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Date : 20211104


Dossier : IMM‐286‐21

Référence : 2021 CF 1181

[TRADUCTION FRANÇAISE]

St. John’s (Terre‐Neuve‐et‐Labrador), le 4 novembre 2021

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

SAMI DAFKU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

Contexte

[2] Le demandeur est un citoyen albanais. Il prétend qu’en 2007, il a été pris pour cible par Artan Cala, un policier qui, entre autres, a volé à plusieurs reprises de la nourriture et de l’argent à son supermarché à Kamez City, en Albanie. Au début, le demandeur n’a opposé aucune résistance, parce que le policier appartenait à la puissante famille Cala, laquelle exerce une influence financière et politique au sein du parti socialiste et se livre à des activités criminelles. Or, après un certain temps, les agissements du policier menaçaient de mettre en péril le commerce du demandeur, et celui‐ci a demandé au policier d’arrêter. Le policier est néanmoins revenu et a essayé de prendre de l’argent par la force. Une bagarre a éclaté. Le demandeur prétend avoir tué le policier en légitime défense. Il s’est lui‐même rendu à la police, et les agents sur place l’ont alors battu pour avoir tué un collègue socialiste. En 2008, le demandeur a été reconnu coupable du meurtre d’Artan Cala et condamné à l’emprisonnement. Il prétend avoir été maltraité en prison à cause de ses liens avec le parti démocrate.

[3] Pendant l’emprisonnement du demandeur, la famille Cala a juré de le tuer pour venger la mort du policier, déclenchant une vendetta. La famille du demandeur a tenté à plusieurs reprises de faire la paix, mais en vain. Lorsqu’il a été libéré en 2017, le demandeur s’est confiné à son domicile, car le droit coutumier albanais, le Kanun, interdit d’enlever la vie à un homme dans son domicile. Il a tenté de fuir en voiture dans le nord de l’Albanie, mais la route était bloquée par des rochers. Le 15 décembre 2018, l’inspecteur de police et un autre policier se sont rendus au domicile du demandeur. Ils lui ont dit que son assassinat était imminent et qu’ils ne pouvaient que l’en avertir, mais pas l’en protéger. La famille du demandeur a communiqué avec l’administration locale pour obtenir de l’aide, mais n’en a reçu aucune. Le demandeur a fui au Canada; il est arrivé le 20 décembre 2018.

[4] Le 19 février 2019, il a été jugé que la demande d’asile du demandeur était irrecevable en raison de sa condamnation pour meurtre. Il a ensuite présenté une demande d’ERAR, qui a été rejetée le 18 novembre 2020. La Cour est saisie du contrôle judiciaire de cette décision.

Décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[5] Dans ses motifs, l’agent reconnaît que le risque soulevé par le demandeur est celui formulé dans son allégation selon laquelle le policier était membre de la famille Cala, une puissante organisation criminelle qui compte d’importants membres au sein du gouvernement socialiste et au sein de la police, et qui use de sa richesse et de son pouvoir pour intimider et soudoyer les juges et les fonctionnaires. L’agent note que le demandeur craint de retourner en Albanie, parce que les Cala le tueront. Il affirme que [TRADUCTION] « le demandeur prétend également que sa famille a communiqué avec la police, mais n’a reçu aucune aide ».

[6] L’agent affirme en outre que, parce que le demandeur avait été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité, sa demande de protection devait être examinée uniquement au regard de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), conformément à ce que prévoit l’alinéa 112(3)b) de cette loi. On peut également lire dans les motifs que la demande d’ERAR et les observations du demandeur, y compris la preuve documentaire, ont été prises en compte, et que l’agent tiendrait compte des conditions générales qui prévalent dans le pays dans son évaluation.

[7] L’agent fait ensuite référence au rapport « Country Policy and Information Note Albania – Blood Feuds » [renseignements stratégiques et information sur le pays, vendettas en Albanie] du ministère de l’Intérieur du Royaume‐Uni, dans lequel il a puisé des renseignements supplémentaires. Les huit pages subséquentes des motifs de l’agent contiennent exclusivement des extraits du rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‐Uni.

[8] L’agent déclare ensuite que, dans une situation où l’article 97 est appliqué et où l’existence d’un risque pour la vie du demandeur ou d’un risque de traitement ou de peine cruels et inusités est évalué, il faut aussi établir si le demandeur a bénéficié et continuera de bénéficier d’une protection raisonnable dans son pays. L’agent affirme que le demandeur peut réfuter la présomption de protection de l’État s’il apporte une preuve claire et convaincante de l’incapacité ou du refus de l’État d’assurer sa protection. L’agent affirme aussi que, sans nécessairement être parfaite, puisqu’aucun gouvernement ne peut garantir la protection de tous ses citoyens en tout temps, la protection doit être adéquate, citant les arrêts Canada (Procureur général) c Ward, 2 RCS 689 [Ward] et Canada (MEI) c Villafranca, 1992 CanLII 8569 (CAF) [Villafranca] à l’appui de son affirmation. Il conclut ensuite que la preuve documentaire montre que l’Albanie [traduction] « fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens » et qu’il existe en Albanie des ressources pour l’enquête, l’action en justice et l’octroi de réparation en cas de défaut des policiers de faire leur travail. Il poursuit en déclarant que l’Albanie [traduction] « a déployé de sérieux efforts pour combattre les vendettas » (souligné dans l’original). Il conclut en outre que la présomption relative à protection de l’État n’a pas été réfutée et qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur essaie d’obtenir la protection de l’Albanie avant celle d’un pays étranger. Enfin, l’agent reconnaît que le demandeur a déclaré que sa famille s’était adressée à la police pour obtenir de l’aide, mais signale qu’une telle démarche [traduction] « ne peut se résumer à aller voir un policier en service » et que le demandeur n’a pas démontré, par des preuves claires et convaincantes, qu’il ne peut se réclamer de la protection de l’État en Albanie.

La question en litige et la norme de contrôle

[9] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si l’analyse de l’agent en ce qui concerne la protection de l’État était raisonnable. Les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 et 25 [Vavilov]), ce à quoi je souscris.

La protection de l’État

La position du demandeur

[10] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur dans son évaluation de la capacité de l’État albanais à lui offrir sa protection. L’agent a conclu que l’Albanie avait fait [traduction] « de sérieux efforts » pour lutter contre les vendettas et a jugé que cette conclusion permettait d’établir que la protection offerte par l’État albanais était suffisante. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas examiné la question de savoir si ces efforts étaient efficaces sur le plan opérationnel. De plus, il affirme que, même lorsqu’il existe une preuve selon laquelle l’État protège adéquatement le grand public sur le plan opérationnel, l’agent doit néanmoins tenir compte des éléments de preuve qui montrent que cette protection n’est pas offerte dans la situation propre au demandeur. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant les conditions dans le pays qui montrent que l’État est généralement incapable de protéger les citoyens contre des agents de persécution ayant des liens avec des fonctionnaires haut placés, ni de ceux qu’il a lui‐même présentés concernant sa propre situation, où les agents de persécution sont des membres de la police, de la police secrète et du Parlement albanais. Autrement dit, l’agent n’a pas personnalisé son évaluation du risque. Le demandeur soutient que le défaut de l’agent d’analyser tous les facteurs énumérés à l’article 97 de la LIPR et de prendre en compte des éléments de preuve essentiels, tant les éléments de preuve généraux que ceux propres à l’affaire dont il était saisi, concernant l’insuffisance de la protection offerte par l’État constitue une erreur déterminante.

[11] Le demandeur soutient également que l’agent n’a pas tenu compte des diverses circonstances qui expliquaient sa méfiance raisonnable à l’égard des autorités albanaises, à savoir notamment le fait que la police est corrompue, qu’elle l’avait torturé pendant qu’il était en détention et qu’elle l’avait averti après sa libération qu’elle ne pouvait pas le protéger. Le demandeur soutient qu’il n’était pas tenu de fournir des efforts pour obtenir de l’État une protection dont il savait qu’elle ne serait probablement pas efficace, ni de courir un risque pour prouver que la protection de l’État était effectivement inefficace. L’agent s’est en outre mépris sur les démarches entreprises par le demandeur pour obtenir une protection.

La position du défendeur

[12] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Il soutient que l’agent n’a pas commis d’erreur en citant la décision Villafranca, car fondamentalement, ses motifs démontrent qu’il n’a pas appliqué le mauvais critère lorsqu’il s’est penché sur la question du caractère adéquat de la protection de l’État. Il fait valoir que l’agent n’a pas non plus commis d’erreur en mentionnant seulement le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‐Uni, puisqu’il a également tenu compte d’autres éléments de preuve documentaire – ou l’on peut présumer qu’il l’a fait. De plus, le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‐Uni était la preuve la plus à jour des conditions générales qui prévalent dans le pays, et incorporait de multiples rapports et sources. Le défendeur soutient que l’agent a préféré les éléments de preuve contenus dans le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‐Uni à ceux présentés par le demandeur. Il soutient également que le demandeur s’est adressé uniquement à la police locale pour obtenir une protection et qu’il n’a pas épuisé tous les recours à sa disposition avant de demander la protection d’un pays étranger.

Analyse

[13] Je conviens avec le demandeur que l’agent a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État.

[14] L’agent a cité un passage de l’arrêt Villafranca rendu par la Cour d’appel fédérale en 1992 : [TRADUCTION] « [...] lorsqu’un État a le contrôle efficient de son territoire, qu’il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu’il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, le seul fait qu’il n’y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier la prétention que les victimes ne peuvent pas se réclamer de sa protection ». Il a ensuite déclaré avoir conclu de la preuve documentaire que l’Albanie [TRADUCTION] « fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, bien que cela ne réussisse pas toujours étant donné qu’aucun gouvernement ne peut garantir la protection de tous ses citoyens en tout temps [...] L’Albanie a fait de sérieux efforts pour combattre les vendettas. » Les soulignements sont ceux de l’agent.

[15] Comme l’a fait remarquer le demandeur, après l’affaire Villafranca, la Cour a établi une jurisprudence considérable selon laquelle un décideur ne peut pas simplement se fonder sur les efforts déployés par l’État, sans vraiment tenir compte du caractère adéquat de la protection offerte. Je me suis déjà prononcée sur cette question dans l’affaire Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 397 [Ruszo] :

[32] À mon avis, l’agent a également commis une erreur en ne tenant pas compte de l’efficacité concrète des efforts déployés par l’État. Le défendeur fait valoir que la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Villafranca a énoncé le critère de l’évaluation de la protection de l’État comme étant celui des « sérieux efforts pour protéger ses citoyens » (Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Villafranca, [1992] 99 DLR (4e) 334, 1992 CanLII 8569). Toutefois, il y a une jurisprudence subséquente importante de la part de la Cour, dont une partie est invoquée par le demandeur, selon laquelle un décideur ne peut pas simplement se fonder sur les efforts de l’État, sans vraiment tenir compte du caractère adéquat de la protection de l’État. Comme le juge Diner le déclare dans Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367 :

[21] Pour déterminer si la protection de l’État est adéquate, un décideur doit se concentrer sur le caractère adéquat et réel, plutôt que sur les « efforts » mis de l’avant par le pays pour protéger ses citoyens (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 20 au paragraphe 12 [Lakatos]). Les efforts mis de l’avant doivent engendrer une protection véritablement adéquate à l’heure actuelle (voir l’affaire Hercegi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 250 au paragraphe 5). Autrement dit, on ne peut se fier uniquement à la parole de l’État. La protection doit être réelle et adéquate.

(Voir aussi Gjoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 292 au paragraphe 30; Kumati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1519, aux paragraphes 27 et 28; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 20, aux paragraphes 13 à 16; Olah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada), 2017 CF 899, aux paragraphes 25 à 35; Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421, au paragraphe 18; Csurgo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1182, au paragraphe 26).

[16] Le demandeur renvoie lui aussi à des précédents en ce sens.

[17] Le défendeur soutient que la présente affaire est semblable à Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 477 [Cervenakova], où il a été plaidé que l’agent s’était fondé sur le mauvais critère juridique pour évaluer la protection de l’État, puisqu’il avait appliqué le critère des [TRADUCTION] « meilleurs efforts » plutôt que celui du caractère adéquat et efficace des mesures prises par l’État pour protéger les Roms contre la persécution. Dans la décision Cervenakova, le juge Little a énoncé les principes juridiques applicables à la protection de l’État (aux para 23 et 25), et a ensuite déclaré ce qui suit :

[26] Les parties ont toutes deux soutenu (et je suis d’accord) que les décisions de notre Cour ont établi que la suffisance de la protection de l’État est évaluée en fonction de l’efficacité « opérationnelle » de la protection, et non seulement en fonction des efforts déployés par l’État : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 (le juge Grammond), aux para 71‐75; A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 237 (le juge Grammond), au para 17; Poczkodi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 956 (la juge Kane), aux para 36‐37; Galamb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1230 (le juge Gascon), au para 32; Beri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 854 (la juge Strickland). Bien que les efforts déployés par l’État soient pertinents dans l’analyse de la protection de l’État, ils ne sont ni déterminants ni suffisants; tous les efforts doivent avoir, dans les faits, véritablement engendré une protection adéquate de l’État sur le plan opérationnel : Meza Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364 (le juge Mosley), au para 16; Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 273 (le juge O’Keefe), au para 46. Autrement dit, « l’analyse de la protection de l’État ne doit pas seulement tenir compte des aspirations du gouvernement »; la protection doit « être efficace sur le plan opérationnel » : Galamb, au para 32. Pour mesurer le caractère adéquat de la protection de l’État, il faut tenir compte de la capacité de l’État à mettre en œuvre des mesures au niveau pratique pour les personnes concernées : Galamb, au para 32. Les efforts de l’État peuvent être pertinents dans le cadre de l’évaluation, mais ils ne sont pas suffisants; il faut examiner si la protection est réellement assurée : Galamb, au para 33; Kovacs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 337 (la juge Kane), au para 71.

[27] Une protection adéquate de l’État ne signifie pas une protection parfaite de l’État, mais celui‐ci doit avoir la volonté et la capacité de protéger les personnes qui lui demandent la protection : Poczkodi, au para 37, citant Bledy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 210 (le juge Scott), au para 47.

[28] L’analyse de la protection de l’État porte également sur l’efficacité réelle de la protection accordée à une personne se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur : Go c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1021, (le juge Gleeson), au para 13. Il n’est pas nécessaire que le demandeur ait personnellement demandé la protection de l’État s’il peut démontrer, en faisant référence à des personnes se trouvant dans une situation semblable, que de tels efforts seraient inefficaces en raison de l’indifférence de l’État : Ward, aux p. 724‐725.

[Non souligné dans l’original.]

[18] En ce qui concerne le critère relatif à la protection de l’État, le juge Little a conclu que l’agent n’avait pas énoncé le critère applicable, ni la réfutation de ce critère, et qu’il n’avait pas expressément fait référence à l’efficacité opérationnelle. Au lieu de cela, les demandeurs demandaient essentiellement à la Cour de déduire que l’agent avait appliqué le mauvais critère juridique (celui des sérieux efforts) plutôt que le bon critère (celui de la suffisance opérationnelle). Le juge Little a conclu, suivant sa lecture de la décision dans son ensemble, qui contenait plusieurs affirmations expresses sur l’efficacité opérationnelle et plusieurs mentions de mesures concrètes prises par l’État, que l’agent chargé de l’ERAR n’avait pas appliqué le mauvais critère juridique dans son examen de la question de la protection de l’État et qu’il n’avait donc pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

[19] À mon avis, il est possible d’effectuer une distinction entre l’affaire Cervenakova et la décision de l’agent en l’espèce. Dans l’affaire qui nous intéresse, l’agent a cité le critère établi dans Villafranca, en y soulignant à plusieurs reprises le terme [traduction] « sérieux efforts », comme il l’a fait dans sa propre conclusion selon laquelle l’État déployait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens et combattre les vendettas. De plus, bien qu’il ait énuméré brièvement quelques‐uns des « efforts » déployés pour combattre les vendettas, il n’en a pas analysé l’efficacité opérationnelle.

[20] En ce qui concerne les observations que le défendeur a faites lorsqu’il a comparu devant moi, selon lesquelles le critère est simplement le « caractère adéquat » et non le « caractère adéquat sur le plan opérationnel », je signale que la majeure partie de la jurisprudence de la Cour ne corrobore pas cette affirmation. En outre, je ne suis pas d’accord avec le défendeur lorsqu’il affirme que l’arrêt Mudrak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178 (aux para 26 à 36) soutient la proposition selon laquelle l’efficacité, ou le caractère adéquat sur le plan opérationnel, de la protection de l’État n’est pas un aspect du critère.

[21] Je conclus que, en l’espèce, l’agent a appliqué le mauvais critère juridique, et qu’il a donc commis une erreur. Cette erreur est déterminante.

[22] Je suis par ailleurs d’accord avec le demandeur pour dire que l’agent a commis une erreur dans l’analyse de la protection de l’État en omettant de répondre à la preuve qu’il a présentée selon laquelle sa situation l’empêchait de solliciter la protection de l’État ou le rendait non disposé à le faire. La preuve par affidavit présentée à l’agent indique que le demandeur a tué un policier membre de la famille Cala, une famille criminelle influente affiliée au parti socialiste. Avant qu’il soit condamné à la prison, les policiers l’ont battu pour avoir tué un autre policier socialiste. Pendant qu’il était en prison, la famille Cala a pris des dispositions pour qu’il soit maltraité et a déclaré une vendetta. Il affirme que sa famille a tenté en son nom de faire la paix par l’entremise de diverses institutions et organisations, mais que la famille Cala a refusé. À sa sortie de prison, il s’est confiné chez lui. Ses amis l’ont informé que les Cala disaient qu’ils l’assassineraient publiquement, mais ils n’osaient pas signaler la situation à la police. En décembre 2018, un inspecteur de police et un autre policier sont venus chez lui et lui ont dit qu’il était fou de rester en Albanie et qu’il serait tué s’il ne partait pas. Ils lui ont dit qu’ils ne pouvaient pas le protéger; son assassinat était imminent, même s’il ne quittait pas son domicile. Outre l’avertir, ils ne pouvaient rien faire pour lui venir en aide.

[23] L’agent n’a pas remis en question la crédibilité du demandeur et n’a pas traité des éléments de preuve ci‐dessus, même si le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‐Uni, sur lequel l’agent s’est appuyé, indique ce qui suit :

[traduction]
2.5.8 L’État offre généralement une protection efficace à une personne qui fait l’objet d’une vendetta. Il incombe à la personne de démontrer pourquoi elle se croit incapable d’obtenir une protection efficace, et chaque cas doit être examiné en fonction des faits qui lui sont propres. Cependant, lorsqu’une vendetta active signifie que le confinement à domicile est la seule option au regard de la portée et de l’influence du clan adverse, la personne intéressée sera vraisemblablement admissible au statut de réfugié.

[24] De plus, le demandeur mentionne dans son affidavit que sa famille a tenté de faire la paix avec la famille Cala par l’entremise de diverses institutions et organisations, mais que les Cala ont refusé. Selon l’affidavit de l’épouse du demandeur, la famille de ce dernier s’est fait représenter par des aînés respectés auprès des Cala pour tenter d’obtenir la paix, mais que les Cala ont refusé. D’après l’affidavit de la belle‐sœur du demandeur, celle‐ci s’est acharnée avec sa famille à essayer de faire la paix entre le demandeur et la famille Cala, comme d’autres l’ont fait, mais en vain. Selon un rapport de la municipalité de Kamez, celle‐ci n’a pas été en mesure d’apaiser le conflit et le demandeur est très en danger en Albanie. L’agent n’a pas non plus tenu compte de cet élément de preuve. Lorsqu’il a comparu devant moi, le défendeur a affirmé que les affidavits à l’appui déposés par le demandeur – lesquels n’avaient pas été renvoyés à l’agent – n’identifiaient pas Artan Cala comme un policier. Toutefois, dans l’affidavit qu’il a déposé à l’appui de son ERAR, le demandeur déclare : [traduction] « Artan Cala, policier et membre du parti socialiste, m’extorquait de l’argent », et l’agent reconnaît dans ses motifs que le demandeur prétend qu’un policier nommé Artan Cala lui extorquait de l’argent. Quant à la question de savoir si le défendeur met en doute la crédibilité du demandeur, je signale que l’agent s’est abstenu de le faire et que, s’il avait douté de la crédibilité du défendeur, il aurait été tenu de convoquer une audience conformément à l’alinéa 113b) de la LIPR.

[25] À mon avis, la preuve du demandeur selon laquelle des policiers l’ont averti lorsqu’il se confinait chez lui qu’ils ne pouvaient pas le protéger et l’autre preuve par affidavit faisant état d’efforts infructueux pour résoudre la vendetta étaient très pertinentes pour l’analyse de la protection de l’État qui devait être faite – à la fois pour établir si une protection était offerte au demandeur dans les circonstances et pour établir si ce dernier avait réfuté la présomption de la protection de l’État. Le fait pour l’agent de ne pas avoir examiné cette preuve constitue une erreur susceptible de contrôle.

[26] De plus, la preuve ne corrobore pas la déclaration de l’agent lorsqu’il affirme : [traduction] « Je reconnais que le demandeur a déclaré que sa famille s’était adressée à la police pour obtenir de l’aide; toutefois, je signale qu’une telle démarche ne se résume pas seulement à aller voir un policier en service. » Rien dans le dossier n’indique que la famille du demandeur s’est adressée à la police. La position du demandeur consistait à dire que la police et les autres organismes publics sont corrompus et sujets à l’influence de la famille Cala. L’agent n’a pas abordé la question de savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur demande ou puisse obtenir la protection de l’État en de telles circonstances.

[27] Pour ces motifs, la décision de l’agent est « indéfendable [...] compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov au para 101), et elle est déraisonnable.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‐286‐21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour une nouvelle décision.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  4. Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐286‐21

 

INTITULÉ :

SAMI DAFKU c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence sur Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Marvin Moses

 

Pour le demandeur

 

Gregory George

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marvin Moses Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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