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Date : 20211122


Dossier : IMM‑3261‑20

Référence : 2021 CF 1281

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MARILYN POULETT LOPEZ SANTOS

HEIDY ALEJO LOPEZ

MARIA JOSE ALEJO LOPEZ (représentées par leur tutrice à l’instance

MARILYN POULETT LOPEZ SANTOS)

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. SURVOL

[1] La demanderesse principale, Marilyn Poulett Lopez Santos, et ses deux filles mineures sont des citoyennes du Mexique. Elles ont demandé l’asile au Canada parce qu’elles disent craindre avec raison d’être persécutées au Mexique par l’ex‑époux de Mme Lopez Santos, le père des demanderesses mineures.

[2] La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) a rejeté les demandes d’asile des demanderesses au motif qu’elles disposent d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Mexico. Les demanderesses ont fait appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la CISR. Dans sa décision datée du 4 mars 2020, la SAR a rejeté l’appel des demanderesses et a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demanderesses n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger.

[3] Les demanderesses sollicitent aujourd’hui le contrôle judiciaire de la décision de la SAR conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Elles invoquent plusieurs moyens pour contester la décision de la SAR, mais il suffit d’en examiner deux. Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je conviens avec les demanderesses que la SAR n’a pas respecté les principes d’équité procédurale étant donné qu’elle a exprimé de nouveaux doutes quant à la crédibilité de Mme Lopez Santos – qui n’avait aucune raison de croire que de tels doutes seraient soulevés et qui, par conséquent, n’a pas eu l’occasion d’y répondre. Je conviens aussi que la conclusion défavorable de la SAR quant à la crédibilité est déraisonnable vu le défaut de la SAR de tenir compte, entre autres choses, du formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) modifié que Mme Lopez Santos avait produit devant la SPR. Prises ensemble, ces lacunes font douter du caractère raisonnable et équitable de la décision. La SAR a estimé que l’existence d’une PRI valable était déterminante dans sa décision de rejeter l’appel, et le fait qu’elle a jugé Mme Lopez Santos non crédible était un élément important de son analyse. La demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour réexamen.

II. LE CONTEXTE

[4] Madame Lopez Santos est née à Macuspana, dans l’État du Tabasco (Mexique), en mars 1988. Elle a grandi dans un milieu familial violent. Elle‑même, son frère et sa mère ont subi des violences physiques et psychologiques de la part de son père.

[5] À l’âge de 15 ans, Mme Lopez Santos a fait la rencontre d’une personne que nous appellerons simplement Juan Carlos. Ils ont commencé à se fréquenter. À l’âge de 19 ans, Mme Lopez Santos a appris qu’elle était enceinte, et elle et Juan Carlos se sont mariés en septembre 2007. Ils cohabitaient dans un appartement à Macuspana, lequel était payé par la mère de Juan Carlos. En janvier 2008, leur fille Heidy est née. Une deuxième fille, Maria Jose, est née en juin 2010.

[6] Tout au long de leur relation, mais surtout après leur mariage, Juan Carlos a fait preuve de violence physique, psychologique, sexuelle et verbale envers Mme Lopez Santos. Jaloux et contrôlant, il tendait à devenir violent surtout après avoir consommé de l’alcool, ce qu’il faisait fréquemment et souvent de manière excessive. Juan Carlos n’a jamais été violent envers leurs filles, mais elles ont été témoins des sévices qu’il a infligés à Mme Lopez Santos.

[7] Madame Lopez Santos et Juan Carlos se séparaient et se réconciliaient à intervalles. Ils se sont séparés pour la première fois en juin 2008 : Mme Lopez Santos est partie avec Heidy (qui n’était encore qu’un nourrisson) pour aller chez ses parents à Macuspana parce qu’elle craignait pour sa propre sécurité. Plus tard, les époux se sont réconciliés, et Juan Carlos a rejoint Mme Lopez Santos et leur fille au domicile des parents de Mme Lopez Santos. Ils se sont de nouveau séparés en août 2010, peu après la naissance de Maria Jose, Juan Carlos étant prié de quitter le domicile après que Mme Lopez Santos a appris qu’il fréquentait une autre femme.

[8] Madame Lopez Santos a finalement demandé le divorce en janvier 2011, lequel a été prononcé en novembre 2011. La garde des filles a été confiée à Mme Lopez Santos, mais Juan Carlos avait un droit de visite. Madame Lopez Santos a continué à vivre au domicile de ses parents avec ses filles.

[9] Durant leurs séparations et après leur divorce, Juan Carlos menaçait et harcelait constamment Mme Lopez Santos. Il se rendait sur ses lieux de travail ou à son domicile. Il la suivait dans la rue.

[10] En septembre 2013, Mme Lopez Santos et Juan Carlos se sont encore réconciliés. Juan Carlos a réintégré le domicile familial. Il avait convaincu Mme Lopez Santos qu’il avait cessé de boire, qu’il fréquentait le groupe d’entraide « Alcooliques Anonymes » et qu’il trouverait du travail pour aider à subvenir aux besoins de la famille. Or, il a recommencé à consommer de l’alcool, et les violences verbales et la jalousie ont également repris. Il a de nouveau été prié de quitter le domicile en décembre 2015. Après leur nouvelle séparation, Juan Carlos a continué de harceler et de menacer Mme Lopez Santos.

[11] Madame Lopez Santos a décrit un incident survenu en juin 2016 lors d’une rencontre avec Juan Carlos dans la rue. Il était intoxiqué. Il a crié contre elle, l’a menacée et lui a lancé son téléphone cellulaire, frappant Mme Lopez Santos à la jambe et lui causant une ecchymose. Madame Lopez Santos a relaté avoir signalé cet incident à la police, et avoir demandé aux autorités des mesures de protection pour elle et ses filles contre Juan Carlos. Une copie du rapport de police a été produite devant la SPR.

[12] En décembre 2016, Mme Lopez Santos a été agressée par son père lorsqu’elle est intervenue pour l’empêcher d’agresser sa mère. Cet incident a également été signalé à la police.

[13] En février 2017, Mme Lopez Santos a commencé à consulter un thérapeute, qui lui a dit qu’elle risquait de reproduire dans sa propre vie la relation de violence vécue par ses parents et qui lui a recommandé de se retirer de ce milieu. En mars 2017, Mme Lopez Santos a décidé de quitter le Mexique avec ses filles. Sur les conseils d’un cousin, elle a décidé de se rendre au Canada avec elles. Cependant, ses filles n’avaient pas de passeport. Juan Carlos devait co‑signer les demandes de passeport, mais il refusait de le faire.

[14] Enfin, sous prétexte d’une réconciliation avec lui, Mme Lopez Santos a proposé à Juan Carlos de partir au Canada avec elle et leurs filles, et il a accepté. Il a également accepté de signer les demandes de passeport pour ses filles. Ces passeports ont été délivrés en juillet 2017. En octobre 2017, Mme Lopez Santos a fait une courte visite au Guatemala avec ses filles et sa mère pour rendre visite à sa grand‑mère âgée.

[15] Le 5 novembre 2017, Mme Lopez Santos, Juan Carlos et leurs filles ont quitté le Mexique pour le Canada. Ils y sont arrivés le jour même. Juan Carlos était toujours violent. Peu après leur arrivée au Canada, Mme Lopez Santos et ses filles ont emménagé dans un refuge. Juan Carlos, qui recherchait Mme Lopez Santos, lui transmettait des messages par l’entremise de tiers : il lui disait qu’à défaut de l’informer où étaient ses filles, il trouverait le moyen de les faire expulser vers le Mexique. Elle a autorisé ses filles à le rencontrer dans des lieux publics à quelques reprises. Cependant, comme Juan Carlos continuait à être violent, elle a coupé tout contact avec lui. Par l’entremise de tiers, Juan Carlos a continué de les menacer, disant qu’il veillerait à ce qu’elles soient toutes forcées de retourner au Mexique.

[16] Les demanderesses ont présenté des demandes d’asile en décembre 2017. D’après Mme Lopez Santos, Juan Carlos aurait ensuite été expulsé vers le Mexique. Il a gardé contact avec ses filles par l’intermédiaire des réseaux sociaux.

[17] Madame Lopez Santos dit, dans l’exposé circonstancié de son FDA modifié, qu’elle craint que Juan Carlos lui fasse du mal si jamais elle retourne au Mexique. Il a été obsédé par elle pendant 15 ans et elle craint qu’il le soit encore. Jamais il ne l’a laissée tranquille, même quand elle tentait de mettre fin à la relation. Elle craint qu’il puisse la retrouver par l’intermédiaire de leurs filles ou de ses proches, avec lesquels il est resté ami.

[18] L’audience devant la SPR a eu lieu le 19 février et le 8 avril 2019. Le 2 mai 2019, la SPR a rendu sa décision par laquelle elle rejetait les demandes d’asile et concluait que les demanderesses n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[19] Madame Lopez Santos a confirmé qu’elle ne craignait plus son père. Sa demande d’asile était principalement fondée sur sa crainte de Juan Carlos. La SPR a reconnu que Mme Lopez Santos avait souffert de violence familiale et conjugale; elle a également reconnu que Mme Lopez Santos et Juan Carlos avaient eu une relation [traduction] « instable » qui [traduction] « a pu s’accompagner d’une certaine violence physique ». La SPR a accordé un [traduction] « poids important » au témoignage de Mme Lopez Santos concernant sa relation avec Juan Carlos. La SPR a fait la remarque suivante : [traduction] « Le tribunal a examiné attentivement le témoignage de [Mme Lopez Santos], son exposé circonstancié et les autres éléments de preuve à l’appui, et il reconnaît que [Mme Lopez Santos] a été – périodiquement, au cours de sa relation avec son ex‑époux ponctuée de ruptures –victime d’un mari violent, et qu’elle a grandi dans un foyer où elle a connu la violence familiale ».

[20] Toutefois, la SPR a conclu que les demanderesses disposaient d’une PRI valable à Mexico. Plus spécifiquement, la SPR a estimé qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse qu’elles soient persécutées par Juan Carlos à Mexico, et qu’il n’était pas objectivement déraisonnable que les demanderesses s’y installent.

[21] S’agissant de la menace posée par Juan Carlos, la SPR a estimé que le témoignage de Mme Lopez Santos n’avait pas permis d’établir que Juan Carlos était motivé à la retrouver et à la maltraiter depuis le divorce. La SPR s’est fondée sur la présence de ce qu’elle a qualifié d’incohérences dans le témoignage de Mme Lopez Santos au sujet de leur relation. Par exemple, Mme Lopez Santos a dit que Juan Carlos ne voulait pas divorcer et qu’il était incapable de la laisser partir, mais le jugement de divorce a été prononcé sur le consentement des deux parties. De plus, Mme Lopez Santos a eu l’aide d’un avocat pour obtenir le divorce, mais elle ne lui a jamais dit qu’elle craignait le comportement de Juan Carlos après le divorce, et n’a pas tenté non plus d’obtenir une quelconque ordonnance de protection. Le fait que Juan Carlos a laissé Mme Lopez Santos emmener leurs enfants au Guatemala sans lui était [traduction] « incompatible avec le profil d’un ex‑conjoint extrêmement contrôlant et harcelant, même s’il croyait à une possible réconciliation ». En outre, le fait pour Mme Lopez Santos d’avoir volontairement décidé de se réconcilier plusieurs fois avec son ex‑conjoint pour l’obliger ensuite à quitter le foyer lorsqu’elle en avait assez de lui, et l’absence de preuve démontrant qu’elle avait dû le faire sortir de force, font aussi ressortir qu’il n’est pas aussi motivé à être avec elle – ou aussi dangereux – qu’elle l’allègue.

[22] La SPR a résumé comme suit son évaluation de la question du risque concernant la PRI :

[traduction]
Compte tenu du fait que [Mme Lopez Santos] s’est rendue au Canada avec son ex‑époux, qu’elle a pu emmener ses enfants au Guatemala sans lui, qu’elle a pu divorcer de lui et se retirer de la relation instable à différents moments, et qu’elle a omis de demander une ordonnance de protection, ou de consulter son avocat spécialisé en divorce au sujet des protections, ou de faire un signalement à la police au Mexique ou au Canada, le tribunal estime qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve fiables pour étayer la conclusion selon laquelle l’ex‑époux de [Mme Lopez Santos] serait violent envers elle, même s’il maintenait une relation avec ses filles et même si elles vivaient dans une autre ville où les femmes sont encore mieux protégées. La preuve documentaire confirme que, si [Mme Lopez Santos] le souhaitait, elle pourrait demander une ordonnance de protection à Mexico et faire déclarer son ex‑époux comme un délinquant « à risque élevé », s’il satisfait aux critères, ce qui permettrait à [Mme Lopez Santos] de bénéficier de mesures de protection additionnelles à Mexico. Le tribunal estime que [Mme Lopez Santos] dispose de recours pour obtenir à son retour une protection adéquate de la part des autorités à Mexico, et que des ressources sont offertes aux femmes victimes de violence.

[23] Comme nous venons de le mentionner, la SPR a constaté que Mme Lopez Santos n’avait ni dénoncé Juan Carlos à la police de Mexico, ni demandé une quelconque ordonnance de protection. Or, comme nous l’avons vu précédemment, Mme Lopez Santos a affirmé qu’elle avait bien déposé une plainte auprès de la police concernant l’incident de juin 2016 et que, dans le cadre de cette plainte, elle avait demandé à l’État de la protéger contre Juan Carlos.

[24] Madame Lopez Santos a produit au dossier de la SPR une copie du rapport concernant la plainte. Voici comment la SPR a donné suite à cette preuve documentaire :

[traduction]
[Madame Lopez Santos] a fourni une copie de la dénonciation qu’elle a faite à la police. Elle a dénoncé son ex‑époux parce qu’après leur divorce, il l’aurait agressée en public au moyen d’un téléphone cellulaire. Elle a dit lors de son témoignage que c’était la seule fois qu’elle l’avait dénoncé à la police, et qu’elle n’était pas satisfaite de la façon dont la police avait donné suite à sa plainte ni des mesures de suivi.

Le rapport de police au sujet du seul incident signalé par [Mme Lopez Santos] – produit au dossier et partiellement traduit – pose un sérieux problème. Ce rapport déposé en preuve renvoie à un incident survenu le dimanche 12 juin 2018; or, le 12 juin 2018 était un mardi, selon le calendrier. Plus important encore, le rapport indique que l’incident aurait eu lieu en 2018, alors que le rapport de police est daté du 15 juin 2016, soit deux ans avant l’incident dénoncé. La demandeure d’asile n’a pas été interrogée au sujet de ces incohérences à l’audience, car elles n’ont été remarquées qu’après coup. Ce rapport semble frauduleux à première vue, mais ma conclusion selon laquelle [Mme Lopez Santos] a été victime de violence conjugale à un moment ou un autre demeure inchangée. Bien que je n’accorde aucun poids à ce rapport, je réitère qu’il ne s’agit pas d’un élément qui permet de statuer sur la demande d’asile.

[Notes de bas de page omises.]

[25] Les demanderesses ont interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Elles ont demandé à la SAR d’admettre de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leur appel. Elles ont également invoqué deux moyens généraux pour contester la décision de la SPR : premièrement, elles soutiennent que lorsqu’elle a évalué si Mme Lopez Santos avait raison de craindre d’être persécutée, la SPR a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte d’éléments de preuve ou les a mal interprétés et parce qu’elle a mal compris la dynamique de la violence familiale; deuxièmement, elles soutiennent que la SPR a mal évalué si la PRI à Mexico était valable.

[26] S’agissant de la conclusion précise de la SPR selon laquelle elle n’accordait aucun poids au rapport de police de juin 2016, les demanderesses font les observations suivantes dans le mémoire qu’elles ont déposé devant la SAR :

[traduction]
Si la commissaire avait interrogé Marilyn à ce sujet, elle aurait pu expliquer que la date comporte une simple erreur typographique et qu’il aurait fallu lire « 12 juin 2016 ». Comme le 12 juin 2016 était un dimanche, il serait logique que la date de rédaction du rapport soit le 15 juin 2016. En juin 2018, Marilyn était déjà au Canada et l’incident n’a donc pas pu se produire à cette date. La commissaire n’avait aucune autre raison de conclure que le rapport n’était pas authentique.

Quoi qu’il en soit, ce point ne permettait pas de trancher la demande d’asile, car la commissaire a reconnu que Marilyn avait été victime de violence conjugale.

[Notes de bas de page omises.]

[27] Pour appuyer leur argument concernant les explications que Mme Lopez Santos aurait données quant à la date figurant dans le rapport si on l’avait interrogée à ce sujet à l’audience devant la SPR, les demanderesses ont renvoyé à l’affidavit que celle‑ci a produit au dossier d’appel, où elle fournit exactement ces explications. (Comme nous le verrons plus loin, la SAR a refusé que cet affidavit soit admis comme preuve additionnelle.)

III. LA DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE

[28] La SAR a confirmé la décision de la SPR et a souscrit à sa conclusion selon laquelle les demanderesses ont une PRI valable à Mexico.

[29] Avant d’examiner les arguments des demanderesses quant au fond, la SAR a vérifié si les nouveaux éléments de preuve qu’elles avaient présentés étaient admissibles. La SAR a refusé d’admettre l’affidavit de Mme Lopez Santos, estimant qu’il contenait « un ensemble de faits révisés, certains embellissements, une nouvelle caractérisation d’éléments de preuve précédemment présentés et des ajouts » par rapport à ce qui avait été présenté à la SPR. Elle a également conclu que les demanderesses n’avaient pas expliqué comment l’affidavit répondait aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR pour justifier son admission (bien que les demanderesses aient fourni ces explications directement et de façon détaillée dans le mémoire qu’elles ont présenté à la SAR). La SAR n’a pas spécifiquement traité de la partie de l’affidavit où Mme Lopez Santos répondait aux réserves de la SPR concernant le rapport de police de juin 2016, mais elle a manifestement estimé que cette partie était inadmissible, tout comme le reste de l’affidavit. Par contre, la SAR a admis un rapport psychiatrique concernant l’une des demanderesses mineures, parce qu’il s’agit d’un élément de preuve survenu après la décision de la SPR et parce qu’il était important pour établir le caractère valable de la PRI proposée. Enfin, la SAR a refusé d’admettre certains documents relatifs à la violence faite aux femmes au Mexique, parce que les renseignements qu’ils contenaient n’étaient pas nouveaux ou n’étaient pas postérieurs à la décision de la SPR.

[30] Pour ce qui est de l’appel au fond, la SAR a fait observer : « Le fait que [Mme Lopez Santos] et son ex‑époux entretenaient une relation instable comprenant de la violence physique n’est pas contesté. » Toutefois, selon la SAR, les demanderesses n’ont pas établi que la SPR avait eu tort de conclure qu’elles disposaient d’une PRI valable à Mexico.

[31] La SAR a cru comprendre que les demanderesses contestaient deux des conclusions principales de la SPR : premièrement, qu’il n’était pas probable que Juan Carlos recherche Mme Lopez Santos ou les enfants à Mexico et leur causerait du mal; et, deuxièmement, que celles‑ci auraient un accès raisonnable à de l’aide (y compris la protection de l’État) à Mexico. La SAR n’a pas retenu les arguments des demanderesses sur ces deux points.

[32] Quant à la menace posée par Juan Carlos, comme nous l’avons vu précédemment, la SPR a estimé qu’en raison d’incohérences dans la preuve, Mme Lopez Santos n’avait pas établi que Juan Carlos était le genre de personne [traduction] « motivé à la rechercher et à la maltraiter ». La SAR, pour qui ce problème touche à la crédibilité de Mme Lopez Santos, a fait sienne l’analyse de la SPR concernant la preuve de leur relation. Par exemple, la SAR a fait remarquer que Mme Lopez Santos avait affirmé que Juan Carlos n’était pas d’accord pour divorcer et qu’il avait seulement un accès supervisé à ses filles au Mexique, mais que le jugement de divorce n’étayait pas ces affirmations. La SPR avait fait le même constat.

[33] La SAR a ensuite examiné « [u]n autre exemple d’éléments de preuve non résolu minant la crédibilité de [Mme Lopez Santos] », à savoir son récit de l’agression commise au moyen du téléphone cellulaire. Voici les points clés de la longue analyse de la SAR au sujet de cet incident :

  • Comme la SPR n’avait pas porté à l’attention de Mme Lopez Santos la divergence concernant la date de l’incident, « la commissaire n’a pas tiré de conclusions sur la base de cette divergence ». Cependant, « [t]el n’est pas le cas en appel ».

  • Madame Lopez Santos dit dans sa demande d’appel que si elle avait été informée de la divergence, elle aurait pu expliquer qu’il s’agissait d’une erreur typographique. De plus, elle souligne dans son mémoire qu’en juin 2018, elle était déjà au Canada, de sorte que l’incident n’a pas pu se produire à ce moment‑là. La SAR est d’accord avec elle sur ce dernier point, mais elle ajoute : « Cela ne signifie pas, cependant, que le rapport a pu être rédigé en 2018 ou à un autre moment. » La SAR ne répond pas à l’argument selon lequel le rapport comportait une simple erreur typographique.

  • « D’autres éléments de preuve ajoutent […] à la confusion concernant cet incident. » Madame Lopez Santos dit dans son exposé circonstancié que l’incident s’est produit en août 2016 et qu’elle conduisait son véhicule à quatre roues motrices au moment des faits. Or, à l’audience devant la SPR, Mme Lopez Santos a dit qu’elle conduisait sa moto et que l’incident avait eu lieu en juin 2016. La SAR fait les observations suivantes au sujet de cette partie de son témoignage :

  • o « Il est inhabituel de référer à une motocyclette comme étant un véhicule à quatre roues motrices, ou de référer à un véhicule à quatre roues motrices comme étant une motocyclette, et j’estime que cette divergence est importante et mine la crédibilité du récit. Le type de véhicule est un détail qui ne peut pas facilement être relégué aux caprices de la mémoire avec le passage du temps, surtout compte tenu du fait que c’était un incident d’une grande importance, car il s’agit, parmi tous les antécédents de victimisation, de la seule occasion où [Mme Lopez Santos] a demandé de l’aide à la police. »

  • o « Il n’est pas aussi facile de surmonter une divergence évidente entre août et juin, particulièrement compte tenu du fait que l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA a été rédigé à un moment plus rapproché dans le temps de l’incident présumé et que son auteur a pu procéder à une réflexion poussée, y apporter des modifications si nécessaire, et corroborer son contenu à l’aide d’éléments de preuve documentair[e]. »

  • Madame Lopez Santos n’a fourni aucun élément de preuve documentaire additionnel dans le cadre de l’appel « pour corroborer de première main » l’incident ou pour montrer que des efforts « ont été déployés en vue d’obtenir des documents qui confirmeraient de façon indépendante cet incident ».

  • « [Madame Lopez Santos] a eu l’occasion de passer en revue l’ensemble de la preuve pour se préparer à l’appel, y compris celle concernant l’incertitude relative à cet incident et les divergences quant aux dates et aux jours. La preuve concernant la façon dont l’incident a été signalé soulève des doutes additionnels. Les éléments de preuve dont je dispose demeurent incertains, et des doutes importants planent toujours en ce qui concerne la question de savoir si l’incident présumé s’est bien produit. »

  • Le récit détaillé de l’incident relaté dans le rapport de police « contraste nettement avec l’exposé circonstancié vague contenu dans le formulaire FDA et avec le témoignage sommaire rendu à l’audience, y compris en ce qui concerne la façon dont elle a signalé l’incident et ce qui s’est passé par la suite ».

  • « Finalement, les éléments de preuve de [Mme Lopez Santos] concernant un incident qui se serait produit en en juin 2016 (ou en août) ne sont pas des éléments de preuve convaincants établissant qu’il est probable que [son] ex‑époux […] la rechercherait à Mexico ou la traquerait et lui causerait un préjudice dans cette ville. Ils ne sont pas non plus des éléments de preuve fiables laissant croire que la police est inefficace à Mexico. Outre les détails non dignes de foi mentionnés, la SPR a, avec raison, souligné que l’expérience vécue dans une petite ville du Sud du Mexique n’est pas équivalente aux services et soutiens offerts à Mexico et à la réponse probable de la police dans cette ville. »

[34] La SAR a examiné l’argument des demanderesses selon lequel la SPR n’avait pas tenu compte du fait que la police mexicaine ne prend pas au sérieux la question de la violence familiale. Selon la SAR, la SPR a attentivement examiné les renseignements sur le pays, y compris le fait que des incohérences sont présentes dans la façon dont la police traite la violence familiale, mais elle a conclu qu’il était probable que la police intervienne à Mexico. La SAR a également conclu que la SPR n’avait pas mal compris la dynamique d’une relation conjugale violente.

[35] La SAR a examiné le rapport psychiatrique concernant l’une des demanderesses mineures, mais elle a conclu qu’il ne permettait pas de modifier la conclusion de la SPR portant que la ville de Mexico offre une PRI valable aux demanderesses. La SAR a conclu que la preuve n’établissait pas que les demanderesses n’auraient pas accès à des services de thérapie et de soutien en matière de santé mentale à Mexico.

[36] Bref, tout comme la SPR, la SAR a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi que Juan Carlos représenterait une menace pour elles à Mexico, ni qu’il serait déraisonnable pour elles de s’y installer. La SAR a donc confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demanderesses n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[37] Comme nous l’avons souligné précédemment, les demanderesses contestent le caractère raisonnable et équitable de la décision de la SAR.

[38] Pour décider s’il a été satisfait à l’obligation d’équité procédurale, la cour de révision doit faire sa propre analyse du processus suivi par le décideur et décider si ce processus était équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont celles mentionnées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‑28 (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée], et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 au para 31). Cet exercice revient en réalité à appliquer la norme de la décision correcte (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 49‑56, et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Il incombe aux demanderesses de démontrer que l’obligation d’équité procédurale n’a pas été respectée.

[39] S’agissant de la décision au fond rendue par la SAR, il est bien établi que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157 au para 35). La Cour suprême du Canada a confirmé le caractère approprié de cette norme de contrôle dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 10.

[40] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits (Vavilov, au para 126). Le décideur administratif « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (ibid). Conséquemment, « le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (ibid). Voir également l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, qui dispose que la cour de révision peut prendre des mesures lorsqu’elle est convaincue qu’un décideur administratif « a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée [...] sans tenir compte des éléments dont [elle] dispose ».

[41] Il incombe aux demanderesses de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir annuler la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

A. La SAR a‑t‑elle dérogé aux principes d’équité procédurale?

[42] Le paragraphe 110(3) de la LIPR dispose qu’en règle générale, la SAR procède « sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier de la Section de la protection des réfugiés » pour statuer sur l’appel. Le paragraphe 110(4), qui régit l’admission d’éléments de preuve additionnelle que la personne en cause peut présenter, crée une exception à cette règle générale. (Le ministre n’est pas assujetti aux mêmes restrictions : voir le paragraphe 110(5).) Il en va de même pour le paragraphe 110(6), qui permet à la SAR de tenir une audience lorsque certaines conditions préalables sont réunies.

[43] Selon l’article 7 des Règles de la Section d’appel des réfugiés (DORS/2012‑257), lorsqu’une audience n’est pas nécessaire, la SAR peut, « sans en aviser l’appelant et le ministre, rendre une décision sur l’appel sur la foi des documents qui ont été présentés … ». La Cour a reconnu que, malgré cette disposition, le fait de statuer sur un appel sur la foi d’autres éléments sans d’abord aviser les parties que ces éléments sont en cause peut constituer un manquement aux principes d’équité procédurale. Le juge Hughes a dit dans la décision Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 : « Le fait est que si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations » (au para 10).

[44] Ce principe est couramment invoqué lorsque la SAR confirme la décision de la SPR selon laquelle l’appelant n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention, mais pour des motifs différents que ceux exposés par la SPR. Par exemple, la SAR peut avoir conclu que la SPR a commis une erreur dans son analyse des faits ou du droit, mais estimer néanmoins qu’un fondement factuel et juridique solide lui permet de tirer la même conclusion que celle de la SPR. (Voir Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 639 au para 33, ainsi que la jurisprudence à laquelle la Cour renvoie; voir également Aghedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 450 aux paragraphes 10‑23). À mon avis, ce principe s’applique aussi aux cas où la SAR fait reposer sa décision de souscrire à l’analyse de la SPR et à sa décision finale sur d’autres motifs qu’elle énonce dans sa propre analyse. C’est ce qui s’est produit en l’espèce.

[45] Le critère qui permet de décider si l’équité procédurale nécessite un avis préalable et la possibilité d’être entendu consiste à examiner si la SAR a soulevé une question nouvelle, en ce sens qu’elle est différente, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel avancés, et qu’on ne peut raisonnablement prétendre qu’elle découle des questions soulevées en appel (voir Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 aux para 65‑76, adoptant le critère énoncé dans R c Mian, 2014 CSC 54 au para 30; voir également Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 876 au para 40). Le critère s’applique également aux motifs énoncés par la SAR et au raisonnement qu’elle a suivi pour statuer sur l’appel (voir Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 25). Par conséquent, bien qu’il soit loisible à la SAR de tirer des conclusions qui vont au‑delà de celles de la SPR, l’équité procédurale exige, lorsque ces conclusions ne découlent pas raisonnablement des questions soulevées en appel, que l’appelant en soit avisé et qu’on lui donne la possibilité d’être entendu. En d’autres termes, la SAR ne peut pas « tir[er] des conclusions supplémentaires au sujet d’éléments que le demandeur ignorait » (Kwakwa, au para 24).

[46] La Cour a accordé une certaine latitude à la SAR pour examiner, sans autre avis, de nouvelles questions relativement à la crédibilité du demandeur d’asile, lorsque la crédibilité de celui‑ci est « au cœur » de la décision de la SPR ou des moyens d’appel devant la SAR (voir Corvil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 300 au para 13). Cependant, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[47] J’estime que les demanderesses n’avaient eu aucune raison de croire que la SAR interpréterait l’incident concernant le téléphone cellulaire comme elle l’a fait. Les motifs généraux pour lesquels la SAR a douté de la crédibilité de Mme Lopez Santos relativement à cet incident se distinguent de la conclusion de la SPR concernant le rapport de police, et l’on ne saurait raisonnablement dire qu’ils découlent de cette conclusion ou de la question précise que les demanderesses ont soulevée à cet égard dans leur appel (ou, d’ailleurs, de tout autre moyen d’appel invoqué). La SPR a pris soin de ne pas se servir des dates divergentes dans le rapport pour mettre en doute la crédibilité de Mme Lopez Santos, car ce problème n’avait pas été soulevé à l’audience. Le seul défaut que les demanderesses ont reproché à la SPR devant la SAR quant à la décision de la SPR de n’accorder aucun poids au rapport, est le fait que la SPR a eu tort de s’appuyer exclusivement sur ce qui était certainement une erreur typographique. Selon les demanderesses, quelqu’un a écrit le « 12 juin 2018 » au lieu du « 12 juin 2016 ». Il importe de noter que la date de 2016 correspond bien à la date du rapport lui‑même, soit le 15 juin 2016. Cette date s’accorde également avec le contexte de la phrase dans laquelle elle apparaît. L’auteur de la phrase mentionne que le jour en question était un dimanche : le 12 juin 2016 était un dimanche, mais le 12 juin 2018 ne l’était pas.

[48] La SAR ne s’est jamais prononcée sur la question précise de savoir si la SPR avait eu tort de s’appuyer sur une erreur typographique pour mettre en doute le rapport de police. La SAR s’est plutôt appuyée sur plusieurs nouveaux motifs pour douter de la crédibilité de Mme Lopez Santos relativement à l’incident concernant le téléphone cellulaire : la différence entre un véhicule à quatre roues motrices et une motocyclette; la différence entre les mois de juin et d’août; le fait que son témoignage au sujet de l’incident était vague et dépourvu de détails comparativement au contenu du rapport de police; et l’absence d’autres éléments de preuve corroborant son témoignage. La SPR n’a mentionné aucun de ces éléments. En l’espèce, la SAR était tenue d’aviser les demanderesses que son examen des questions liées à l’incident concernant le téléphone cellulaire serait plus approfondi que celui de la SPR, et qu’il ne découlerait pas des moyens d’appel qu’elles avaient invoqués.

[49] Les demanderesses ont été lésées par la démarche suivie par la SAR, qui s’est appuyée sur des différences dans la façon dont Mme Lopez Santos aurait décrit le véhicule qu’elle conduisait au moment de l’incident. La SPR n’avait pas soulevé de problème à cet égard; il n’est donc pas surprenant que les demanderesses n’en aient pas fait mention dans leur appel. Or, la SAR a estimé que le fait d’appeler le véhicule tantôt un véhicule à quatre roues motrices et tantôt une motocyclette constituait une divergence importante.

[50] En réponse à cette nouvelle conclusion tirée par la SAR, Mme Lopez Santos a expliqué, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, que le mot espagnol qu’elle avait employé pour désigner le véhicule qu’elle conduisait – cuatrimoto – peut être rendu par « quatre roues motrices » (comme dans son exposé circonstancié), par « motoquad », par « VTT » ou par « motocyclette » (comme à l’audience devant la SPR). (À un autre moment de l’audience tenue devant la SPR, Mme Lopez Santos a simplement appelé le véhicule « moto » – soit, l’abréviation du mot motocicleta – (moto ou motocyclette)). Bien entendu, elle n’a pu fournir d’explication à la SAR ou décrire le véhicule plus en détail, parce qu’elle n’avait pas été informée que ces désignations posaient problème.

[51] Le défendeur ne concède pas qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, mais il reconnaît que la SAR a eu tort de conclure à l’existence d’une divergence dans les versions du récit de Mme Lopez Santos, alors que ce n’était pas le cas. (Cela dit, le défendeur ne concède pas que cette erreur est importante. J’examine cette question plus loin.)

[52] De même, les demanderesses n’avaient aucune raison de croire que la SAR se fonderait sur l’exposé circonstancié initial de Mme Lopez Santos, et non sur son exposé circonstancié modifié, pour apprécier l’incident concernant le téléphone cellulaire. Compte tenu de la teneur du dossier, cet élément fait douter du caractère raisonnable de l’analyse de la SAR. J’examine ce point à l’instant.

B. L’analyse de l’incident concernant le téléphone cellulaire par la SAR est‑elle déraisonnable?

[53] Comme nous l’avons mentionné précédemment, la SAR a estimé que les façons dont Mme Lopez Santos a relaté l’incident concernant le téléphone cellulaire démontraient l’existence d’une autre divergence importante : dans son exposé circonstancié, elle a dit que l’incident avait eu lieu en août 2016, alors que dans son témoignage elle a dit qu’il avait eu lieu en juin 2016. Or, Mme Lopez Santos a produit devant la SPR un exposé circonstancié modifié dans lequel elle a corrigé, entre autres choses, la date d’août 2016 pour lui substituer celle de juin 2016. Il n’y avait aucune incohérence entre l’exposé circonstancié modifié et le témoignage de Mme Lopez Santos. Il semble que la SAR n’a aucunement tenu compte du fait que le dossier comportait un exposé circonstancié modifié. La conclusion défavorable tirée par la SAR quant à la crédibilité est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de la preuve dont elle disposait sur un point important (voir Vavilov, au para 126). Le défendeur concède que cette conclusion défavorable constituait également une erreur (bien que, là encore, il ne concède pas qu’elle soit importante).

[54] La SAR a aussi jugé que le témoignage de Mme Lopez Santos au sujet de l’incident concernant le téléphone cellulaire n’était pas crédible parce qu’il était vague et dépourvu de détails comparativement au contenu du rapport de police. J’estime que cette conclusion est également déraisonnable. Premièrement, il est déraisonnable de qualifier de vague son témoignage sur ce point; au contraire, il est tout à fait clair. Deuxièmement, même si Mme Lopez Santos n’a pas repris tous les détails figurant dans le rapport de police lors de son témoignage, on ne saurait raisonnablement lui reprocher. La commissaire de la SPR avait informé l’avocate de Mme Lopez Santos qu’elle [traduction] « s’intéressait moins aux détails concernant les mauvais traitement ». La commissaire a donné les explications suivantes : [traduction] « [S]i la conclusion de base sur la crédibilité doit toujours être tirée à partir des faits [...] les détails ne sont pas nécessaires, je n’ai pas besoin d’entendre tous les détails de la situation. » L’avocate de Mme Lopez Santos a d’abord interrogé sa cliente. Son interrogatoire a permis d’exposer les faits essentiels de l’incident concernant le téléphone cellulaire, parmi d’autres incidents. La commissaire de la SPR n’a pas posé d’autres questions à Mme Lopez Santos pour tenter d’obtenir d’autres détails au sujet de l’incident concernant le téléphone cellulaire. Cependant, à aucun moment la SAR ne reconnaît‑elle l’existence de ce principe selon lequel les détails au sujet des antécédents de violence ne sont pas importants. Dans ce contexte, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que Mme Lopez Santos n’était pas crédible parce qu’elle n’a pas donné un compte rendu détaillé de l’incident concernant le téléphone cellulaire lors de son témoignage.

[55] Enfin, la SAR a tiré une conclusion défavorable du fait qu’« aucun élément de preuve documentaire additionnel n’a été présenté en l’espèce pour corroborer de première main l’incident […] ou pour montrer que des efforts ont été déployés en vue d’obtenir des documents qui confirmeraient de façon indépendante cet incident ». Cette conclusion est également déraisonnable. Madame Lopez Santos a fourni l’intégralité du dossier de police qu’elle a pu obtenir. Aucune raison ne justifiait de faire abstraction de tous ces documents – dont le rapport daté du 17 juin 2016 faisant état d’un examen médical subi par Mme Lopez Santos – comme l’a manifestement fait la SAR (mais sans fournir d’explication). Rien non plus dans la preuve ne permet de croire que Mme Lopez Santos n’a pas tenté d’obtenir d’autres éléments de preuve documentaire corroborant l’incident.

C. Ces lacunes justifient‑elles l’annulation de la décision de la SAR?

[56] Pour qu’elles justifient l’annulation d’une décision administrative, les lacunes constatées dans le cadre du contrôle judiciaire ne doivent pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Les erreurs mineures commises par le décideur ne suffisent pas. La cour de révision « doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[57] Le défendeur affirme que, comme la question déterminante devant être examinée par la SAR se rattachait à l’existence d’une PRI à Mexico, les lacunes dans la décision de la SAR ne présentent pas cette importance. Selon lui, le caractère raisonnable de cette décision, dans son ensemble, n’est pas touché par une quelconque erreur de fond ou d’ordre procédural que la SAR aurait commise dans son appréciation de la crédibilité de Mme Lopez Santos.

[58] Je ne suis pas de cet avis. Une fois la question de la PRI soulevée, il appartenait aux demanderesses d’établir soit qu’elles seraient en danger une fois dans la PRI, soit qu’il serait déraisonnable pour elles de s’y installer (voir Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) aux p 594‑595; voir également Aigbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 895 au para 9, et Obotuke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 407 au para 16). La capacité des demanderesses à s’acquitter du fardeau qui leur incombait relativement au premier volet du critère – l’existence d’un danger dans la PRI – dépendait de la crédibilité du témoignage de Mme Lopez Santos concernant le caractère et le comportement de Juan Carlos durant de leur relation : en bref, la description de son profil. L’incident concernant le téléphone cellulaire sur lequel la SAR a porté son attention n’était qu’un aspect de la situation, mais il n’était pas mineur. Comme l’a souligné la SAR elle‑même, « c’était un incident d’une grande importance, car il s’agit, parmi tous ses antécédents de victimisation, de la seule occasion où [Mme Lopez Santos] a demandé l’aide de la police ». De plus, la conclusion défavorable de la SAR au sujet de la crédibilité n’était pas limitée à ce seul incident. La SAR a plutôt estimé que cet incident constituait un « exemple d’éléments de preuve non résolus minant la crédibilité de [Mme Lopez Santos] ». Le témoignage de Mme Lopez Santos au sujet de sa relation avec Juan Carlos en général a contribué à la conclusion défavorable tirée par la SAR, et a ensuite nécessairement teinté l’évaluation du danger qu’il représenterait pour Mme Lopez Santos à l’avenir.

[59] Vu que le profil de Juan Carlos était un élément crucial pour évaluer le risque dans la PRI, et que la crédibilité de Mme Lopez Santos constituait un élément essentiel pour trancher cette question, j’estime que les erreurs de fond ou d’ordre procédural dans la décision de la SAR ne sont ni superficielles ni accessoires. Elles sont plutôt suffisamment graves pour douter du caractère équitable et raisonnable de la décision de la SAR. Par conséquent, la décision doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour réexamen.

VI. CONCLUSION

[60] Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 4 mars 2020 par la Section d’appel des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

[61] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3261‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 4 mars 2020 par la Section d’appel des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3261‑20

 

INTITULÉ :

MARILYN POULETT LOPEZ SANTOS ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUILLET 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 22 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Leigh Salsberg

 

Pour les demanderesses

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leigh Salsberg

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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