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Date : 20211109


Dossier : T-854-21

Référence : 2021 CF 1213

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

KEENAN A. FEENEY

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La défenderesse, Sa Majesté la Reine [la défenderesse], a présenté une requête écrite en vertu du paragraphe 221(1) et de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 [Règles] afin d’obtenir une ordonnance :

a) radiant dans son intégralité la déclaration du demandeur, Keenan A. Feeney, sans autorisation de la modifier;

b) déclarant M. Feeney plaideur quérulent conformément à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7;

c) octroyant à la défenderesse des dépens de 1 500 $, payables sans délai.

[2] Comme l’exige le paragraphe 40(2) de la Loi sur les Cours fédérales, la défenderesse a déposé le consentement écrit du délégué du procureur général du Canada à la requête en déclaration de plaideur quérulent.

[3] M. Feeney n’est pas représenté par avocat. Selon sa déclaration :

[traduction] Le demandeur prétend avoir été victime d’un détournement intentionnel et malveillant du cours de la justice qui a entraîné de multiples violations de ses droits constitutionnels par la Couronne et les représentants de la Cour, ainsi qu’un déni de son droit d’obtenir justice pour les dommages découlant de l’attaque malveillante qui a été portée contre sa réputation. Ils ont outrepassé leurs pouvoirs judiciaires et légaux pour contourner la justice et y faire obstruction par un processus intellectuellement créé par les représentants de la Couronne, au sein de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta et de la Cour d’appel de l’Alberta.

[4] Les demandes de M. Feeney n’ont aucune chance d’être accueillies, notamment parce que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre les allégations qu’il formule contre des juges et d’autres fonctionnaires albertains. C’est pourquoi la déclaration du demandeur doit être radiée dans son intégralité sans autorisation de la modifier.

[5] Compte tenu de ses antécédents devant les tribunaux albertains et devant notre Cour, M. Feeney est déclaré plaideur quérulent. En conséquence, il lui est interdit d’engager de nouvelles instances devant la Cour, qu’il agisse en son nom ou qu’il soit représenté par une autre personne, sauf avec son autorisation.

[6] Sauf en ce qui concerne sa demande de contrôle judiciaire d’une décision du ministre des Anciens combattants concernant le remboursement de frais d’études et de garde d’enfants (dossier de la Cour nT-1515-20), toutes les actions engagées par M. Feeney dont est actuellement saisie la Cour sont suspendues. La suspension restera en vigueur, sauf ordonnance contraire de la Cour.

II. Requête en radiation de la déclaration

[7] Le paragraphe 221(1) prévoit ce qui suit :

221 (1) À tout moment, la Cour peut, sur requête, ordonner la radiation de tout ou partie d’un acte de procédure, avec ou sans autorisation de le modifier, au motif, selon le cas :

a) qu’il ne révèle aucune cause d’action ou de défense valable;

b) qu’il n’est pas pertinent ou qu’il est redondant;

c) qu’il est scandaleux, frivole ou vexatoire;

d) qu’il risque de nuire à l’instruction équitable de l’action ou de la retarder;

e) qu’il diverge d’un acte de procédure antérieur;

f) qu’il constitue autrement un abus de procédure.

Elle peut aussi ordonner que l’action soit rejetée ou qu’un jugement soit enregistré en conséquence.

221 (1) On motion, the Court may, at any time, order that a pleading, or anything contained therein, be struck out, with or without leave to amend, on the ground that it

(a) discloses no reasonable cause of action or defence, as the case may be,

(b) is immaterial or redundant,

(c) is scandalous, frivolous or vexatious,

(d) may prejudice or delay the fair trial of the action,

(e) constitutes a departure from a previous pleading, or

(f) is otherwise an abuse of the process of the Court,

and may order the action be dismissed or judgment entered accordingly.

[8] La déclaration doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde et des précisions sur chaque allégation, notamment des précisions sur les fausses déclarations, fraudes, abus de confiance, manquements délibérés ou influences indues reprochés et des précisions sur toute allégation portant sur une intention malicieuse ou frauduleuse (art 174, 181 des Règles).

[9] La défenderesse soutient que la déclaration est vouée à l’échec. Elle tient de l’argumentation, repose sur de simples affirmations, et les faits matériels dont elle fait état sont insuffisants pour fonder une cause d’action valable. Les allégations qu’elle contient sont tellement alambiquées et dénuées de fondement factuel qu’il est impossible pour la défenderesse d’y répondre de façon satisfaisante ou, pour la Cour, de réglementer la présente instance.

[10] La défenderesse soutient également que la déclaration est scandaleuse, frivole et vexatoire. Elle est remplie de simples allégations et de conclusions de mauvaise foi, de mauvaises intentions et de motifs inavoués qui ne reposent sur aucun fondement factuel, le tout constituant un abus de procédure. La réparation demandée, soit 25 millions de dollars, est nettement excessive. De plus, la déclaration équivaut à une contestation indirecte et inacceptable de questions déjà tranchées par d’autres tribunaux.

[11] Le 11 septembre 2020, la protonotaire Kathleen Ring a radié une autre déclaration déposée par M. Feeney dans le dossier no T-272-20. Dans cette affaire, la déclaration de M. Feeney contenait de nombreuses allégations calomnieuses et non fondées qui concernaient les mêmes faits que ceux présentés dans la présente instance. La protonotaire Ring a formulé les observations suivantes concernant les allégations de M. Feeney dans cette affaire(au para 2) :

[traduction] [M. Feeney] demande des dommages‐intérêts de cinq (5) millions de dollars pour négligence de la part des « représentants de Sa Majesté la Reine », nuisance, infliction intentionnelle de souffrance morale et violations de la Charte canadienne des droits et libertés. La déclaration est décousue et difficile à suivre. Elle est remplie d’arguments, d’affirmations catégoriques et d’allégations qui semblent se rapporter à différents événements, y compris : a) la conduite reprochée aux« procureurs de la Couronne de l’Alberta » dans une instance pénale qui portait notamment sur une allégation de parjure; b) une action civile pour outrage fondée sur les Alberta Rules of Court; c) une action civile intentée par M. Feeney contre le service de police de Calgary; d) une enquête menée par l’Alberta Law Society; e) un avis de question constitutionnelle déposé par M. Feeney dans une instance introduite devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (dossier de la Cour 1701-13254)

[12] Dans la déclaration déposée en l’espèce, M. Feeney allègue de nouveau la négligence sans invoquer suffisamment de faits pertinents. Il fait de nombreuses affirmations vagues. Il plaide les fausses déclarations, la fraude et l’intention frauduleuse sans fournir de précisions.

[13] De plus, rien dans la déclaration ne lie les allégations à la Couronne du chef du Canada. L’acte de procédure n’établit pas comment le Canada pourrait être responsable des actions des juges et des autres fonctionnaires de l’Alberta.

[14] Pour des motifs semblables à ceux exposés par la protonotaire Ring dans le dossier de la Cour no T‐272‐20, les allégations de M. Feeney dans la présente instance n’ont aucune chance d’être accueillies, notamment parce que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre celles qu’il porte contre les juges et les autres fonctionnaires de l’Alberta. Par conséquent, la déclaration du demandeur doit être radiée dans son intégralité sans autorisation de la modifier.

III. Requête en déclaration de quérulence

[15] La déclaration de quérulence visée à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales peut être fondée sur les critères suivants, dont la liste n’est pas exhaustive. La personne concernée doit : a) avoir un comportement vexatoire et abusif; b) intenter des instances frivoles; c) faire des allégations scandaleuses et non fondées contre les parties adverses; d) remettre en litige des questions déjà tranchées; e) interjeter couramment et systématiquement appel de décisions interlocutoires et définitives, et ce, sans succès; f) faire fi des ordonnances des tribunaux et des règles des tribunaux; g) refuser de payer les dépens non réglés adjugés contre lui (Olumide c Canada, 2016 CF 1106 au para 10).

[16] Dans l’arrêt Simon c Canada (Procureur général), 2019 CAF 28 [Simon], la Cour d’appel fédérale (le juge Stratas) a conclu que la déclaration de plaideur quérulent prononcée par un autre tribunal méritait un poids considérable (au para 25). Comme l’a fait remarquer la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans la décision Unrau v National Dental Examining Board, 2019 ABQB 283, les plaideurs quérulents ont tendance à se livrer à [traduction] « une recherche du tribunal le plus favorable », souvent entre une cour supérieure provinciale et les cours fédérales, que ce soit pour échapper aux restrictions d’accès aux tribunaux ou encore pour débattre à nouveau de questions qui ont déjà été tranchées dans un autre ressort (aux para 679‐682).

[17] La Cour d’appel de l’Alberta (la juge Khullar) a interdit à M. Feeney d’engager d’autres instances devant elle sans autorisation (Feeney v Her Majesty the Queen in the Right of Alberta, 2021 ABCA 255). La Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a restreint de façon provisoire l’accès de M. Feeney à la cour en attendant qu’il soit statué sur les demandes de déclaration de quérulence en instance.

[18] Dans la décision Feeney v TD General Insurance Company, 2021 ABQB 604, le juge en chef adjoint John Rooke de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a donné l’aperçu suivant des antécédents de M. Feeney devant les tribunaux de cette province (aux para 7‐8) :

[traduction] La Cour a tiré de nombreuses conclusions défavorables sur la conduite de M. Feeney devant les tribunaux, sur ses recours désespérés et abusifs et sur le fait qu’il est un plaideur ingérable, implacable et abusif, voir par exemple : Feeney v Alberta, 2020 ABQB 572, action radiée pour cause d’abus de procédure 2020 ABQB 633; Simon v Feeney, 2020 ABQB 641; Feeney v Simon, 2020 ABQB 759; Feeney v Simon, 2021 ABQB 169.

Dans la décision Feeney v Her Majesty the Queen in the Right of Alberta, 2021 ABCA 255, la juge Khullar a également tiré de nombreuses conclusions défavorables concernant la conduite de M. Feeney devant les tribunaux, notamment :

[traduction] ... on ne s’attend pas à ce que M. Feeney change volontairement son comportement devant la Cour. Il n’y a aucune indication qu’il reconnaît le problème. [...]

Les problèmes causés par l’inconduite de M. Feeney devant les tribunaux sont divers. Il a mobilisé de façon excessive le temps et les ressources de la Cour et des parties. Il a intimidé ou tenté d’intimider le personnel de la Cour dans l’exercice de ses fonctions ainsi que les juges qui ont statué contre lui. ...

[19] Selon la défenderesse, M. Feeney a intenté au moins trois actions devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta (1701-13254, 1801‐06777, 2002-10045), quatre appels devant la Cour d’appel de l’Alberta (2001-0069AC, 2001-0171AC, 2001-0205AC, 2101-0075AC) et deux actions devant notre Cour (T-272-20, T-854-21). Tous ces recours découlent du même événement : une action civile pour outrage au tribunal à l’égard de laquelle M. Feeney a plaidé coupable. M. Feeney a également déposé de nombreuses demandes et requêtes accessoires devant les tribunaux de l’Alberta.

[20] La présente instance est une tentative évidente de débattre à nouveau des allégations qui ont été radiées dans le dossier de la Cour no T‐272‐20, et qui ont déjà été tranchées à l’issue de litiges interminables dont M. Feeney a saisi les tribunaux de l’Alberta. Elle est à la fois vexatoire et abusive.

[21] L’action intentée par M. Feeney dans le dossier de la Cour no T‐19‐20 concernait le remboursement de frais d’études et de garde d’enfants. La défenderesse a demandé un jugement sommaire au motif que la déclaration ne révélait aucune cause d’action raisonnable et qu’il s’agissait en fait d’une demande de contrôle judiciaire voilée. M. Feeney s’est désisté de l’action, mais a aussitôt introduit deux nouvelles instances ayant le même objet : une demande de contrôle judiciaire (dossier de la Cour n° T-1515-20) et une deuxième action (dossier de la Cour n° T‐275-21). La protonotaire Catherine Coughlan a été chargée de la gestion de ces deux instances.

[22] L’action concernant le remboursement des frais d’études et de garde d’enfants (dossier de la Cour no T‐275‐21) est une tentative évidente de faire renaître l’action qui a été abandonnée après que la défenderesse eut fait valoir qu’il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire voilée. Toutefois, les observations écrites de la défenderesse ne permettent pas de savoir avec certitude si le ministère public considère la demande de contrôle judiciaire introduite par M. Feeney dans le dossier de la Cour no T‐1515‐20 comme étant vexatoire ou abusive. Si le ministre des Anciens Combattants désire faire valoir cet argument devant la juge responsable de la gestion de cette instance, il est libre de le faire.

[23] Compte tenu de ses antécédents devant les tribunaux albertains et devant notre Cour, je suis d’avis que M. Feeney est un plaideur quérulent. Il a intenté plusieurs actions frivoles et a régulièrement tenté de débattre de nouveau de questions déjà tranchées.

[24] Les observations faites par le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada c Olumide, 2017 CAF 42 [Olumide CAF] sont pertinentes en l’espèce (aux para 18-19) :

Les cours de justice, à titre de bien collectif, ouvrent par défaut leurs portes à tous, sans restrictions : toute personne ayant qualité pour agir peut engager une instance. Mais les personnes qui abusent de cet accès illimité d’une manière préjudiciable doivent être freinées. Ainsi, les cours de justice ne sont pas différentes d’autres biens collectifs comme les parcs publics, les bibliothèques, les salles communautaires et les musées.

Les Cours fédérales disposent de ressources limitées qui ne peuvent pas être dilapidées. Chaque moment consacré à un plaideur quérulent n’est pas consacré à un plaideur méritant. L’accès illimité aux tribunaux par ceux qui devraient se voir imposer des restrictions compromet l’accès d’autres personnes qui ont besoin de cet accès et qui le méritent. L’inaction à l’égard des premiers porte préjudice aux seconds.

[25] La défenderesse demande que le jugement déclarant M. Feeney plaideur quérulent interdise également à ce dernier de prendre d’autres mesures dans toutes les affaires dont est actuellement saisie la Cour, à moins qu’il n’y soit autorisé. C’est l’effet qu’a la déclaration de plaideur quérulent dans la décision Simon et dans l’arrêt Olumide CAF. Sauf en ce qui concerne la demande de contrôle judiciaire (dossier de la Cour no T‐1515‐20), je ne vois pas pourquoi le même résultat ne devrait pas être obtenu ici.

IV. Conclusion

[26] La déclaration figurant au dossier de la Cour no T‐854‐21 est radiée dans son intégralité sans autorisation de la modifier.

[27] M. Feeney est déclaré plaideur quérulent conformément à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales. En conséquence, il lui est interdit d’engager de nouvelles instances devant la Cour, qu’il agisse en son nom ou qu’il soit représenté par une autre personne, sauf avec son autorisation.

[28] Sauf en ce qui concerne la demande de contrôle judiciaire (dossier de la Cour no T‐1515‐20), qui fait l’objet d’une gestion d’instance, toutes les instances engagées par M. Feeney dont est actuellement saisie la Cour sont suspendues. La suspension restera en vigueur, sauf ordonnance contraire de la Cour.

[29] Les dépens demandés par la défenderesse, d’un montant global de 1 500 $, sont modestes eu égard à l’utilisation abusive des ressources judiciaires par M. Feeney, et ils sont accordés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La déclaration figurant au dossier de la Cour no T‐854‐21 est radiée dans son intégralité sans autorisation de la modifier.

  2. M. Feeney est déclaré plaideur quérulent conformément à l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Il est interdit à M. Feeney d’engager de nouvelles instances devant la Cour, qu’il agisse en son nom ou qu’il soit représenté par une autre personne, sauf avec son autorisation.

  3. Sauf en ce qui concerne la demande de contrôle judiciaire (dossier de la Cour no T‐1515‐20), qui fait l’objet d’une gestion d’instance, toutes les instances engagées par M. Feeney dont est actuellement saisie la Cour sont suspendues. La suspension restera en vigueur, sauf ordonnance contraire de la Cour.

  4. Les dépens d’un montant global de 1 500 $, payables immédiatement par M. Feeney, sont adjugés à Sa Majesté la Reine du chef du Canada.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-854-21

 

INTITULÉ :

KEENAN A. FEENEY c SA MAJESTÉ LA REINE

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER en vertu du PARAGRAPHE 221(1) ET de L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2021

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Keenan A. Feeney

(pour son propre compte)

 

Pour le demandeur

 

Keelan Sinnott

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour la défenderesse

 

 

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