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Date : 20211119

Dossier : T-261-21

Référence : 2021 CF 1267

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2021

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MANDEEP SINGH MULTANI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision de 2020 par laquelle la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission) a rejeté la demande de suspension du casier du demandeur, M. Multani, en vertu de la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C-47.

[2] À l’audience, il a été révélé qu’un autre dossier connexe, le dossier T‑1051‑21, concernant la même décision, n’a pas encore été mis en état. Le demandeur a depuis quitté le Canada.

II. Contexte

[3] Le demandeur, un citoyen de l’Inde, est initialement entré au Canada en 2011 à titre d’étudiant étranger. Il a par la suite modifié son statut d’immigration à celui de travailleur étranger temporaire. Le ou vers le 5 mai 2013, il a été impliqué dans un accident de véhicule automobile et a été inculpé par la police. Le 1er août 2013, il a été déclaré coupable d’avoir eu la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur alors qu’il présentait une alcoolémie supérieure à 0,08, en contravention de l’alinéa 253(1)b) du Code criminel.

[4] En 2014, le demandeur a été impliqué dans un incident où il a « troublé la paix ». Le demandeur n’est pas certain de l’incident dont il est question. Il mentionne deux possibilités. Dans le premier cas, alors qu’il travaillait dans un restaurant, une bagarre a éclaté. Il a essayé de s’interposer et d’inciter les personnes à poursuivre leur bagarre à l’extérieur, puis a finalement appelé la police. Il n’a pas été accusé relativement à cet incident. Dans l’autre cas, alors qu’il était impliqué dans une dispute entre son propriétaire et son colocataire, il a appelé la police. Les policiers ont pris son nom et ses coordonnées en note. En 2018, le demandeur a été déclaré coupable de conduite avec un permis de conduire irrégulier. Il allègue qu’il conduisait à la place d’un ami qui ne se sentait pas bien.

[5] Aux environs du mois d’octobre 2017, le demandeur a communiqué avec Pardons and Waivers Canada (PWC) en vue d’obtenir un pardon pour sa déclaration de culpabilité. PWC est un organisme privé, mais le demandeur croyait à tort qu’il s’agissait de l’entité habilitée à accorder des pardons.

[6] En octobre 2017, le demandeur a été désigné dans le cadre du Programme des candidats des provinces de la Colombie‑Britannique pour devenir un résident permanent du Canada, et il a présenté sa demande de résidence permanente à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) le ou vers le 24 novembre 2017. Le demandeur a retenu les services d’une personne qu’il croyait être un consultant en immigration pour l’aider à remplir sa demande de résidence permanente.

[7] En octobre 2019, IRCC a fait état de ses doutes concernant l’admissibilité du demandeur au Canada, au motif qu’il n’avait pas révélé sa déclaration de culpabilité dans sa demande de résidence permanente en répondant « non » à une question au sujet de ses déclarations de culpabilité au Canada. Le demandeur soutient que le consultant en immigration – qui n’était pas un praticien autorisé, comme le demandeur l’a depuis découvert – a présenté des renseignements inexacts. Le demandeur a ensuite écrit à IRCC pour dire qu’il n’avait jamais eu l’intention de ne pas révéler certains renseignements.

[8] En fin de compte, PWC n’avait pas présenté de demande de suspension du casier en octobre 2017. Cette demande a finalement été présentée en janvier 2020.

[9] Le 12 août 2020, IRCC a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur, au motif qu’il était interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations. Le 24 août 2020, le demandeur a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale pour contester cette décision.

[10] Le 28 août 2020, le demandeur a reçu une lettre de la Commission indiquant que sa demande de suspension de casier serait vraisemblablement rejetée et qu’il avait 90 jours pour présenter d’autres observations écrites. La Commission avait fondé sa décision sur le fait que, à son avis, le demandeur n’était pas une personne de bonne moralité. Elle citait expressément l’incident où il a reçu une contravention pour conduite sans permis, son implication dans l’incident où il a troublé la paix, ainsi que son défaut de révéler sa déclaration de culpabilité à IRCC. Le 2 octobre 2020, le représentant du demandeur a formulé des observations écrites en réponse à cette lettre, qui contenaient une déclaration du demandeur concernant ses interactions avec la police et dans laquelle il expliquait pourquoi il n’avait pas révélé sa déclaration de culpabilité à IRCC.

[11] En novembre 2020, la demande de contrôle judiciaire du demandeur a fait l’objet d’un règlement et d’un désistement. Dans le cadre de ce règlement, IRCC a annulé sa décision et a accepté de se pencher à nouveau sur la demande de résidence permanente. IRCC n’a toujours pas rendu sa décision et, comme je l’ai déjà dit, le demandeur a quitté le Canada.

[12] La Commission a envoyé une lettre au demandeur en date du 27 novembre 2020 pour l’informer du rejet de sa demande de suspension du casier, à laquelle étaient joints ses motifs (au moyen d’un formulaire de recommandation) datés du 15 novembre 2020. Par la suite, le 18 décembre 2020, la Commission a reçu une lettre datée du 23 novembre 2020 de la part du nouvel avocat du demandeur, dans laquelle il lui donnait des renseignements et demandait une prorogation du délai pour répondre à l’intention de la Commission de refuser la suspension du casier. Bien qu’elle soit pâle, une estampille à la page 75 du dossier certifié du tribunal indique que la Commission a reçu cette lettre en décembre à la date indiquée. Le nom « Jessica M », à peine visible, figure en haut du document.

[13] L’avocat du demandeur a ensuite envoyé d’autres lettres à la Commission en date du 22 décembre 2020, qui contenaient d’autres observations à l’appui de la demande de suspension du casier de son client.

[14] Le 26 janvier 2021, l’avocat du demandeur a écrit à la Commission pour lui demander de réexaminer sa décision de rejeter la demande de suspension du casier de son client.

[15] Le 12 février 2021, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 15 novembre 2020 par laquelle la Commission a rejeté sa demande de suspension du casier.

III. Questions en litige

[16] Les questions qui se posent en l’espèce sont les suivantes :

  1. La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

  2. La décision de la Commission était‑elle raisonnable?

IV. Norme de contrôle

[17] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable (Vavilov c Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CSC 65 [Vavilov]). Comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Vavilov, « [l]orsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond […] [l]’analyse a […] comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable ». Je ne vois aucune raison de déroger à cette présomption en l’espèce. Par conséquent, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[18] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est, essentiellement, celle de la décision correcte, bien que cette approche ne soit pas optimale. Comme l’a résumé succinctement le juge Little dans la décision Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 :

À l’égard des questions d’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Plus précisément, qu’il soit question de la norme de contrôle de la décision correcte ou de l’obligation de la Cour de s’assurer que le processus a été équitable sur le plan procédural, le contrôle judiciaire d’une question relative à l’équité procédurale ne laisse aucune marge de manœuvre à la cour de révision ni n’autorise cette dernière à faire preuve de déférence. La question fondamentale demeure celle de savoir si la partie visée connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une occasion réelle et équitable d’y répondre […] Dans l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny a affirmé que « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non » (au paragraphe 35).

V. Analyse

A. La Commission a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?

[19] En résumé, le demandeur affirme que la Commission n’a pas tenu compte des deux autres observations qu’il a présentées (une requête en prorogation de délai en vue de fournir d’autres renseignements, datée du 23 novembre 2020, ainsi qu’une réponse détaillée datée du 22 décembre 2020). De plus, il affirme que la Commission n’a pas donné suffisamment de contexte au sujet de son implication dans l’incident où il a troublé la paix en 2014. En outre, il soutient que la Commission a indiqué qu’il a fait de fausses déclarations concernant son passé à l’Agence des services frontaliers du Canada, alors que c’était en réalité à IRCC.

[20] En particulier, le demandeur soutient qu’il n’a pas été traité avec suffisamment d’équité sur le plan procédural. Notamment, il fait valoir que la lettre du 23 novembre de la part de son avocat (qui a été reçue le 18 décembre selon l’estampille) a été reçue plus tôt (il affirme qu’elle a été livrée le 26 novembre 2020, comme l’indique un imprimé de Purolator). En conséquence, le demandeur soutient que la Commission avait cette lettre en main – laquelle, comme je l’ai déjà dit, indiquait qu’IRCC avait annulé sa décision fondée sur de fausses déclarations et que le demandeur désirait une prorogation du délai pour présenter d’autres observations.

[21] Bien que je ne sois pas d’avis que le suivi de la livraison de Purolator remplace toujours la date estampillée par la Commission, je fais remarquer que nous sommes dans une situation exceptionnelle en raison de la pandémie de COVID‑19 et que, bien que ce soit rare, il se pourrait qu’un document ait été livré sans avoir encore été estampillé. Le reçu de Purolator indique que la lettre a été ramassée au cabinet d’avocats à Abbotsford le 23 novembre et livrée à la bonne adresse de la Commission le 26 novembre.

[22] Dans sa lettre du 28 août 2020, la Commission indique ce qui suit : [traduction] « Selon la Loi, vous avez le droit de soumettre des observations écrites à l’examen de la CLCC avant qu’une décision définitive soit rendue. Ces observations devraient être transmises à la CLCC à l’adresse ci-dessous. » (Souligné dans l’original.) L’adresse indiquée est la même que celle à laquelle Purolator a livré les observations. La lettre indique également ce qui suit : « Les observations écrites […] doivent être reçues dans les 90 jours suivant la date de la présente lettre. Une fois qu’elles seront reçues, vos observations écrites seront soumises à l’examen de la Commission. » Si l’on compte quatre‑vingt‑dix (90) jours à compter du 28 août 2020, cela voudrait dire que le demandeur avait jusqu’au 26 novembre 2020 pour déposer ses observations écrites. Comme elle l’a indiqué dans son formulaire de décision, la Commission a procédé au premier vote le 24 août, au deuxième vote le 15 novembre et au dernier vote le 27 novembre. Le 27 novembre est le lendemain de la date à laquelle le document aurait été livré, d’après le bordereau de livraison de Purolator. Il semble que le document n’était pas à la disposition du décideur, mais, en rétrospective, il était effectivement à la disposition de la Commission avant l’expiration du délai prescrit pour présenter les observations, et il aurait donc dû être examiné.

[23] Il est difficile de blâmer le décideur, puisqu’il n’avait vraisemblablement pas le document en main. Toutefois, comme le document a été reçu à son bureau dans le délai prescrit, je suis d’avis qu’il aurait dû l’examiner lorsqu’il a procédé au dernier vote le lendemain. J’aimerais rappeler que nous traversions une période inhabituelle et que peu de gens étaient présents dans les bureaux physiques à ce stade de la pandémie, ce qui a causé une grande désorganisation, où des documents comme celui en cause ont été perdus ou égarés; par conséquent, ce qui serait normalement inconcevable – privilégier le document de Purolator à l’estampille de la Commission – ne l’est pas. D’après les faits, il s’agit de la solution à retenir, étant donné que le décalage entre la livraison par Purolator et la réception par la Commission démontre une certaine anomalie.

[24] Essentiellement, ce qui s’est passé était inéquitable pour le demandeur sur le plan de la procédure. La Commission a informé le demandeur qu’il pouvait présenter d’autres observations, en réponse à sa lettre indiquant que la demande serait vraisemblablement rejetée. Le demandeur a présenté des observations à l’intérieur de ce délai, mais, bien qu’elles aient été livrées, ces observations supplémentaires n’ont été reçues par la Commission que quelques semaines plus tard. Par conséquent, elles n’ont pas été examinées par la Commission lorsque celle‑ci a rendu sa décision définitive à l’issue de l’examen. Cela me paraît inéquitable. À mon sens, par souci d’équité, la Commission doit statuer à nouveau sur l’affaire en tenant compte de toutes les observations dont elle dispose, y compris les observations supplémentaires – qu’elle a expressément demandées et qui ont été livrées avant l’expiration du délai prescrit, mais qui, pour une raison quelconque, n’ont pas été reçues ni examinées.

[25] Pour ces motifs, je suis d’avis qu’il convient en l’espèce de renvoyer l’affaire à la Commission pour qu’elle procède à un nouvel examen en tenant compte des observations supplémentaires du demandeur.

[26] Je n’examinerai pas l’autre question en litige, puisque ma conclusion à l’égard de la première question en litige est déterminante en l’espèce. Les parties devraient confirmer avant la tenue du nouvel examen toute date limite pour présenter les observations ainsi que tous les éléments qui seront présentés au décideur dans le cadre du nouvel examen, compte tenu de toutes les autres demandes connexes dont la Cour fédérale est saisie, du délai de deux ans qui s’est écoulé depuis, ainsi que des autres décisions en suspens. Le demandeur devrait envisager de se désister de l’autre demande dont la Cour est actuellement saisie, puisqu’il pourrait y avoir double emploi.

[27] Le demandeur n’a pas sollicité les dépens dans sa demande, mais l’a fait lorsqu’on lui a demandé à l’audience. Compte tenu des faits extraordinaires liés à la pandémie, ainsi que du critère élevé d’adjudication des dépens, je refuserai d’accorder les dépens au demandeur.


JUGEMENT dans le dossier T-261-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-261-21

 

INTITULÉ :

MANDEEP SINGH MULTANI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SEPTEMBRE 2021

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 NOVEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Harry Virk

 

POUR Le demandeur

Brett J. Nash

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Liberty Law Corporation

Abbotsford (Colombie‑Britannique)

POUR Le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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