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Date : 20211112


Dossier : IMM-4544-20

Référence : 2021 CF 1226

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2021

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

ZABEULLA AZIZULLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 28 juillet 2020, par laquelle un agent des visas [l’agent] de l’ambassade du Canada à Moscou, en Russie, a rejeté la demande de visa de résident temporaire [VRT] du demandeur, au motif qu’il n’était pas convaincu que celui-ci quitterait le Canada à la fin de son séjour à titre de résident temporaire, de l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement].

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I. Le contexte et la décision en litige

[3] Le demandeur souffre de rétinite pigmentaire et sollicite un VRT entrées multiples pour entrer au Canada afin d’obtenir d’autres traitements d’acupuncture et traitements à base d’herbes médicinales du Dr Weidong Yu à la Clinique Wellspring de Vancouver, en Colombie-Britannique. Le demandeur a déjà reçu une série de traitements du Dr Yu à Shanghai, en Chine, et demande un VRT pour faciliter l’accès à au moins huit autres séries de traitements.

[4] Le demandeur avait déjà présenté une demande de VRT à deux autres occasions pour entrer au Canada afin d’obtenir ce traitement. Les demandes avaient toutes deux été rejetées. Le demandeur avait présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire relativement à la seconde décision, et les parties avaient convenu de l’annulation des décisions et du renvoi de la demande à un autre agent pour nouvelle décision.

[5] Le 14 juillet 2020, le demandeur a présenté une troisième demande de VRT (celle en cause dans la présente instance), qui était étayée par des renseignements et des documents supplémentaires, ainsi que par d’autres observations du conseil du demandeur. Par lettre datée du 28 juillet 2020, la demande a été rejetée. La lettre expliquait brièvement que, après avoir examiné la demande de VRT du demandeur et les documents à l’appui, l’agent a jugé que la demande ne satisfaisait pas aux exigences prévues par le Règlement et par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Plus précisément, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour à titre de résident temporaire, l’alinéa 179b) du Règlement, en se basant sur : a) l’objet de son séjour; b) les perspectives d’emploi limitées dans son pays de résidence; c) ses biens personnels et sa situation financière.

[6] Les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC] tirées des entrées datées des 27 et 28 juillet 2020 (qui font partie des motifs de la décision) fournissent d’autres motifs pour lesquelles l’agent a rejeté la demande de VRT du demandeur. Plus précisément, les notes étaient ainsi rédigées :

[traduction]

La demande initiale et la nouvelle demande ont été examinées. Le demandeur est un citoyen russe résidant à Moscou. Il souffre de rétinite pigmentaire, une affection qui est susceptible de nuire à la vision si elle n’est pas traitée. Le demandeur a fait des recherches sur Internet et a trouvé le Dr Yu à Vancouver, qui offrait un traitement d’acupuncture de 10 jours suivi de traitements ultérieurs tous les 3 à 6 mois. Le demandeur a visité le Dr Yu depuis qu’il a présenté sa demande de VRT, alors que le médecin visitait la Chine l’année dernière, et a obtenu un traitement pendant son séjour. Malgré ce qui précède, il y a peu de renseignements au dossier indiquant que cette affection ne peut être traitée dans le pays d’origine, ce qui soulève en moi des préoccupations quant à l’objet de ce voyage.

Le demandeur a déclaré qu’il travaillait comme chef du service des achats d’une société à Moscou, où il gagnait environ 166 000 RUB par mois, ce qui est un revenu plutôt modeste compte tenu du coût de la vie dans la capitale de la Russie. Le demandeur a fourni des éléments de preuve démontrant ses épargnes, mais il n’y a aucun relevé bancaire pour la plupart des montants déclarés, et, par conséquent, la provenance des fonds en sa possession n’est pas claire, surtout à la lumière du revenu qu’il a déclaré. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que l’emploi du demandeur et ses liens financiers avec le pays d’origine sont suffisants pour le contraindre à quitter le Canada si un visa était délivré. J’ai examiné les liens personnels du demandeur tels qu’ils sont énoncés dans ses observations, mais je ne suis pas convaincu que ceux-ci le forceraient à quitter le Canada. Après examen de l’ensemble des renseignements au dossier, je ne suis pas convaincu que le demandeur a une raison valable de voyager au Canada et que ses liens avec le pays d’origine sont effectivement suffisants pour le contraindre à quitter le Canada si un visa était délivré.

II. La question à trancher et la norme de contrôle

[7] La seule question soulevée en l’espèce est de savoir si la décision de rejeter la demande de VRT du demandeur était déraisonnable.

[8] Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent des visas de délivrer ou non un VRT est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Notre Cour a déjà jugé que la décision d’un agent des visas de rejeter une demande de VRT en se basant sur la conviction qu’un demandeur ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16-17; Utenkova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 959 au para 5; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 764 au para 12].

[9] La norme du caractère raisonnable est fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse. La cour de révision doit se prononcer sur la question de savoir si la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et de l’incidence de la décision sur ceux qui en subissent les conséquences [voir Vavilov, précité, aux para 12-13, 15, 85, 88-90, 94, 133-135].

III. Analyse

[10] Les étrangers qui souhaitent entrer au Canada doivent réfuter la présomption selon laquelle ils sont des immigrants [voir Danioko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 479 au para 15; Ngalamulume c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1268 au para 25]. Les demandeurs de VRT sont donc tenus de prouver, entre autres, qu’ils quitteront le Canada à la fin de la période de séjour demandée [voir les paragraphes 20(1) et 29(2) de la LIPR et l’alinéa 179b) du Règlement]. En l’espèce, la demande de VRT du demandeur a été rejetée parce que celui-ci n’a pas convaincu l’agent qu’il quitterait le Canada à la fin de son séjour à titre de résident temporaire.

[11] Le demandeur, qui a le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable, a soulevé trois arguments, pour contester le caractère raisonnable de la décision de l’agent, que j’examinerai à tour de rôle.

[12] Le premier point soulevé par le demandeur est le fait que les motifs de l’agent n’offrent pas de justification cohérente, compte tenu du dossier de preuve, de sa préoccupation concernant l’objet de la visite prévue du demandeur au Canada. Le demandeur affirme que l’agent disposait d’éléments de preuve substantiels à l’appui des raisons pour lesquelles le demandeur voulait venir au Canada afin de poursuivre le traitement médical qu’il souhaitait, de manière à ralentir la progression de sa maladie. Il ajoute que le dossier dont l’agent était saisi étayait clairement la conclusion selon laquelle le traitement voulu n’était pas disponible localement.

[13] Le défendeur a reconnu lors de l’audience que le demandeur avait décrit clairement, avec preuve à l’appui, l’objet de sa visite prévue au Canada. Toutefois, le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré que son problème de santé ne pouvait pas être traité en Russie et, par conséquent, la préoccupation de l’agent concernant l’objet du voyage du demandeur était raisonnable.

[14] Je suis d’accord avec le défendeur. Le rôle de la Cour dans le cadre de la présente demande n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait l’agent. Celui-ci avait un vaste pouvoir discrétionnaire pour apprécier les éléments de preuve présentés par le demandeur concernant l’objectif prévu de son voyage, et il lui était raisonnable de conclure que peu de renseignements dont il disposait indiquaient qu’il n’était pas possible de traiter cette affection en Russie. Le demandeur n’a renvoyé à aucun élément de preuve dans sa demande abordant expressément la question de la disponibilité du traitement voulu en Russie, et le fait que l’agent a décidé de ne pas [traduction] « inférer », à partir de la preuve dont il disposait, que le traitement souhaité n’était pas offert en Russie ne rend pas sa décision déraisonnable.

[15] Le second point soulevé par le demandeur est le fait que la préoccupation de l’agent à l’égard de ses [traduction] « perspectives d’emploi limitées » était injustifiable et inintelligible. Le demandeur affirme que, bien que l’agent ait exprimé une préoccupation dans sa lettre en alléguant que les perspectives d’emploi du demandeur étaient limitées, ses notes dans le SMGC ne mentionnent pas ces perspectives d’emploi, mais soulèvent plutôt une préoccupation quant au revenu modeste actuel du demandeur, compte tenu du coût de la vie dans la capitale de la Russie. Même s’il est admis que le revenu du demandeur, comme l’a fait remarquer l’agent, est modeste pour la Russie (ce que le demandeur n’accepte pas comme conclusion exacte ou intelligible), le demandeur soutient que l’agent n’a pas expliqué pourquoi cela limiterait ses perspectives d’emploi. En outre, le demandeur affirme que l’agent disposait d’éléments de preuve de son employeur confirmant qu’il occupait un emploi rémunérateur, de sorte que rien ne justifiait les préoccupations de l’agent quant à ses perspectives d’emploi. Selon le demandeur, le fait que l’agent n’a pas examiné cet élément de preuve rend la décision d’autant plus déraisonnable.

[16] Le défendeur fait valoir que le demandeur a tort de se concentrer sur le terme [traduction] « perspectives d’emploi » dans la lettre de l’agent, puisque les notes de l’agent dans le SMGC font clairement savoir que sa préoccupation était liée au modeste salaire gagné par le demandeur grâce à l’emploi qu’il occupait. Le défendeur ajoute qu’il n’est pas nécessaire de se livrer à une [traduction] « interprétation libérale » des notes de l’agent pour comprendre que celui-ci ne pensait pas que le potentiel de gain du demandeur était un lien de rattachement suffisamment étroit avec la Russie.

[17] Une décision est déraisonnable si la conclusion tirée ne peut découler de l’analyse effectuée [voir Vavilov, précité, au para 103]. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la conclusion de l’agent, selon laquelle il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de ses perspectives d’emploi limitées en Russie, ne découle pas de l’analyse effectuée par l’agent, que l’on trouve dans les notes du SMGC, puisque ces notes ne traitent pas des perspectives d’emploi du demandeur en Russie. Bien que l’agent ait exprimé des préoccupations dans les notes du SMGC concernant les liens financiers du demandeur avec la Russie, [traduction] « les biens personnels et la situation financière » du demandeur ont été soulevés par l’agent comme des motifs distincts de sa décision.

[18] Le troisième point soulevé par le demandeur est le fait que l’agent n’a pas tenu compte de plusieurs facteurs qui militaient en faveur de l’accueil de la demande de VRT, et qui avaient été mis en évidence pour l’agent dans les observations écrites du conseil du demandeur à l’appui de la demande. Ces facteurs comprennent le fait que le demandeur a beaucoup voyagé, ce qui démontre un respect continu des lois sur l’immigration de plus de dix pays, ses liens exceptionnellement étroits avec la Russie (où sa femme et ses parents résident) et son absence de liens avec le Canada, ainsi que sa déclaration expresse selon laquelle il a la ferme intention de respecter toutes les lois canadiennes en matière d’immigration. Même si la Cour conclut que l’agent n’a pas fait abstraction de tels éléments de preuve, le demandeur affirme que la décision ne respecterait toujours pas les principes de justification et de transparence, car l’agent ne s’est pas montré sensible aux observations détaillées concernant ces éléments de preuve.

[19] Le défendeur soutient que l’agent a clairement indiqué dans ses notes avoir tenu compte des liens personnels du demandeur tels qu’ils avaient été définis dans les observations fournis par celui-ci, de sorte que l’affirmation du demandeur selon laquelle l’agent n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve doit être rejetée.

[20] De plus, le défendeur affirme que, bien que le respect des lois sur l’immigration d’autres pays puisse être un facteur favorable, le fait que l’agent n’a pas abordé cette question dans les motifs, alors que son attention était clairement portée sur d’autres préoccupations, ne peut être le seul motif pour conclure que la décision est déraisonnable. Le défendeur fait valoir qu’un agent des visas est présumé avoir examiné l’ensemble de la preuve à sa disposition et qu’il n’est pas tenu de fournir des motifs exhaustifs et d’énumérer tous les éléments de preuve. Il suffit plutôt de traiter des questions et des préoccupations principales soulevées par la preuve. Compte tenu des préoccupations de l’agent à l’égard de l’objet du voyage et des facteurs forçant le retour du demandeur en Russie, les antécédents de voyage du demandeur n’étaient pas suffisamment importants pour la décision de l’agent, ou étaient trop incompatibles avec celle-ci, pour conclure que ces éléments de preuve ont été négligés. Bien que les motifs de l’agent aient été brefs, le défendeur affirme qu’ils permettent à la Cour de comprendre ce qui a motivé la décision de l’agent.

[21] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur. Les motifs de l’agent énoncent simplement la question en litige ([traduction] « J’ai examiné les liens personnels du demandeur »), et ensuite la conclusion de l’agent ([traduction] « je ne suis pas convaincu que ceux-ci l’obligeraient à quitter le Canada »). Sans aucune analyse ou explication à l’appui de la conclusion de l’agent, cette partie des motifs ne constitue pas des « motifs » du tout [voir Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565 au para 14]. De plus, compte tenu des éléments de preuve importants dont disposait l’agent et qui contredisaient sa conclusion, celui-ci était tenu d’expliquer, même brièvement, pourquoi il a privilégié sa propre conclusion par rapport à ces éléments de preuve, ce qu’il n’a pas fait [voir Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 au para 26].

[22] À la lumière de mes conclusions ci-dessus et au vu de la décision de l’agent dans son ensemble, je juge que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et la demande de VRT du demandeur sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[23] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4544-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision du 28 juillet 2020, par laquelle la demande de visa de résident temporaire du demandeur a été rejetée, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4544-20

 

INTITULÉ :

ZABUELLA AZIZULLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 12 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Tatiana Emanuel

 

Pour le demandeur

 

Susan Gans

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LEGALLY CANADIAN

Avocats

Mississauga (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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