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Date : 20211119


Dossier : IMM-2359-21

Référence : 2021 CF 1270

Ottawa (Ontario), le 19 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

Ajay ARORA

Milan ARORA

Daksh ARORA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Lorsqu’il existe une possibilité de refuge intérieur [PRI], il incombe au demandeur d’asile d’établir avec des preuves objectives qu’il existe une possibilité sérieuse d’être persécuté dans la PRI proposée ou que les conditions dans la PRI proposée rendent déraisonnable la réinstallation dans cette région, compte tenu de toutes les circonstances, y compris sa propre situation personnelle. Le seuil à atteindre est d’établir « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l’existence de telles conditions » (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164 au para 15).

[2] Ajay Arora, son épouse, Milan Arora et leur fils mineur demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] qui établit que les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, car ils ont une PRI à Bangalore, dans l’État du Karnataka, en Inde.

[3] Cependant, je ne vois rien de déraisonnable de la part de la SAR de conclure que les demandeurs n’ont pas démontré qu’il serait possible pour leurs agents de persécution de les retrouver à Bangalore sans l’aide de l’appareil étatique, que les agents de persécution pourraient les retrouver au moyen des informations qui apparaissent sur leurs cartes d’identification nationale ou que la police de leur lieu de résidence antérieure aurait la capacité de déposer ou serait motivée à déposer de fausses accusations criminelles contre eux. Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

II. Faits

[4] M. Arora est né et a grandi à Pehowa, dans l’État de l’Haryana, en Inde. À partir du moment où M. Arora a commencé à travailler pour le parti Indian National Lok Dal [INLD] en juin 2013, des membres du Bharatiya Janata Party [BJP] ont commencé à le harceler et à menacer de s’en prendre physiquement à lui et à sa famille s’il ne rejoignait pas leur parti.

[5] En mars 2016, des membres du BJP ont arrêté M. Arora, qui circulait à motocyclette, et l’ont incité à rejoindre leur parti s’il ne voulait pas qu’ils s’en prennent à sa famille. À la suite de cet événement, M. Arora, effrayé, a décidé de partir avec sa femme et leur fils vivre chez sa sœur à Beas, dans l’État du Pendjab. Ils y sont restés 15 jours, car M. Arora devait retourner travailler dans les camps du INLD.

[6] Le 29 mai 2016, alors que M. Arora retournait d’un camp du INLD, il a été renversé de sa motocyclette et attaqué par des membres du BJP. À la suite de cette agression, M. Arora et sa femme se sont rendus au poste de police afin de déposer une plainte contre les individus qui l’avaient agressé. Le policier a refusé de prendre leur plainte et les a plutôt menacés de déposer une plainte contre M. et Mme Arora et de les incarcérer. Ils ont donc quitté le poste de police sans déposer leur plainte.

[7] M. Arora a quitté l’Inde en juin 2016 avec l’aide de son oncle. Mme Arora et son fils sont restés en Inde chez des membres de leur famille. En juillet 2016, des inconnus ont questionné Mme Arora à propos de l’endroit où se trouvait son mari et l’ont menacée de représailles si elle ne le leur divulguait pas. À la suite de cet événement, Mme Arora a décidé de se cacher avec son fils chez des membres de la famille. Toutefois, des membres du BJP ont retracé Mme Arora et son fils et les ont menacés de nouveau. Apeurée, Mme Arora s’est enfuie à la course avec son fils, qui s’est blessé en trébuchant. À la suite de cet événement, Mme Arora et son fils ne sont pratiquement plus sortis et ont changé plusieurs fois d’endroit de peur d’être retrouvés par les membres du BJP.

[8] M. Arora est arrivé aux États-Unis en août 2016 et y a déposé immédiatement une demande d’asile. En juin 2017, Mme Arora a décidé de quitter l’Inde avec son fils et a commencé à effectuer des démarches pour obtenir des visas de visiteur pour le Canada. Après avoir obtenu les visas de visiteur, ils sont partis pour le Canada le 25 décembre 2017. Entre-temps, M. Arora a abandonné sa demande d’asile et a quitté les États-Unis pour rejoindre sa famille au Canada en juin 2018 où les demandeurs ont demandé l’asile le 17 août 2018.

III. Décisions des tribunaux inférieurs

[9] La SPR, dans une décision datée du 15 juillet 2020, a conclu à l’existence d’une PRI à Bangalore. La SPR n’a pas été convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait une possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés à Bangalore. Ayant entrepris une analyse détaillée des moyens dont disposeraient les agents de persécution pour retrouver les demandeurs à Bangalore, la SPR a conclu que les moyens avancés par les demandeurs ne sont que de simples suppositions, car il n’y a pas de preuve objective démontrant que le gouvernement indien utilise les données provenant de la carte d’identification nationale pour retracer des individus et que les demandeurs pourraient être retracés à l’aide des banques de données policières et du système de vérification des locataires.

[10] De plus, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’est pas déraisonnable que les demandeurs déménagent à Bangalore, compte tenu de leur situation avantageuse – vu leur éducation et leurs compétences linguistiques pour y trouver un emploi – et de leur capacité d’adaptation.

[11] Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR n’avait pas pris en considération l’ensemble de la preuve documentaire du cartable national de documentation [CND] sur les bases de données policières et le système de vérification des locataires.

[12] La SAR, dans une décision du 12 mars 2021, a conclu que la SPR a eu raison de conclure que Bangalore était une PRI viable pour les demandeurs. En premier lieu, la SAR a déterminé que les demandeurs n’ont pas démontré qu’il serait possible pour les agents de persécution de les retrouver à Bangalore sans l’aide de l’appareil étatique puisque le BJP n’est pas le parti au pouvoir dans l’État du Karnataka. En deuxième lieu, la SAR est du même avis que la SPR, à savoir que les demandeurs n’ont pas démontré que les agents de persécution seraient en mesure de les retrouver au moyen des données liées à la carte d’identification nationale. En troisième lieu, la SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas établi que la police corrompue du lieu où ils résidaient antérieurement aurait la capacité de déposer ou serait motivée à déposer de fausses accusations criminelles contre eux.

[13] En ce qui concerne les arguments des demandeurs, la SAR conclu que la SPR n’a pas commis d’erreur en faisant défaut de considérer l’ensemble de la preuve documentaire du CND sur les bases de données policières et le système de vérification des locataires. Plus précisément, la SAR a examiné la question de savoir :

si les policiers de Bangalore seraient susceptibles de consulter le système [Crime and Criminal Tracking Network and Systems] à l’égard des appelants une fois l’inscription au système de vérification des locataires entame [sic], s’ils y retrouveraient quelques informations que ce soit émanant de policiers corrompus de l’état de Haryana, et si ces informations, le cas échéant, seraient susceptible [sic] de leur [sic] faire communiquer avec les collègues de l’état de Haryana […]

[14] La SAR a examiné les documents du CND et a décidé « d’accorder plus de poids aux sources les plus récentes qui réfèrent à la réalité la plus actuelle, plutôt que celles qui référèrent [sic] aux échecs de systèmes qui n’existent plus ou de vanter les mérites de ce que la technologie promet de faire à l’échèle [sic] nationale un jour ».

[15] Ainsi, après avoir examiné l’ensemble de cette preuve, la SAR a conclu qu’il n’a pas été établi que le processus de vérification des locataires et les systèmes informatiques tels que le Crime and Criminal Tracking Network and Systems [CCTNS] exposent les demandeurs à un risque à Bangalore. La SAR a ajouté que, de toute façon, il n’est « pas établi que des policiers corrompus du lieu de résidence antérieure aient mis la moindre information dans des systèmes informatiques accessibles à la police de Bangalore » et « il demeure spéculatif de prétendre que les policiers ou autres autorités de Bangalore, seraient suffisamment intéress[é]s par ces entrées informatiques pour communiquer avec la police du lieu de résidence antérieure ».

IV. Question en litige

[16] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de la SAR est-elle raisonnable?

V. Norme de contrôle

[17] Les parties sont d’avis que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est la norme de la décision raisonnable (Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11). Je suis d’accord.

[18] Le rôle de la Cour est donc de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable, c’est-à-dire si elle est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est en soi transparente, intelligible et justifiée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 85-86, 100 [Vavilov]).

[19] Les conclusions de la SAR sur l’existence d’une PRI reposent sur son évaluation de l’ensemble de la preuve et commandent un degré élevé de retenue de la part de la Cour (Singh c Canda (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 459 au para 23 [Singh 2021]).

[20] La Cour doit donc s’abstenir d’examiner à nouveau la preuve qui se trouvait devant la SAR, à moins que celle-ci se soit « fondamentalement mépris[e] sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en [ait] pas tenu compte » (Singh 2021 au para 23; Vavilov aux para 125-26).

VI. Analyse

[21] Le critère pour établir l’existence d’une PRI comprend deux volets. La SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités : (1) qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution pour les demandeurs dans la région où se trouve Bangalore; et (2) qu’il n’est pas déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle des demandeurs, qu’ils cherchent refuge à Bangalore (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 aux pp 709-11).

[22] Les demandeurs ne contestent que les conclusions de la SAR concernant le premier volet du critère. Ils soutiennent essentiellement que la SAR, bien qu’elle ait « fait une analyse très détaillée de la preuve objective », aurait écarté des éléments de preuve se trouvant dans le CND qui n’appuyaient pas son raisonnement concernant le système de vérification des locataires et le CCTNS. Selon les demandeurs, en se basant sur ces extraits du CND, il est raisonnable de croire qu’ils seraient retracés par les membres du BJP s’ils s’installaient à Bangalore.

[23] Je ne peux pas souscrire à l’argument des demandeurs. Il ressort des motifs de la SAR qu’elle était bien au fait que les documents du CND présentaient des informations contradictoires :

[21] Avant d’examiner la preuve relative à ces questions, il me paraît pertinent de préciser que la preuve documentaire du [CND] porte facilement à confusion pour plusieurs raisons. […]

[23] Quant au CCTNS, selon la réponse récente que l’on retrouve à l’onglet 10.13, il comporte une composante centrale et une composante étatique. Même si le CCTNS est fonctionnel dans 91 % des postes de police selon certaines sources, ou encore que 55 % des policiers y ont accès, la composante centrale, qui a pour fonction d’héberger les données provenant de l’ensemble du pays, n’est pas, selon moi, fonctionnelle ou fiable. En effet, la composante centrale du CCTNS importe les données du National Data Centre (NDC), qui importe à son tour les données des divers états de leur State Data Centre (SDC). Or, l’importation des données a été interrompue au début de l’année 2017 lorsque des incompatibilités entre les divers logiciels ont été constatées. Rien n’indique que l’importation de ces données ait repris par la suite avec succès. Je ne suis donc pas d’accord avec l’affirmation faite par les appelants que l’implantation du système s’est largement concrétisée.

[24] Je préfère donc accorder plus de poids aux sources les plus récentes qui réfèrent à la réalité la plus actuelle, plutôt que celles qui référèrent [sic] aux échecs de systèmes qui n’existent plus ou de vanter les mérites de ce que la technologie promet de faire à l’échèle [sic] nationale un jour, tel que démontré par des projets pilotes promettants [sic].

[24] Durant l’audience, les demandeurs n’ont avancé qu’un seul argument : bien que la SAR ait déclaré au paragraphe 24 de sa décision qu’elle accorderait plus de poids aux sources les plus récentes, elle n’a pas pris en compte toutes les sources récentes. Je ne vois pas de substance à cet argument.

[25] Il est reconnu qu’un décideur est présumé avoir soupesé et examiné l’ensemble de la preuve à moins que le contraire ne soit établi (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 au para 38 [Singh 2020]). De plus, la Cour suprême du Canada a établi qu’il « se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Ainsi, l’omission de mentionner certains éléments de preuve ne signifie pas que la SAR les a ignorés.

[26] Il revient à la SAR de déterminer quels éléments de preuve elle juge les plus probants pour appuyer ses conclusions et la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve et à y substituer sa propre évaluation (Singh 2021 au para 20; Singh 2020 au para 39).

[27] De plus, il importe de noter que les demandeurs ne contestent pas les autres conclusions de la SAR. Ainsi, la preuve objective avancée par les demandeurs ne contredit pas les autres conclusions de la SAR, notamment qu’il n’était pas établi que des policiers de l’Haryana aient entré la moindre information dans le CCTNS et qu’il demeurait hypothétique de prétendre que des policiers de Bangalore seraient suffisamment intéressés par les demandeurs pour contacter les policiers de l’Haryana.

[28] La SAR a constaté que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve réelle et concrète que les agents de persécution seraient en mesure de les retracer à Bangalore (Adebayo c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 330 au para 53). Bref, en l’espèce, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer que la PRI est déraisonnable, et je n’ai pas été convaincu que la décision de la SAR était déraisonnable dans les circonstances.

VII. Conclusion

[29] Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT au dossier IMM-2359-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2359-21

 

INTITULÉ :

AJAY ARORA, MILAN ARORA, DAKSH ARORA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Pierre-Emmanuel Girard

Pour leS demandeurS

Me Caroline Doyon

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blain Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour leS demandeurS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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