Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050131

Dossier : IMM-9476-03

Référence : 2005 CF 144

Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

                                                    PRECIOUS UWA ENABOIFOH

                                                                                                                                       demanderesse

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Mme Enaboifoh est une Nigériane qui est venue au Canada en mars 2000 et qui a demandé l'asile. Sa demande a été rejetée en novembre 2000. En juillet 2001, elle a demandé la résidence permanente en invoquant des motifs d'ordre humanitaire (la demande CH) et elle était parrainée par son époux, un résident permanent. Le couple a eu un enfant en juin 2002[1] et ils se sont mariés en avril 2003.

[2]                La demande CH de Mme Enaboifoh était fondée sur sa relation avec son époux, son installation au Canada, notamment son emploi permanent, et les difficultés auxquelles elle ferait face pour se trouver un emploi au Nigéria. L'avocate de la demanderesse a fourni d'autres renseignements au défendeur en avril 2003 concernant la naissance de l'enfant et le mariage.

[3]                En juin 2003, une demande d'évaluation des risques avant renvoi a été refusée et Mme Enaboifoh a fait l'objet d'une mesure de renvoi. Toutefois, par la suite, un sursis a été accordé sur consentement. Dans sa demande de sursis, la demanderesse a principalement invoqué l'accident de voiture de son mari en janvier 2003 et le fait que son mari et son enfant avaient besoin de sa présence.

[4]                L'agente chargé d'examiner la demande CH a rendu sa décision le 20 novembre 2003. Elle a conclu que la preuve n'établissait pas que la demanderesse subirait des difficultés indues, excessives et injustifiées si elle devait demander sa résidence permanente normalement, à savoir de l'extérieur du Canada. Son père et sa mère sont décédés, mais sa grand-mère, avec qui elle vivait avant de venir au Canada, vit toujours au Nigéria. L'agente a dit que la demanderesse pourrait emmener l'enfant si elle retournait au Nigéria et qu'elle pourrait déposer sa demande de résidence permanente depuis le Nigéria en étant parrainée par son mari. Dans sa décision, l'agente a dit, notamment :


[TRADUCTION]

[...] Je ne suis pas convaincue que la séparation d'avec son époux et son fils, si elle décide qu'il ne l'accompagnera pas, et que le fait de laisser son emploi et son travail au sein de la communauté pendant qu'elle demande sa résidence permanente à partir du Nigéria entraînera des difficultés indues, injustifiées et excessives.

[5]                Les parties ne s'entendent pas sur la question de savoir quels étaient les renseignements dont disposait l'agente quand elle a pris sa décision. L'agente a mentionné que la demanderesse avait dit, en juin 2003, que son époux se remettait d'un accident de voiture, mais dans ses motifs, l'agente dit qu'elle n'a reçu aucun autre document concernant les répercussions de l'accident et que les lettres plus récentes de la demanderesse n'en faisaient pas mention. La demanderesse conteste cette affirmation et elle prétend que l'agente a été mise au courant des répercussions de l'accident, notamment la nécessité, pour le mari, de subir des traitements et la perte de revenus qui s'en est suivie.

[6]                La demanderesse a signé un affidavit en l'espèce auquel sont annexés un grand nombre de documents concernant les traitements suivis par son mari après l'accident et les répercussions de ces traitements sur ses revenus. Elle dit que ces renseignements ont été communiqués à l'agente avant que cette dernière ne prenne sa décision. Aucun de ces documents ne figure dans le dossier certifié du tribunal et le défendeur s'oppose à ce que ces documents soient produits en preuve au motif que l'agente n'en était pas saisie quand elle a pris sa décision.

[7]                Il n'y a aucune preuve au dossier indiquant que l'agente ait reçu des observations de la demanderesse ou de ses représentants concernant les répercussions d'une décision CH défavorable sur l'enfant de la demanderesse. La demanderesse conteste également cette affirmation. Pendant la période prolongée au cours de laquelle la demande a été examinée, la demanderesse a été représentée à divers moments par trois avocats spécialisés en immigration et un consultant en immigration, en sus de son avocate actuelle. Apparemment, aucune observation au dossier provenant de ces représentants ne mentionne l'intérêt supérieur de l'enfant, sauf pour aviser le défendeur de sa naissance. Toutefois, la demanderesse soutient que l'agente avait été mise au courant de ses préoccupations concernant le fait que son mari ne pourrait pas prendre soin de l'enfant si elle devait retourner au Nigéria.

LA QUESTION EN LITIGE

[8]                L'agente qui a examiné la demande CH a-t-elle tenu compte de l'intérêt supérieur de l'enfant?

ANALYSE


[9]                La norme de contrôle de la décision d'un agent d'immigration en rapport avec une demande CH est la décision raisonnable simpliciter : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. La décision doit être étayée par des motifs capables de résister à un examen assez poussé : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.

[10]            Lorsqu'il y a un enfant qui a le droit de demeurer au Canada et qui est susceptible de subir un préjudice à cause de la décision, il doit être clair, à la lecture des motifs donnés par l'agent d'immigration pour rejeter la demande CH, que l'agent a été « réceptif, attentif et sensible » à l'intérêt supérieur de l'enfant : Baker, précité. Toutefois, comme l'a dit le juge Evans dans Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 5 :

[...] l'obligation n'existe que lorsqu'il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu'une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l'appui de son allégation, l'agent est en droit de conclure qu'elle n'est pas fondée.

[11]            En l'absence d'une mention expresse de l'intérêt supérieur de l'enfant, l'évaluation du préjudice que causera vraisemblablement le renvoi de son père ou de sa mère peut, selon les circonstances, indiquer que l'agent a omis d'examiner cet intérêt avec toute l'attention qui s'impose. Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 2 C.F. 555 (C.A.F.).


[12]            Le défendeur prétend qu'il ressort clairement du dossier certifié du tribunal que la demanderesse ne s'est pas acquittée du fardeau qui lui incombait et qui a été décrit par le juge Evans dans l'affaire Owusu, précitée, et que l'agente ne peut donc être critiquée pour n'avoir pas tenu suffisamment compte, dans ses motifs, des répercussions de l'accident sur la capacité du père de prendre soin de son enfant. Le défendeur prétend que la décision de l'agente était étayée par des motifs concrets et était conforme à la loi et aux lignes directrices[2]. La Cour ne doit pas intervenir à la légère lorsqu'il s'agit de l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un agent : Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 4 C.F. 358.

[13]            Habituellement, dans un contrôle judiciaire, la Cour est liée par le dossier dont était saisi le décideur. En règle générale, les éléments nouveaux qui sont soumis par les parties et qui n'étaient pas devant le tribunal administratif ne peuvent pas être pris en compte au moment d'une demande de contrôle judiciaire : Koulamallah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1043.

[14]            Il n'est pas clair quels étaient les informations ou documents dont disposait l'agente avant de prendre sa décision. Les deux parties avaient l'occasion de présenter une preuve supplémentaire ou d'effectuer un contre-interrogatoire sur affidavit avant l'audience, mais aucune d'elles ne s'est prévalue de ce droit. Je doute beaucoup, compte tenu de la piètre qualité des observations présentées par les anciens représentants de la demanderesse en son nom, que les documents annexés à son affidavit aient réellement été soumis à l'agente.

[15]            Toutefois, je suis convaincu que l'agente disposait de suffisamment d'information sur l'accident du père pour comprendre qu'elle aurait dû être « réceptive, attentive et sensible » aux répercussions de l'accident sur l'intérêt de l'enfant. Les motifs de l'agente ne révèlent pas qu'elle ait examiné ces considérations avec toute l'attention qui s'imposait et, par conséquent, ils ne peuvent résister à un examen assez poussé. Je conclus donc que la décision n'était pas raisonnable et la demande sera accordée.

[16]            La demanderesse voudrait que je certifie la même question de portée générale qu'avait formulée le juge Gibson en première instance dans l'affaire Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 3 C.F. 172, au paragraphe 34 :

Lorsque, comme en l'espèce, le juge de première instance conclut en l'existence d'une erreur révisable dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire d'une décision mettant en cause l'intérêt supérieur d'un enfant ou d'enfants, le juge de première instance est-il tenu d'annuler la décision sous examen et de renvoyer l'affaire pour nouvel examen et nouvelle décision se fondant non seulement sur le dossier dont était saisie la personne de qui la décision est annulée, mais aussi sur toute nouvelle preuve ou argumentation que le demandeur pourrait décider de soumettre à la personne qui procède à un nouvel examen et statue de nouveau sur l'affaire?


[17]            Selon moi, la question ne permettrait pas de trancher un appel en l'espèce et je ne la certifierai pas. Toutefois, je constate que la question découlait du point de vue selon lequel il ne serait pas opportun que la Cour renvoie l'affaire au décideur pour qu'il rende une nouvelle décision en se fondant sur de nouveaux éléments de preuve, lorsque l'erreur donnant lieu à l'annulation de sa décision était attribuable au fait que le demandeur n'avait pas soumis une preuve adéquate à l'agent. La Cour d'appel n'a pas jugé qu'il était nécessaire de répondre à la question pour décider que, selon la preuve, aucune erreur donnant lieu à une annulation n'avait été commise.

[18]            En l'espèce, il n'est pas évident que la demanderesse pourrait être tenue responsable de l'erreur, comme le demandeur l'avait été dans Owusu. Par conséquent, je ne crois pas qu'il serait opportun de renvoyer l'affaire pour nouvel examen en imposant les limites envisagées par la question posée par le juge Gibson. Il arrive fréquemment que les ordonnances de la Cour prévoient qu'une question sera tranchée tant sur l'ancien dossier que sur des renseignements supplémentaires pertinents : Begum c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2004 CF 165; Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2003 CFPI 93; Sy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) 2002 CFPI 905; Shahinian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 222 F.T.R. 311.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie et que la demande CH soit renvoyée pour nouvel examen par un agent différent qui tiendra compte et de l'ancien dossier et de tout nouveau renseignement pertinent.

                                                                          « Richard G. Mosley »                   

                                                                                                     Juge                                  

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                             IMM-9476-03

INTITULÉ :                            PRECIOUS UWA ENABOIFOH

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :    LE 25 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :            LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :           LE 31 JANVIER 2005

COMPARUTIONS :

Jackie Esmonde                         POUR LA DEMANDERESSE

Neeta Logsetty                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackie Esmonde                         POUR LA DEMANDERESSE

Roach, Schwartz & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)



[1] Un deuxième enfant est né en 2004.

[2] Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d'ordre humanitaire.


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.