Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20211125


Dossier : IMM-6533-20

Référence : 2021 CF 1307

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

KRISHNA PRASAD KHAREL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Krishna Prasad Kharel, est un citoyen népalais qui dit craindre d’être persécuté par le Parti communiste du Népal [les maoïstes], par l’aile jeunesse de leur organisation, la Ligue de la jeunesse communiste [la LJC], et par une faction dissidente connue sous le nom de Parti maoïste Biplav [le PMB], et ce, en raison de ses liens avec le Parti du Congrès népalais [le PCN]

[2] M. Kharel est arrivé au Canada en septembre 2019 alors qu’il était membre de l’équipage d’un navire de croisière. Il a tenté de déposer une demande d’asile, mais, pour des raisons qui demeurent obscures au vu du dossier, il a été arrêté et détenu pendant un certain temps. Il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] en novembre 2019, et a été remis en liberté peu après.

[3] Le 31 mars 2020, un agent principal d’immigration [l’agent] a rendu une décision défavorable au demandeur à l’issue de l’ERAR. L’agent a attribué peu de poids aux éléments de preuve documentaire présentés par le demandeur pour corroborer son récit, et a conclu qu’il n’avait pas établi qu’il risquait d’être soumis à la torture, à la persécution ou à des traitements ou peines cruels et inusités, ou que sa vie serait mise en péril s’il était renvoyé au Népal. M. Kharel a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision conformément à l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[4] Avant de rejeter la demande d’ERAR, l’agent a estimé qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience. Compte tenu des préoccupations exprimées par l’agent à l’égard des éléments de preuve documentaire, je suis d’avis qu’il était tenu de motiver son refus d’accorder une audience à M. Kharel. En l’espèce, le défaut de l’agent de fournir des motifs constitue un manquement à l’obligation d’équité et rend sa décision déraisonnable. La demande est accueillie. Mes motifs suivent.

II. Contexte

[5] M. Kharel affirme que son père était un membre actif du PCN connu des maoïstes. M. Kharel a rejoint l’aile étudiante du PCN pendant sa première année d’études universitaires en 2010. Il a adhéré au PCN en décembre 2011 puis a travaillé quelque temps à l’étranger et, à son retour au Népal en 2018, il a participé à la mise en place d’une association de jeunes affiliée au PCN. Il affirme que, dans le cadre de ses fonctions, il a ouvertement critiqué le PMB et qu’il a reçu, au début de janvier 2019, un appel menaçant lui ordonnant de cesser de critiquer les maoïstes. Il rapporte que, plus tard au cours du même mois, un dirigeant local du PMB l’a interpellé, agressé et averti de nouveau qu’il ne devait pas continuer à critiquer le PMB. Suivant les conseils du PCN, il a signalé l’agression à la police. Il déclare que les menaces ont continué, et que des membres du PMB, qui était à sa recherche, se sont présentés au domicile de ses parents une semaine plus tard. Il a quitté le Népal peu après. Il ajoute que les maoïstes se sont à nouveau rendus chez ses parents en février 2019 pour tenter de le retrouver et qu’ils ont agressé son père, qui a été hospitalisé pour une blessure à la tête. Son père est décédé en mars 2019.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[6] L’agent a conclu que M. Kharel n’avait établi, selon la prépondérance des probabilités, ni qu’il occupait des fonctions précises au PCN, ni que le PMB ou son dirigeant local l’avait agressé ou menacé, ni que le PMB avait joué un rôle dans la mort de son père. Par ailleurs, l’agent a jugé que le demandeur avait établi qu’il avait été associé au PCN et que son père était mort des suites d’un traumatisme crânien.

[7] M. Kharel a présenté un certain nombre de documents à l’appui de sa demande :

  • 1) une lettre du PCN attestant de ses activités politiques. L’agent a accordé peu de poids à cette lettre, soulignant que son auteur n’avait pas décrit ses relations personnelles avec M. Kharel, ni expliqué comment il avait eu connaissance des événements qu’il relatait. Selon l’agent, la lettre ne précisait pas la nature de l’engagement de M. Kharel auprès du PCN, ne faisait que vaguement allusion à l’agression survenue en janvier 2019 et ne confirmait pas que le PCN avait conseillé au demandeur de contacter la police après cette agression. En outre, la lettre ne mentionnait pas la mort du père de M. Kharel. L’agent a également relevé l’absence de coordonnées et le fait qu’un élément de sécurité (un tampon) n’avait pas été traduit;

  • 2) une lettre qui aurait été remise à M. Kharel lorsqu’il a été agressé par le dirigeant local du PMB en janvier 2019. L’agent a jugé que cette lettre avait une faible valeur probante. Il a souligné que la lettre n’exprimait pas une intention de nuire à M. Kharel, mais dénotait plutôt une volonté vaguement formulée de le recruter afin de l’éloigner du PCN, et sollicitait un don de recrutement. L’agent s’est appuyé sur un rapport de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour conclure que le PMB ne recourait pratiquement plus à des lettres de menaces et que celles qu’il continuait d’envoyer visaient principalement des hommes d’affaires ou des politiciens. Étant donné que le demandeur ne correspond ni à l’un ni à l’autre de ces profils, l’agent a estimé que sa situation était peu susceptible d’être comparable à celle des personnes exposées à un risque accru de recevoir des lettres de menaces de la part du PMB. L’agent a également fait remarquer que la caractéristique de sécurité (un tampon) n’avait pas été traduite;

  • 3) Un rapport d’hôpital et un certificat de décès constatant la mort du père de M. Kharel. L’agent a accordé un poids minime à ces documents, soulignant qu’ils n’indiquaient ni les circonstances à l’origine des blessures ni la cause du décès et donc qu’ils ne permettaient pas de conclure à une implication du PMB;

  • 4) Une lettre signée sous serment par la mère du demandeur, qui relate les événements allégués, notamment l’agression subie par le père de M. Kharel. L’agent a conclu que la lettre n’avait pas une force probante suffisante pour établir la véracité du récit de M. Kharel. L’agent a constaté l’absence de pièces d’identité et d’explication sur la manière dont M. Kharel avait pu recevoir la lettre, et souligné que les seules coordonnées contenues dans la lettre consistaient en une adresse temporaire. L’agent a jugé que le contenu de la lettre était vague et prêtait parfois à confusion. En outre, l’agent a consulté Google Maps pour recenser les divers hôpitaux et centres de santé situés à proximité du domicile de la famille et a conclu qu’il était « illogique » que le père de M. Kharel ait été soigné dans un hôpital éloigné du lieu de l’agression dont il aurait été victime;

  • 5) Une lettre d’un inspecteur de police adjoint qui avait pour but de confirmer le dépôt d’une plainte à la police après l’agression de janvier 2019 qui aurait été perpétrée par le chef local du PMB. L’agent a jugé que cette lettre avait une valeur probante minimale parce qu’elle ne contenait pas le premier rapport de police concernant l’incident, ne mentionnait pas le numéro de la plainte originale et ne comportait pas de description détaillée de l’agression signalée.

[8] L’agent a conclu que M. Kharel n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention, soulignant que les efforts persistants déployés pour le convaincre d’adhérer à un autre parti politique et de faire des dons n’équivalaient pas à de la persécution et n’avaient pas grandement entravé ses activités politiques. L’agent a jugé que le demandeur n’avait pas non plus qualité de personne à protéger, étant donné que les éléments de preuve présentés ne suffisaient pas à démontrer qu’il serait personnellement exposé à un risque de préjudice s’il devait retourner au Népal.

IV. Questions en litige

[9] La demande soulève un certain nombre de questions. Cependant, le défaut de l’agent d’expliquer pourquoi il a conclu qu’une audience n’était pas nécessaire s’avère déterminant et constitue la seule question que j’ai besoin d’aborder.

V. Norme de contrôle

[10] L’omission de l’agent d’expliquer son refus de tenir une audience a trait à l’équité de la procédure (Montesinos Hidalgo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1334 aux para 11-12 [Hidalgo]).

[11] La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit chercher à savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [CFCP]). Cet exercice de révision est « [TRADUCTION] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » (CFCP, au para 54).

VI. Analyse

[12] M. Kharel soutient que, si l’agent a expliqué ses conclusions concernant les éléments de preuve documentaire corroborants par le poids et la valeur probante qu’il leur a accordés, ces conclusions reposaient en réalité sur de nombreuses conclusions défavorables en matière de crédibilité. En définitive, l’agent n’a pas cru l’allégation principale du demandeur. Or, selon M. Kharel, lorsque, comme en l’espèce, la crédibilité du demandeur est en cause, que le risque n’a pas été évalué au préalable et que le demandeur a sollicité une audience, l’équité exige que l’agent fournisse des motifs pour justifier l’inutilité d’une audience.

[13] Certes, dans la décision, l’agent formule ses réserves sur la preuve sous l’angle du poids qu’il lui accorde. Cependant, la Cour doit regarder au-delà des mots utilisés pour savoir si la crédibilité était véritablement en cause (Hidalgo, au para 16, citant Matute Andrade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1074 au para 31).

[14] Après avoir examiné attentivement les motifs de l’agent, je ne puis conclure avec certitude que la crédibilité était étrangère à son évaluation de la preuve, y compris la preuve portant sur des aspects essentiels de la crainte alléguée par M. Kharel, à savoir les menaces téléphoniques qu’il dit avoir reçues et l’agression qu’aurait subie son père aux mains de membres du PMB. Par exemple, l’agent souligne expressément que M. Kharel n’a pas produit l’historique des appels de son téléphone, auquel l’agent suppose qu’il devait avoir accès puisqu’il n’avait pas déclaré avoir perdu son téléphone. Cette observation laisse sous-entendre que l’omission de M. Kharel de fournir ces informations affaiblit son affirmation selon laquelle il a subi des menaces. L’agent a écarté la lettre signée sous serment par la mère de M. Kharel qui corrobore l’agression de son père par le PMB en se fondant en partie sur son [traduction] « utilisation d’un moteur de recherche accessible au public » pour trouver l’emplacement des hôpitaux au Népal, concluant de cette recherche que le choix, par la mère du demandeur, de l’hôpital où emmener le père du demandeur était illogique. Cette analyse mettait implicitement en doute un autre élément clé du récit de M. Kharel.

[15] L’alinéa 113b) de la LIPR dispose qu’une audience peut être tenue dans le cadre de l’examen d’une demande de protection si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires. Ces facteurs sont énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR], qui est rédigé comme suit:

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

167. For the purpose of determining whether a hearing is required under paragraph 113(b) of the Act, the factors are the following:

(a) whether there is evidence that raises a serious issue of the applicant's credibility and is related to the factors set out in sections 96 and 97 of the Act;

(b) whether the evidence is central to the decision with respect to the application for protection; and

(c) whether the evidence, if accepted, would justify allowing the application for protection

[16] La défenderesse soutient, et je suis d’accord, que les trois facteurs énoncés à l’article 167 sont cumulatifs (Demirovic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1284 au para 10; Cosgun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 400 au para 32; Hidalgo, au para 15). Le fait que ces facteurs réglementaires existent dans une affaire donnée ne mène pas inévitablement à la conclusion qu’une audience doit être tenue. En effet, l’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’« une audience peut être tenue ». La convocation d’une audience relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent (Begashaw c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1167 aux para 15, 19).

[17] Je reconnais que l’équité procédurale n’exige pas que l’agent motive systématiquement l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Selon la jurisprudence, l’obligation d’équité procédurale est éminemment variable, intrinsèquement souple et son contenu est tributaire du contexte, et est déterminée par de nombreux facteurs (Vavilov, au para 77; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 23-27).

[18] Toutefois, lorsque les motifs donnent à penser que la crédibilité était en cause et que le demandeur a expressément sollicité une audience, comme c’est le cas en l’espèce, l’équité exige au minimum que l’agent explique pourquoi le demandeur ne devait pas se voir accorder la possibilité de dissiper ses préoccupations. En l’espèce, les préoccupations de l’agent concernaient non seulement les éléments de preuves manquants qui, selon lui, auraient dû être présentés, mais résultaient également de sa propre [traduction] « utilisation d’un moteur de recherche accessible au public » pour se renseigner sur l’emplacement des centres de santé au Népal (Zemo c Canada (Mnistre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 800 au para 18; Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103 au para 12; Rana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 36 au para 40). Non seulement le défaut de l’agent de motiver sa décision remet en cause l’équité du processus, mais il empêche également la cour de révision d’évaluer le caractère raisonnable de sa conclusion.

VII. Conclusion

[19] La demande est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question grave aux fins de certification et je suis convaincu que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6533-20

LA COUR STATUE :

  1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision est infirmée;

  2. l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6533-20

 

INTITULÉ :

KRISHNA PRASAD KHAREL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Michael Korman

 

POUR LE DEMANDEur

 

Mary Matthews

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.