par la SPR et l’agent quant aux moments où avaient été déposés les rapports du psychologue, rien ne permet de remettre en cause ce diagnostic. Il importait en outre de tenir compte de la vulnérabilité de la demanderesse dans l’évaluation du fondement de sa demande de réexamen.

[40] L’affirmation selon laquelle il était raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse recoure aux services d’autres représentants si elle était insatisfaite de ceux qu’elle avait auparavant ne tient pas compte de la preuve qu’elle a présentée et des observations qu’elle a faites. Elle a affirmé qu’elle n’était pas au courant du problème d’incompétence jusqu’à ce qu’elle fasse appel à un nouvel avocat et, compte tenu de son état de vulnérabilité et du fait qu’il était déraisonnable de s’attendre à ce qu’elle comprenne les complexités des règles de preuve ou de procédure applicables aux décisions relatives à l’ERAR, la conclusion est déraisonnable. Elle est par ailleurs fondée sur une erreur de fait : l’agent a soutenu que la demanderesse était représentée par le même cabinet lors de l’audience devant la SPR et de celle sur l’ERAR, mais cela est inexact. Cette erreur, même si elle n’est pas fatale, vient affaiblir l’analyse de l’agent sur ce point.

[41] Qui plus est, le raisonnement de l’agent concernant ce que la demanderesse savait et ce qu’indiquaient les formulaires va à l’encontre des raisons pour lesquelles un demandeur fait appel à des professionnels, en plus de faire reposer le fardeau sur celui-ci plutôt que sur les personnes dont il a justement retenu les services pour s’occuper de son dossier (voir Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092 au para 29).

[42] La demande de réexamen de la demanderesse s’appuyait sur une explication détaillée et approfondie des répercussions négatives, sur son dossier, de l’incompétence alléguée de ses représentants. Il y était précisé que ces représentants avaient omis, d’une part, d’informer leur cliente de la nature des éléments de preuve qu’elle devait produire (c.-à-d. des déclarations sous serment, datées et détaillées) et, d’autre part, d’expliquer pourquoi les éléments de preuve n’avaient pas été fournis plus tôt compte tenu des exigences législatives applicables à la production de nouveaux éléments de preuve dans le cadre de la procédure d’ERAR. Normalement, on ne s’attendrait pas à ce qu’une personne sans formation juridique comprenne ces questions, en particulier une personne vulnérable comme l’était la demanderesse.

[43] Enfin, l’agent n’est pas parvenu à démontrer, grâce à un raisonnement logique, le poids qu’il a accordé à l’intérêt de la justice dans l’analyse de la demande de réexamen. La demanderesse a présenté, en temps opportun, sa demande de réexamen de la décision défavorable rendue à l’issue de l’ERAR, en l’étayant par des éléments de preuve qui ont soulevé des questions au sujet de sa vulnérabilité. Ses allégations de représentation incompétente étaient elles aussi étayées par des observations détaillées et approfondies, fondées sur des éléments de preuve et des arguments qui touchaient au cœur de la décision défavorable rendue précédemment. À mon avis, l’explication donnée par l’agent pour justifier son refus de rouvrir le dossier est dépourvue des attributs d’intelligibilité et de justification, étant donné la nature des documents fournis par la demanderesse dans le contexte particulier de l’espèce.

[44] Je m’empresse d’ajouter que la nécessité de justifier les motifs pour lesquels la demande de réexamen a été rejetée ne se trouve pas au sommet de l’échelle, et dépend en grande partie des circonstances réelles de l’affaire et de la nature de la demande. À titre d’exemple, un agent n’est pas tenu d’expliquer en détail son refus de réexaminer une demande de visa ou une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, si le demandeur soumet une demande de réexamen superficielle qui n’est pas étayée par des observations détaillées et convaincantes (voir Ghaddar, au para 18).

V. Conclusion

[45] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un agent différent pour qu’il statue à nouveau sur elle.

[46] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1326-20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un agent différent pour qu’il statue à nouveau sur elle.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1326-20

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 OCTOBRE 2021

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 9 NOVEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Raphael Vagliano

POUR LA DEMANDERESSE

Alex Kam

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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