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Date : 20211126


Dossier : IMM-1533-21

Référence : 2021 CF 1313

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 novembre 2021

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

ADERIYIKE TEMITOPE ASHIRU

OLAIDE OPEYEMI ASHIRU

FAVOUR ENIOLA ASHIRU

CHRISTIANAH OLAMIDE ASHIRU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Aderiyike Termitope Ashiru, Olaide Opeyemi Ashiru et deux de leurs quatre enfants sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 2 mars 2021 rendue par un agent d’immigration principal [l’agent]. Celui-ci a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs faite depuis le Canada et motivée par des considérations d’ordre humanitaire [CH] au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et de la protection et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[2] Les demandeurs font valoir que l’agent a contrevenu au devoir d’équité procédurale en se fondant sur des éléments de preuve extrinsèque concernant la situation d’emploi et les systèmes d’éducation et de santé au Nigéria. Ils soutiennent également que la décision est déraisonnable vu les erreurs commises par l’agent dans son appréciation de leur degré d’établissement au Canada et de l’intérêt supérieur de leurs enfants.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie. L’agent n’a pas contrevenu à l’équité procédurale en se fondant sur une Réponse à la demande d’information [la RDI] qui procurait des renseignements à propos de l’emploi, l’éducation et les soins de santé au Nigéria. Même si la RDI a été publiée après que les demandeurs ont produit leurs observations sur les considérations d’ordre humanitaire, les renseignements compris dans celle-ci n’étaient pas nouveaux et jouaient un rôle dérisoire dans la décision. L’agent n’était pas tenu de fournir aux demandeurs une occasion de s’exprimer sur ces renseignements, car la teneur de ceux-ci était accessible et leur était généralement connue puisque leurs observations soulignaient le chômage élevé, le système de santé défaillant et la qualité médiocre du système d’éducation.

[4] Cependant, je conclus que l’agent a commis une erreur dans son appréciation du degré d’établissement des demandeurs et de l’intérêt supérieur des enfants. Bien que les décisions CH relèvent d’un pouvoir hautement discrétionnaire, qu’elles devraient faire l’objet d’une retenue judiciaire et qu’à maints égards l’analyse et les conclusions de l’agent sont sensées et raisonnables, ses conclusions déraisonnables ont une incidence sur son appréciation globale et sur sa décision d’octroyer ou non la dispense CH. De ce fait, la demande doit être tranchée par un autre décideur.

I. Contexte

[5] Mme Aderiyike Ternitope Ashiru et M. Olaide Opeyemi Ashiru sont arrivés au Canada avec deux enfants en juillet 2017 en passant par les États-Unis. Depuis leur arrivée au pays, la famille s’est agrandie de deux enfants nés au Canada, en octobre 2017 et en mars 2020 respectivement.

[6] La demande d’asile des demandeurs a été rejetée le 25 octobre 2018.

[7] Depuis leur arrivée, M. et Mme Ashiru ont terminé un programme de certificat de préposé aux services de soutien personnel qui comprend une formation de sécurité sur le sujet. Mme Ashiru a travaillé comme préposée aux services de soutien personnel dans plusieurs établissements de retraite et de soins de longue durée. M. Ashiru a travaillé comme associé à la production pour deux différentes compagnies. Ils décrivent leur implication dans leur collectivité et dans leur église ainsi que leur bénévolat auprès de la Nigerian Canadian Association (l’association des Canadiens nigérians). Les trois aînés sont inscrits à l’école ou à la garderie et la famille possède un dense réseau d’amis à Ottawa.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] L’agent a examiné les observations des demandeurs à l’appui de leur demande CH fondées sur leur degré d’établissement, les difficultés au Nigéria reliées aux conditions défavorables dans le pays et l’intérêt supérieur des enfants, y compris celui des deux enfants nés au Canada.

[9] En ce qui concerne leur degré d’établissement, l’agent a fait observer que la famille se trouvait au Canada depuis environ quatre ans et que les demandeurs adultes avaient suivi des cours et avaient travaillé. Il a cependant conclu que les cours suivis avaient [traduction] « moins de valeur » que leur scolarité antérieure. L’agent a également considéré l’implication de la famille dans sa collectivité et les lettres d’appui d’amis qui ont témoigné de leur bonne moralité. L’agent a jugé que les demandeurs étaient au Canada depuis un court laps de temps et que leur degré d’établissement était [traduction] « modeste et peu remarquable ». Il a conclu que leurs liens avec le Nigéria étaient plus solides.

[10] Quant aux difficultés éprouvées en cas de retour au Nigéria, l’agent a pris en considération la preuve sur la situation du pays relative au chômage élevé et à la discrimination fondée sur le sexe. Il a retenu qu’il existait un taux de chômage élevé au Nigéria qui a causé une hausse de la pauvreté et que cette situation touchait la majorité des citoyens. Il a fait remarquer que les demandeurs adultes étaient très instruits et ont exercé un emploi lucratif au Nigéria avant d’arriver au Canada. L’agent a examiné les renseignements contenus dans une RDI de novembre 2020, laquelle indiquait qu’il existe une pénurie d’emplois pour ceux qui déménagent au Nigéria, mais que les personnes qualifiées et titulaires d’expérience professionnelle ont plus de chance de dénicher du travail. L’agent a conclu qu’il était raisonnable de penser que les demandeurs adultes seraient en mesure de décrocher le même emploi que leur emploi antérieur, ou alors un emploi similaire. Il a ajouté que la scolarité, les antécédents professionnels et les qualifications récemment acquises des demandeurs adultes leur seraient utiles pour trouver un emploi au Nigéria.

[11] Pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants [l’ISE], l’agent a examiné les observations des demandeurs eu égard au système de santé défaillant, à la médiocrité du système d’éducation, aux châtiments corporels dans les écoles, aux répercussions émotionnelles d’un renvoi et à l’incidence sur les enfants du possible chômage des adultes.

[12] L’agent a retenu la preuve générale sur le taux de mortalité infantile élevé et sur les problèmes de santé dont souffrent les jeunes enfants, mais a conclu que presque rien dans la preuve n’insinue que les enfants des demandeurs seraient particulièrement touchés. Il a fait observer que les demandeurs n’ont recensé aucun problème de santé chez leurs deux enfants nés au Canada, ni n’avaient décelé un problème de santé chez leurs deux aînés lorsqu’ils résidaient au Nigéria, et ce, jusqu’à ce qu’ils aient cinq et trois ans.

[13] L’agent a retenu les observations des demandeurs et la preuve documentaire relative au système d’éducation nigérian et à l’usage généralisé des châtiments corporels. Il a aussi fait état que le système d’éducation se distingue de celui au Canada, mais est gratuit et obligatoire. Il a également noté que les deux demandeurs adultes n’ont signalé aucun problème quant à leur propre scolarité. En ce qui concerne les châtiments corporels, l’agent a déclaré [traduction] « Je ne suis pas d’avis que cette forme d’apprentissage et de discipline occasionnerait des difficultés pour les enfants ».

[14] L’agent s’est penché sur les âges des enfants et sur leurs compétences linguistiques en anglais et a conclu que leur scolarité ne subirait pas de répercussions défavorables s’ils devaient être renvoyés au Nigéria.

[15] L’agent a de nouveau fait référence à la RID de novembre 2020 relativement à l’accès aux soins de santé et à l’éducation. Il a réitéré que le système d’éducation est convenable et accessible à tous les enfants. Il a retenu que la population disposait d’un accès limité à l’assurance maladie et aux soins médicaux, mais a jugé que les soins de santé sont accessibles dans les grandes villes pour ceux qui en ont les moyens. L’agent a conclu que les demandeurs n’appartenaient pas à la catégorie de personnes qui ne seraient pas en mesure d’accéder aux systèmes d’éducation et de santé pour leurs enfants.

[16] L’agent a en outre fait remarquer que les enfants retourneraient au Nigéria avec leurs deux parents et que, en prenant aussi en considération leurs autres liens familiaux d’importance dans le pays, ils pourraient [traduction] « s’acclimater avec une certaine aisance ». L’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne souffrirait pas de répercussions défavorables s’ils devaient être renvoyés au Nigéria.

[17] L’agent a conclu, après examen de l’ensemble des facteurs, qu’une dispense n’était pas justifiée.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[18] Les demandeurs ont soulevé deux questions : l’agent a-t-il contrevenu à l’équité procédurale en ayant recours à de la recherche indépendante sans les aviser ni leur donner l’occasion d’y réagir, et l’agent a-t-il commis une erreur en appréciant leur degré d’établissement et l’intérêt supérieur des enfants?

[19] De nature discrétionnaire, les décisions CH sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 57-62 [Baker]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44 [Kanthasamy]).

[20] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 23 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable aux décisions discrétionnaires. La Cour suprême a fourni des directives détaillées aux tribunaux pour le contrôle du caractère raisonnable d’une décision.

[21] Une décision raisonnable est une décision qui est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105-107). La cour ne juge pas les motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91).

[22] Lorsque des allégations d’un manquement à l’équité procédurale sont soulevées, la question est de savoir si la procédure suivie par le décideur était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-56). Il ne s’agit pas d’une norme de contrôle en soi, mais elle s’apparente à la norme de la décision correcte. De ce fait, aucune déférence n’est due au décideur.

IV. La thèse des demandeurs

[23] Les demandeurs soutiennent que le recours de l’agent à la RDI, qu’ils qualifient d’élément de preuve extrinsèque et qui ne leur a pas été dévoilée afin qu’ils puissent y réagir, est un manquement à l’équité procédurale.

[24] En ce qui concerne l’ISE, les demandeurs font généralement valoir que l’agent a omis d’examiner comme il se doit l’ensemble de la preuve et a commis une erreur en appliquant le critère des difficultés.

[25] Les demandeurs avancent que l’agent a mis l’accent sur l’accessibilité de l’éducation au Nigéria plutôt que d’examiner la preuve relative à la prolifération des châtiments corporels et à la médiocrité de l’éducation. Ils ajoutent que l’agent a écarté la lettre de leur fille qui décrivait les liens qu’elle entretient avec son milieu scolaire.

[26] En ce qui concerne les répercussions de leur chômage sur leurs enfants, les demandeurs soutiennent que l’agent n’avait entre les mains aucune preuve pour appuyer sa conclusion selon laquelle ils seraient en mesure de décrocher un emploi au Nigéria.

[27] Eu égard aux retombées de leur retour au Nigéria sur les enfants, les demandeurs mettent de l’avant que l’agent s’est fondé seulement sur des conjectures pour conclure que les membres de leur famille au Nigéria seraient présents, accessibles et disposés à soutenir les enfants et à contribuer à leur développement.

[28] Pour ce qui est de l’appréciation de l’agent sur leur degré d’établissement au Canada, les demandeurs font valoir que celui-ci a commis une erreur lorsqu’il a exigé qu’ils démontrent un degré d’établissement « extraordinaire ».

[29] Ils affirment en outre que l’agent a déraisonnablement fait abstraction de leurs réussites en jugeant que les cours pris au Canada [traduction] « avaient moins de valeur que leur scolarité antérieure ». Les demandeurs indiquent de plus que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a conclu que leurs scolarités et leurs antécédents professionnels au Canada les aideraient à dénicher plus tard un emploi au Nigéria, ce qui transforme un facteur favorable en un facteur défavorable.

V. La thèse du défendeur

[30] Le défendeur avance que l’agent n’a pas contrevenu au devoir d’équité procédurale en tablant sur la RID. Il soutient que même si la RID date de novembre 2020, il ne s’agit pas d’un élément de preuve extrinsèque, car les renseignements étaient raisonnablement accessibles ou autrement connus par les demandeurs vu leurs expériences personnelles au Nigéria.

[31] Le défendeur prétend que l’agent n’a pas apprécié l’ISE sous le critère des difficultés, mais a plutôt répondu aux observations des demandeurs selon lesquelles ils éprouveraient des difficultés. Il ajoute que les difficultés demeurent une considération dans le cadre d’une demande CH.

[32] Le défendeur soutient que les demandeurs ont tablé sur la preuve générale de la situation du pays à propos des châtiments corporels, mais qu’ils ont échoué à la relier à la situation personnelle de leurs enfants. Il fait observer que l’agent s’est fondé sur les antécédents scolaires des demandeurs adultes et sur l’absence de preuve selon laquelle ils auraient eux-mêmes été victimes de châtiments corporels.

[33] Le défendeur met de l’avant que la conclusion de l’agent sur les liens de famille des demandeurs au Nigéria était raisonnable et, qu’à tout coup, il ne s’agissait pas d’une conclusion essentielle dans l’ensemble de l’analyse. Le défendeur ajoute que le cœur de l’argumentation des demandeurs repose sur la notion qu’il serait préférable pour leurs enfants d’être au Canada. Il fait remarquer que la jurisprudence a clairement établi qu’une telle thèse ne scelle pas le sort de l’ISE ou de l’ensemble de l’analyse CH.

[34] Le défendeur soutient que le commentaire de l’agent sur l’établissement modeste des demandeurs ne laisse pas entendre qu’un degré d’établissement particulier est requis. Il fait remarquer que la jurisprudence a conclu que qualifier le degré d’établissement de banal ne signifie pas que la preuve d’un degré d’établissement extraordinaire est exigée.

[35] Le défendeur fait valoir que les conclusions de l’agent relativement aux perspectives d’emploi des demandeurs adultes sont raisonnables au regard de la preuve et ne revient pas à faire peser contre les demandeurs les facteurs favorables.

VI. Il n’y a aucun manquement à l’équité procédurale

[36] L’examen par l’agent de la RID de novembre 2020 relativement au chômage, à l’éducation et aux soins de santé au Nigéria ne contrevient pas à l’équité procédurale. Même si la RID a été produite six mois après que les demandeurs eurent déposé leurs observations, sa teneur n’était pas nouvelle et ne jouait pas un rôle important, au sens où celle-ci aurait formé le socle des conclusions de l’agent. De surcroît, la teneur de la RID, qui traitait de la situation en éducation, en soins de santé et en emploi, était généralement en harmonie avec les observations des demandeurs.

[37] Le seul élément de la RID qui ne reprenait pas de l’information déjà publique avant le dépôt des observations des demandeurs est une référence à la déclaration faite par le directeur général de l’African Network for Environment and Economic Justice (le réseau africain pour l’environnement et la justice économique) selon qui [traduction] « les personnes qualifiées et expérimentées jouissent de meilleures chances de décrocher un emploi ». Les demandeurs affirment qu’ils auraient dû avoir l’occasion « d’examiner » la preuve. Or, cette déclaration relève du lieu commun.

[38] De plus, la mention de ce renseignement par l’agent représentait une part négligeable de son appréciation des allégations des demandeurs sur les difficultés qu’ils éprouveraient à cause du chômage élevé. L’agent a retenu que le chômage était élevé, mais a noté la scolarité et les antécédents professionnels des demandeurs adultes au Nigéria. Il a jugé qu’il serait raisonnable de penser qu’ils pourraient obtenir un emploi similaire.

[39] Il existe une jurisprudence abondante sur la question de savoir si le recours par un décideur à des éléments de preuve extrinsèque — ou à des éléments de preuve non fournis par le demandeur — et qui n’ont pas été dévoilés explicitement à ce dernier constitue un manquement à l’équité procédurale.

[40] Dans l’arrêt Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, 1998 CanLII 9066, la Cour d’appel fédérale a expliqué au paragraphe 22 ce qui suit :

[…] lorsque l’agent d’immigration entend se fonder sur une preuve qui ne se trouve normalement pas dans les centres de documentation, ou qui ne pouvait pas y être consultée au moment du dépôt des observations du demandeur, l’équité exige que le demandeur soit informé de toute information inédite et importante faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier.

[41] Dans la décision De Vazquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 530, le juge de Montigny a fait état des indications de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mancia et a énoncé ce qui suit au paragraphe 28 :

Cela dit, la nature « extrinsèque » d’une preuve — et l’obligation de la divulguer d’avance à un demandeur — n’est pas établie en fonction du document en soi, mais plutôt de la question de savoir si l’information que renferme le document devrait être connue par le demandeur, compte tenu de la nature des observations présentées : Jimenez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1078, au paragraphe 19; Stephenson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 932, aux paragraphes 38 et 39.

[42] Le juge de Montigny a appliqué le « critère » prévu à l’arrêt Mancia et a conclu que les renseignements en cause, qui concernent le système scolaire argentin, ne pouvaient pas être qualifiés « d’information[s] inédite[s] et importante[s] faisant état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays si ce changement risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier ».

[43] Dans la décision Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904, le juge Brown s’est penché sur la question de savoir si un agent avait enfreint l’équité procédurale lorsqu’il a tenu compte, eu égard à la situation de l’enfant des demandeurs, d’un rapport de l’ONU sur l’accessibilité des programmes spécialisés. Il examinait ce document dans le cadre de son analyse des observations CH des demandeurs, et plus précisément, de l’ISE. Dans ce dossier, le document de l’ONU était antérieur à ces observations. Toutefois, l’analyse du juge Brown sur ce point et sur la détermination des critères appliqués par la Cour demeure utile.

[44] Au paragraphe 38, le juge Brown a fait remarquer ce qui suit :

Un critère servant à décider ce qui constitue une preuve extrinsèque admissible consiste à se demander si l’information était suffisamment connue des demandeurs ou si ceux-ci pouvaient « raisonnablement y avoir accès » : Azida c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1163, aux paragraphes 18 et 19.

[45] Le juge Brown a aussi relevé au paragraphe 39 le critère exposé au paragraphe 24 de la décision Lopez Arteaga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 778 où la Cour a statué que les renseignements « inédits et importants » auxquels le demandeur ne peut pas « raisonnablement s’attendre » doivent faire l’objet d’une divulgation.

[46] Dans la décision Ahmed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 471, le juge Brown a examiné la question de savoir si la référence à un document de l’ONU dans un avis de danger par un décideur, et ce, alors qu’il évalue l’interdiction de territoire au Canada de M. Ahmed, constituait un manquement à l’équité procédurale. Le juge Brown s’est penché sur l’abondante jurisprudence, notamment la part de celle-ci qui reprenait l’arrêt Mancia, et a tenu les propos suivants au paragraphe 27 :

En 1999, la Cour d’appel fédérale a jugé que de tels documents constituaient une « “preuve extrinsèque” et que l’agent n’était tenu de les divulguer que s’ils étaient inédits et importants et faisaient état de changements survenus dans la situation du pays qui risquaient d’avoir une incidence » : Nadarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1999), 237 NR 15 (CAF). À cet égard, la règle générale est que les agents doivent divulguer la preuve extrinsèque invoquée et accorder au demandeur la possibilité de répondre si deux conditions sont remplies : premièrement, lorsque la preuve est vraiment extrinsèque, à savoir « nouvelle et importante » et d’autre part, lorsqu’il s’agit d’une information que le demandeur ne pouvait raisonnablement pas avoir connaissance : Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904; Toma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 780, au paragraphe 14, citant le juge Rothstein dans l’arrêt Dasent c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 CF 720 (1er inst.), aux pages 730 et 731, qui a conclu que la preuve extrinsèque en est une dont le demandeur « ne peut raisonnablement avoir connaissance ».

[47] Dans la décision Bradshaw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 632, qui porte sur le contrôle judiciaire d’une décision CH, j’ai passé en revue la jurisprudence sur le traitement de la preuve extrinsèque qui a évolué en faveur d’une approche plus contextuelle. Bien que l’approche « nouvelle et importante » continue d’être appliquée, la portée de l’examen pourrait être plus générale, comme je le fais remarquer au paragraphe 64 :

Dans Majdalani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 294 [Majdalani], la juge Bédard a analysé la jurisprudence sur la consultation de sites Web et de documentation accessible au public, pour évaluer les demandes pour motifs d’ordre humanitaire. La juge Bédard a noté que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Baker prévoyait généralement que le demandeur devait être informé de toute information inédite et importante faisant état d’un changement dans la situation générale d’un pays susceptible d’avoir une incidence sur l’issue du dossier. Elle a noté que, dans la jurisprudence consécutive à l’arrêt Baker, les tribunaux ont dans l’ensemble adopté une approche plus contextuelle qui tient compte, notamment, de la nature de la décision et des répercussions possibles de la preuve sur la décision.

[48] En l’espèce, que la Cour applique la jurisprudence établissant que la preuve extrinsèque devrait être dévoilée si elle est « inédite et importante [et fait] état d’un changement survenu dans la situation générale d’un pays [qui] risque d’avoir une incidence sur l’issue du dossier », ou alors celle qui prône une approche contextuelle plus générale — laquelle comporte l’examen de la nature des allégations des demandeurs, la nature des éléments de preuve et les répercussions possibles — le résultat serait identique. L’agent n’était pas tenu de dévoiler les renseignements contenus dans la RID. Ceux-ci n’étaient pas nouveaux et ne jouaient pas un rôle important dans les conclusions de l’agent. Les demandeurs étaient en mesure de prévoir que, vu leurs observations, des renseignements sur l’éducation, l’emploi et les soins de santé seraient examinés. Les renseignements de la RID, en particulier ceux concernant les perspectives d’emploi des personnes scolarisées et qualifiées, ne révèlent pas un changement dans la preuve sur la situation du pays. De surcroît, les sources des renseignements contenus dans la RID sont les documents sur la situation du pays, lesquels étaient accessibles aux demandeurs, ou autrement à leur portée.

VII. La décision n’est pas raisonnable

[49] L’article 25 de la Loi dispose qu’une dispense des critères et obligations de la Loi peut être octroyée sur le fondement de considérations d’ordre humanitaire, « compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». En l’espèce, la dispense, si elle est octroyée, permettrait aux demandeurs de présenter une demande de résidence permanente tout en restant au Canada plutôt que d’avoir à retourner au Nigéria et de chercher à immigrer au Canada selon les critères d’admissibilité prévus dans la Loi. Il s’agit d’une dispense discrétionnaire souvent qualifiée d’exceptionnelle, notamment parce que ce paragraphe n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23).

[50] Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a expliqué que ce qui justifiera l’octroi d’une dispense conformément à l’article 25 varie en fonction des faits et du contexte du dossier. La Cour a formulé comme directive à l’intention des décideurs d’éviter d’imposer un seuil de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, d’examiner et de pondérer tous les faits et les facteurs pertinents, et « de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (au para 33; voir aussi le para 25) (souligné dans l’original).

[51] Toutefois, la Cour a également reconnu au paragraphe 23 que quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés.

[52] En ce qui concerne l’ISE, qui est un facteur important dans le cadre d’une demande CH où des enfants sont directement touchés, les principes établis dans l’arrêt Baker continuent de s’appliquer (Kanthasamy, aux para 38-39).

[53] Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a exposé :

[…] pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[54] La jurisprudence établit également le fait que même si le Canada peut être un endroit plus agréable pour vivre que le pays d’origine, il n’est pas toujours dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’y demeurer, et qu’un ISE favorable ne justifie pas nécessairement l’octroi d’une dispense CH (voir par exemple Landazuri Moreno c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 481 aux para 36-37).

[55] Lors d’un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour est d’apprécier si le décideur a rendu une décision raisonnable en se fondant sur l’appréciation de la preuve au dossier faite par celui-ci et sur son application des dispositions pertinentes et de la jurisprudence.

[56] Les agents responsables de rendre les décisions CH sont des experts dans leur domaine et la Cour ne devrait pas intervenir dans celles-ci hormis si elles recèlent de « lacunes graves à un point tel » que ces dernières sont « suffisamment capitale[s] ou importante[s] pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[57] Au paragraphe 101 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a cerné deux types de lacunes fondamentales qui vont rendre une décision déraisonnable : « [l]a première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur la décision ».

[58] La décision sur l’octroi d’une dispense CH dépend d’une appréciation globale des facteurs pertinents. Un agent pourrait déceler plusieurs facteurs favorables — ou uniquement des facteurs favorables — et tout de même trancher qu’une dispense ne peut être accordée. Il n’existe pas de formule consacrée ou de points attribués à chaque facteur. La pondération accordée à chacun d’entre eux et à chaque considération relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent et il n’appartient pas à la Cour de l’apprécier à nouveau. Il n’en devient que plus difficile de cerner comment les conclusions déraisonnables ont influé sur l’appréciation globale. En l’espèce, l’agent a tiré plusieurs conclusions qui étaient raisonnablement étayées par la preuve. Cependant, ce n’était pas le cas pour l’ensemble d’entre elles.

[59] Bien que les motifs d’un agent ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection, certaines des conclusions tirées par l’agent ne relèvent pas d’un processus de raisonnement rationnel. Ces conclusions doivent avoir eu certaines répercussions sur l’appréciation globale de l’agent quant à savoir s’il existait des facteurs favorables suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense CH. En d’autres termes, ces conclusions sont assez importantes ou capitales eu égard au résultat.

[60] Premièrement, relativement au degré d’établissement des demandeurs au Canada, l’agent a conclu :

[traduction]

Bien que je prenne acte des efforts déployés par les demandeurs adultes pour améliorer leur qualification professionnelle, je constate que la DP et son époux sont déjà très instruits et qu’ils sont titulaires de diplômes nigérians en administration des affaires et en comptabilité. Ainsi, je conclus qu’étant donné leur éducation supérieure, les cours suivis au Canada possèdent moins de valeur que ceux qu’ils ont déjà suivis.

Cet extrait fait référence aux cours suivis par les demandeurs adultes pour devenir préposés aux services de soutien personnel [PSSP]. Cette conclusion met de côté le fait que les demandeurs ont suivi ces cours de manière à pouvoir décrocher un emploi au Canada et qu’ils y sont parvenus. Les deux demandeurs ont toujours travaillé depuis leur arrivée, hormis pour une période de congé de maternité. Bien que la formation de PSSP ne permette pas de conférer un autre diplôme universitaire, il procure des compétences utiles et recherchées et démontre l’esprit d’initiative des demandeurs adultes qui ont complété une formation pour dénicher un emploi immédiatement. Il s’agit d’un facteur pertinent quant à l’établissement que l’agent a écarté sans raison. D’un autre côté, il a conclu d’une façon incohérente que les nouvelles compétences permettraient aux demandeurs de trouver un emploi au Nigéria, tout en jugeant que malgré le chômage élevé, il était raisonnable de penser que les demandeurs trouveraient un emploi semblable à leurs postes antérieurs au Nigéria (qui étaient dans les finances).

[61] Deuxièmement, en ce qui concerne l’appréciation par l’agent de l’ISE, en particulier pour la scolarité des enfants, l’agent a énoncé :

[traduction]

Bien que les châtiments corporels soient la méthode de discipline en usage au Nigéria, selon la preuve produite, je conclus qu’il s’agit d’une méthode de discipline répandue dans ce pays. Je ne suis pas d’avis que cette forme de discipline et d’apprentissage occasionnerait des difficultés pour les enfants.

[62] L’agent aurait pu chercher à saisir s’il existait des éléments de preuve pour relier la pratique généralisée des châtiments corporels à la situation de ces enfants et tirer une conclusion quant au risque qu’ils en fassent les frais ou y soient exposés. Cependant, il n’a pas suivi une telle approche. Bien que le défendeur laisse entendre que les motifs de l’agent devraient être interprétés dans ce sens, je ne suis pas libre de réécrire la conclusion de ce dernier.

[63] Je conviens avec le défendeur que la pratique coutumière d’infliger des châtiments corporels — qui semble bien établie — ne peut devenir une assise en soi pour accueillir de façon routinière les demandes CH fondées sur l’ISE relativement au Nigéria. Ce n’est pas la conclusion de la Cour. Premièrement, même si une appréciation de l’ISE penche en faveur d’un maintien au Canada, ce facteur ne scelle pas le sort d’une dispense CH. Deuxièmement, il est de droit constant qu’un demandeur ne peut reprendre les documents de la situation du pays et déclarer qu’il sera confronté à la même situation sans élément de preuve pour étayer comment il sera personnellement touché. Il appartient au demandeur de relier une condition défavorable du pays à sa situation personnelle. Or, la conclusion de l’agent en l’espèce n’était pas que les demandeurs avaient omis de démontrer comment leurs enfants seraient touchés défavorablement par les châtiments corporels, par exemple parce qu’ils seraient tenus de s’inscrire dans une école où cette pratique est monnaie courante. La conclusion de l’agent est générale et brutale : il « n’était pas d’avis » que les châtiments corporels occasionneraient des difficultés pour les enfants.

[64] La jurisprudence sur l’ISE a établi que dans un monde idéal les enfants ne devraient pas éprouver de difficultés, mais a reconnu également qu’il existera inévitablement des difficultés associées au fait d’être renvoyé du Canada. Dans une analyse de l’ISE, il peut être impossible de préserver l’enfant de toute difficulté associée avec un retour dans le pays natal. Cependant, la conclusion donnée dans ce cas— que l’exposition aux châtiments corporels à l’école n’occasionnera pas de difficultés — est dépourvue de tout fondement raisonnable. De nouveau, le raisonnement de l’agent qui a conduit à cette conclusion ne ressort nulle part et n’est pas rationnel.

[65] Je le répète, je ne tire pas une conclusion générale selon laquelle les châtiments corporels comme pratique culturelle acceptable au Nigéria est une raison pour conclure que l’ISE pèse en faveur d’un maintien au Canada ou de l’octroi d’une dispense CH. Une décision en la matière est plus complexe et exige la pondération de tous les facteurs pertinents. Je conclus qu’en l’espèce, l’agent a commis une erreur en ne se penchant pas sur la question de savoir si la preuve étayait la conclusion que ces enfants seraient confrontés à de telles difficultés et en concluant catégoriquement que les châtiments corporels (« cette forme d’apprentissage et de discipline ») ne constitueraient pas des difficultés.

[66] De nouveau, il n’est pas possible de trancher comment la conclusion de l’agent a été prise en compte dans l’évaluation globale de l’ISE et, par la suite, dans l’évaluation globale de la demande CH.

[67] Par conséquent, un autre décideur doit rendre une nouvelle décision sur la demande CH.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1533-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question à certifier n’a été proposée ni soulevée.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-1533-21

 

INTITULÉ :

ADERIYIKE TEMITOPE ASHIRU, OLAIDE OPEYEMI ASHIRU, FAVOUR ENIOLA ASHIRU, CHRISTIANAH OLAMIDE ASHIRU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 NovembRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 NovembRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Taiwo Olalere

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Adam Lupinacci

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Olalere Law Office

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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