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Date : 20060310

Dossier : IMM‑2593‑05

Référence : 2006 CF 317

Ottawa (Ontario), le 10 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

 

ENTRE :

SYED HABIBUR RAHMAN, MARIUM SIDDIQUA RAHMAN,

SYEDA NOWSHIN RAHMAN, SYEDA NAFISA RAHMAN,

SYEDA NAIMA RAHMAN

 

demandeurs

 

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

 

[1]               Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR), en date du 12 avril 2005, qui leur a refusé la qualité de réfugié.

LES FAITS

[2]               Le demandeur principal, de nationalité bangladeshi, est arrivé au Canada le 7 avril 1999 comme attaché adjoint du chiffre et agent consulaire du haut‑commissariat du Bangladesh à Ottawa. Il était accompagné de son épouse, Marium Rahman, ainsi que de sa fille, Syeda Naima. Leurs deux autres filles, Syeda Nowshin et Syeda Nafisa, sont nées au Canada durant le séjour des demandeurs à Ottawa.

[3]               Le demandeur principal dit qu’il est un sympathisant du parti de la Ligue Awami, un parti qui est aujourd’hui dans l’opposition au Bangladesh, mais qui était au pouvoir lorsqu’il fut à l’origine affecté à Ottawa en 1999. Il dit qu’il serait victime de persécution et de torture aux mains du Parti nationaliste du Bangladesh (le BNP), actuellement au pouvoir, et de ses sympathisants, s’il devait retourner au Bangladesh.

[4]               La carrière du demandeur principal dans la fonction publique du Bangladesh a débuté en 1989, et il s’est joint au ministère des Affaires étrangères en 1992.

[5]               En 1996, le demandeur principal a été affecté au Sri Lanka. Après des élections âprement contestées au Bangladesh, une coalition de fonctionnaires appelée le « Janatar mancha » avait critiqué les actions du BNP alors au pouvoir et appelé à des réformes démocratiques. Le demandeur principal avait alors envoyé un fax au Bangladesh pour exprimer son soutien au Janatar mancha.

[6]               La Ligue Awami est arrivée au pouvoir en 1996. En 1998, le demandeur principal devenait le vice‑président d’une association professionnelle soutenue par la Ligue Awami.

[7]               Le BNP a repris le pouvoir en 2001 et le demandeur dit que, après la nomination d’un nouveau haut‑commissaire, le climat qui régnait au sein du haut‑commissariat du Bangladesh à Ottawa s’est détérioré.

[8]               En août 2003, le demandeur principal est retourné brièvement au Bangladesh pour visiter sa mère. Durant son séjour, il a visité le musée commémoratif Bongobondhu, fondé par la Ligue Awami à la mémoire du fondateur du Bangladesh, qui avait été assassiné.

[9]               Le 31 décembre 2003, le demandeur principal recevait un avis l’invitant à justifier la visite qu’il avait faite au musée commémoratif Bongobondhu sans avoir obtenu l’autorisation préalable requise pour les fonctionnaires. L’avis évoquait aussi sa fréquentation de membres de la Ligue Awami au cours de son affectation à Ottawa. Il avait sept jours pour répondre aux allégations et expliquer pourquoi des sanctions ne devraient pas être prises contre lui. Il a répondu que, puisqu’il était en congé à l’époque, il n’était pas tenu d’obtenir une autorisation préalable pour visiter le musée commémoratif, et il a nié les allégations selon lesquelles il avait fréquenté des membres de la Ligue Awami. Aucune sanction ne fut prise directement contre lui.

[10]           Durant son affectation à Ottawa, le haut‑commissariat s’employa résolument à faire extrader les suspects dans l’assassinat du fondateur du Bangladesh qui étaient devenus citoyens canadiens. Le demandeur principal dit que, après le retour au pouvoir du BNP, le bruit avait couru que des mesures étaient prises pour permettre à tels suspects d’échapper aux poursuites en les laissant partir vers un pays tiers, comme la Syrie ou la Libye.

[11]           Le demandeur principal soutient que, le 26 août 2004, le haut‑commissaire lui a ordonné de délivrer un passeport à l’un des suspects. Il affirme que, lorsqu’il demanda que l’ordre du haut‑commissaire lui soit communiqué par écrit, le haut‑commissaire le menaça alors de représailles pour insubordination et pour son soutien à la Ligne Awami.

[12]           Peu après, des membres de la famille du demandeur principal au Bangladesh ont commencé à recevoir des appels téléphoniques anonymes où on les menaçait de représailles si le demandeur principal n’exécutait pas les ordres sans tenir tête à ses supérieurs. Le demandeur principal a également reçu des lettres de collègues de diverses régions du monde qui le mettaient en garde contre un retour au Bangladesh, parce que sa vie y serait en danger.

[13]           Le 27 août 2004, le demandeur principal a décodé un message du ministère des Affaires étrangères qui lui ordonnait de retourner au Bangladesh au plus tard le 7 septembre 2004. Entre‑temps, des membres de la Ligue Awami étaient brutalisés au Bangladesh, et les dirigeants du parti furent la cible d’une tentative d’assassinat.

[14]           Dans son formulaire modifié de renseignements personnels (FRP), le demandeur principal écrivait qu’il avait reçu en mai 2004 un ordre de mutation, mais que son départ avait été retardé par l’impossibilité de trouver un agent pouvant le remplacer.

[15]           Les demandeurs ont revendiqué la qualité de réfugié le 3 septembre 2004.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[16]           La Commission a jugé que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au motif que le demandeur principal n’était pas crédible et que la crainte des demandeurs de retourner au Bangladesh n’était pas fondée.

[17]           La Commission a mis en doute les aspects particuliers suivants du témoignage du demandeur principal :

a)       les lacunes de l’exposé circonstancié inclus dans son FRP, qui furent développées au cours de l’audience de la Commission;

b)       les contradictions entre l’exposé circonstancié et le témoignage du demandeur principal.

[18]           La Commission a aussi mis en doute la crédibilité du demandeur principal en tirant argument du fait qu’aucune sanction n’avait semble‑t‑il été prise contre lui pour son soutien au Janatar mancha en 1996, ou à la suite de sa réponse à l’ordre qui lui avait été donné de se justifier en 2004.

[19]           La Commission a établi que le demandeur principal avait modifié la nature de sa revendication durant l’audience, en la rendant très différente de ce qu’il avait écrit dans l’exposé circonstancié inclus dans son FRP.

[20]           Le témoignage du demandeur principal a révélé qu’il avait reçu, avant son empoignade avec le haut‑commissaire le 26 août 2004, plusieurs lettres de collègues le mettant en garde contre un retour au Bangladesh, alors qu’il apparaissait que l’exposé circonstancié contenu dans son FRP donnait une autre version.

[21]           À la page 5 de ses motifs, la Commission écrit ce qui suit :

Prié d’expliquer pourquoi certaines lettres lui avaient été écrites avant son différend avec le haut‑commissaire en août 2004, le demandeur d’asile principal a invoqué d’autres arguments pour justifier sa demande d’asile. Il a raconté que la véritable raison pour laquelle il craignait la persécution et risquait la mort au Bangladesh tenait au fait que, en 1996, il avait appuyé le Janatar mancha. […]

 

Ces allégations me paraissent être une tentative, de la part du demandeur d’asile principal, de favoriser sa cause et d’enjoliver son récit, d’autant qu’il n’a pas pu offrir d’explication raisonnable à l’égard du fait qu’il avait reçu ces lettres d’avertissement de ses collègues avant son différend avec le haut‑commissaire.

 

Il y a tout lieu d’en inférer que, si le soutien qu’il avait accordé au Janatar mancha avait été le véritable motif de sa crainte de persécution au Bangladesh, c’est ce motif qu’il aurait invoqué dans l’exposé circonstancié de son FRP.

 

[22]           La preuve documentaire produite devant la Commission révélait que, à son retour au pouvoir, le BNP avait pénalisé nombre de fonctionnaires qui avaient été liés au Janatar mancha, et cela tout en promettant de « dépolitiser » l’administration.

[23]           Cependant, ces purges avaient eu lieu en 2001, et la Commission a relevé que le demandeur principal avait été autorisé à conserver un poste sensible au sein du haut‑commissariat et qu’il n’avait pas été établi qu’il avait été de quelque façon pénalisé, même après sa réponse en 2004 à l’avis lui intimant de se justifier.

[24]           L’exposé circonstancié initial du demandeur principal ne mentionnait pas qu’il avait reçu un ordre de mutation en mai 2004, mais qu’il était demeuré à son poste parce qu’il n’y avait aucun agent pour le remplacer.

[25]           Dans l’exposé circonstancié de son FRP modifié, le demandeur principal faisait cependant état de cet ordre de mutation, et la Commission a jugé que le nouvel exposé circonstancié évoquait une mutation de routine.

[26]           Durant l’audience tenue devant la Commission, le demandeur principal avait déclaré que la durée habituelle d’une affectation à Ottawa est de six ou sept ans et qu’un ordre de mutation après seulement cinq ans l’avait conduit à conclure qu’il était muté pour des raisons politiques.

[27]           À la page 8 de ses motifs, la Commission écrit ce qui suit :

Il y a lieu d’en inférer que, si la mutation résultait d’une vendetta politique ou qu’elle était irrégulière, le demandeur d’asile l’aurait précisé dans son exposé circonstancié, dans lequel il devait exposer de manière détaillée les raisons pour lesquelles il demandait l’asile au Canada et craignait la persécution au Bangladesh.

 

La preuve indique clairement que le demandeur d’asile principal n’a fait l’objet d’aucune mesure de son gouvernement, bien que beaucoup de ses collègues aient été mutés ou forcés à prendre leur retraite à cause du rôle qu’ils avaient joué dans le Janatar mancha.

 

[28]           S’agissant de l’altercation entre le demandeur principal et le haut‑commissaire et des appels téléphoniques menaçants reçus ultérieurement par les membres de la famille du demandeur principal, la Commission a fait remarquer que le témoignage du demandeur principal minimisait l’importance de l’altercation dans sa crainte générale de retourner au Bangladesh et qu’il n’était pas établi que des membres de sa famille avaient réellement subi de préjudice.

[29]           La preuve documentaire déposée auprès de la Commission montrait bien que la violence était omniprésente dans la vie politique au Bangladesh, mais la Commission a jugé qu’« aucune preuve fiable et digne de foi n’établit toutefois qu’une sanction aurait été prise contre le demandeur d’asile principal, sanction révélant que les autorités le considéraient comme un adversaire politique et le persécuteraient ».

DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

[30]           Les dispositions applicables de la Loi sont les suivantes :

95. (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :

 

95. (1) Refugee protection is conferred on a person when

 

a) sur constat qu’elle est, à la suite d’une demande de visa, un réfugié ou une personne en situation semblable, elle devient soit un résident permanent au titre du visa, soit un résident temporaire au titre d’un permis de séjour délivré en vue de sa protection;

 

(a) the person has been determined to be a Convention refugee or a person in similar circumstances under a visa application and becomes a permanent resident under the visa or a temporary resident under a temporary resident permit for protection reasons;

 

b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger;

 

(b) the Board determines the person to be a Convention refugee or a person in need of protection; or

 

c) le ministre accorde la demande de protection, sauf si la personne est visée au paragraphe 112(3)

 

(c) except in the case of a person described in subsection 112(3), the Minister allows an application for protection.

 

(2) Est appelée personne protégée la personne à qui l’asile est conféré et dont la demande n’est pas ensuite réputée rejetée au titre des paragraphes 108(3), 109(3) ou 114(4).

 

(2) A protected person is a person on whom refugee protection is conferred under subsection (1), and whose claim or application has not subsequently been deemed to be rejected under subsection 108(3), 109(3) or 114(4).

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themselves of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

107. (1) La Section de la protection des réfugiés accepte ou rejette la demande d’asile selon que le demandeur a ou non la qualité de réfugié ou de personne à protéger.

 

107. (1) The Refugee Protection Division shall accept a claim for refugee protection if it determines that the claimant is a Convention refugee or person in need of protection, and shall otherwise reject the claim.

 

(2) Si elle estime, en cas de rejet, qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, la section doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande.

(2) If the Refugee Protection Division is of the opinion, in rejecting a claim, that there was no credible or trustworthy evidence on which it could have made a favourable decision, it shall state in its reasons for the decision that there is no credible basis for the claim.

 

POINTS LITIGIEUX

[31]           Les demandeurs soulèvent deux points :

1.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur sujette à révision lorsqu’elle a établi que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger?

2.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur sujette à révision lorsqu’elle a déterminé que les demandeurs n’avaient aucune raison objective de craindre la persécution?

ARGUMENTS

            Les demandeurs

[32]           Les demandeurs font valoir avec insistance que la Commission a mal interprété la preuve qui lui a été soumise et qu’elle a commise dans ses motifs des erreurs sujettes à révision.

[33]           Le demandeur principal dit qu’il n’a jamais invoqué, dans l’exposé circonstancié de son FRP ou dans son témoignage durant l’audience, une raison précise et déterminante justifiant sa crainte de retourner au Bangladesh, mais que sa crainte d’être persécuté découle de quatre facteurs :

a)       La solidarité qu’il a exprimée pour le mouvement Janatar mancha en 1996;

b)       Les allégations contenues dans l’avis de 2003 du gouvernement qui lui demandait de se justifier;

c)       Les menaces proférées par le haut‑commissaire durant l’altercation de 2004;

d)       Les menaces anonymes proférées par téléphone contre les membres de sa famille au Bangladesh après son altercation avec le haut‑commissaire.

[34]           Les demandeurs disent que la Commission a capricieusement rejeté leur demande d’asile parce qu’elle a confiné son analyse à la quête d’une cause précise justifiant leur crainte de persécution. Ils font valoir que leur crainte de persécution découle de l’effet cumulatif des facteurs susmentionnés et que, si la Commission a cru déceler une différence d’orientation entre l’exposé circonstancié du FRP du demandeur principal et son témoignage, c’est parce qu’elle a interprété la preuve d’une manière erronée et déraisonnable.

[35]           S’agissant de leur crainte objective de persécution, les demandeurs sont d’avis que la Commission a appliqué le mauvais critère en fondant ses conclusions sur le fait qu’ils n’avaient pas été l’objet d’une persécution. Les demandeurs invoquent la décision Salibian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. n° 454, pour affirmer qu’ils ne sont pas tenus de prouver qu’ils ont été persécutés dans le passé et que le critère applicable consiste à se demander si, d’après la preuve, ils sont objectivement exposés à un risque en cas de retour au Bangladesh.

[36]           Selon les demandeurs, les conclusions de la Commission étaient fondées sur de simples conjectures plutôt que sur la preuve qu’elle avait devant elle, ce qui constitue une erreur sujette à révision (Miral c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 254). Ils donnent les exemples suivants de cas où la Commission s’est fondée sur des suppositions non étayées :

a)       L’affirmation selon laquelle le BNP avait sévi seulement contre les « principaux participants » dans ses représailles contre le mouvement Janatar mancha;

b)       L’affirmation selon laquelle, si le gouvernement voulait sévir contre le demandeur principal, alors il l’aurait mis à l’amende, l’aurait congédié ou l’aurait rétrogradé;

c)       La conclusion selon laquelle le gouvernement avait décidé de ne pas sévir contre le demandeur principal après sa réponse à l’avis de 2003 qui lui intimait de se justifier.

[37]           Les demandeurs font aussi valoir que la Commission a mal interprété la preuve qu’elle avait devant elle lorsqu’elle est arrivée aux conclusions suivantes :

a)       L’exposé circonstancié du FRP du demandeur principal donnait à entendre que son altercation avec le haut‑commissaire était le « motif principal » de sa demande d’asile;

b)       L’exposé circonstancié du FRP du demandeur principal sous‑entendait que les mises en garde qu’il avait reçues de collègues affectés dans d’autres missions du Bangladesh de par le monde ne lui avaient été adressées qu’après son altercation avec le haut‑commissaire.

[38]           Finalement, les demandeurs soutiennent que la Commission a fait peu de cas ou n’a pas tenu compte de la preuve décisive qu’elle avait devant elle, en particulier les mises en garde envoyées par des collègues du demandeur principal. La Commission s’est intéressée aux dates auxquelles les lettres avaient été reçues par le demandeur principal, mais non au contenu des lettres. Les demandeurs invoquent la décision Kandiah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. n° 262, pour affirmer que, à tout le moins, la Commission a le devoir de dire, motifs à l’appui, si un document particulier est accepté ou rejeté, surtout si le document appuie la position du demandeur principal.

            Le défendeur

[39]           Selon le défendeur, les conclusions de la Commission touchant la crédibilité des demandeurs sont confirmées par la preuve, en particulier par les divergences entre l’exposé circonstancié du FRP du demandeur principal et le témoignage qu’il a produit à l’audience.

[40]           Le défendeur fait valoir que l’orientation nouvelle donnée à la cause première de la crainte du demandeur principal de retourner au Bangladesh (l’exposé circonstancié de son FRP insistait sur l’altercation d’août 2004 avec le haut‑commissaire, tandis que son témoignage durant l’audience insistait sur l’ordre de mutation de mai 2004 à la suite de son soutien au mouvement Janatar mancha en 1996) a conduit la Commission à conclure légitimement que ses allégations n’étaient pas crédibles.

[41]           S’agissant de la conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs n’avaient aucune raison objective de craindre la persécution, le défendeur invoque l’arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] A.C.F. n° 67 (C.A.F.) et dit que la Commission, avant d’arriver à sa conclusion, avait étudié et apprécié la preuve qu’elle avait devant elle.

[42]           Le défendeur dit que les déductions de la Commission étaient raisonnables parce qu’il n’est pas établi que le gouvernement du Bangladesh ait vu dans le demandeur principal un opposant politique ou qu’il le persécuterait. Le gouvernement du Bangladesh avait laissé le demandeur principal occuper un poste sensible au sein du haut‑commissariat durant des mois, et cela malgré l’ordre de mutation de mai 2004, et la Commission avait là encore été amenée à conclure que la mutation était une mutation de routine plutôt qu’une mutation politiquement motivée.

[43]           Le défendeur dit que le demandeur ne pouvait prétendre avoir déjà été persécuté, de telle sorte qu’il devait fonder sa demande d’asile sur les épreuves qu’ont subi des personnes dans la même situation que lui, et il dit que le demandeur a modifié son exposé circonstancié durant l’audience pour donner plus de mordant à sa demande d’asile. C’est la raison pour laquelle la Commission s’est intéressée aux changements que le demandeur principal avait tenté d’apporter à sa demande d’asile.

ANALYSE

 

 

            La norme de contrôle

[44]           L’évaluation de la crédibilité d’un demandeur d’asile relève tout à fait de la compétence de la Commission, et la norme de contrôle que la Cour doit appliquer avant d’annuler les conclusions de la Commission est la décision manifestement déraisonnable (Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] A.C.F. n° 732 (C.A.F.)).

[45]           L’intervention de la Cour ne sera donc justifiée que si la Commission a tiré ses conclusions d’une manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments qu’elle avait devant elle. (Medina c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] A.C.F. n° 926 (C.A.F.), Dhillon c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1990) A.C.F. n° 1040 (C.A.F.))

            Le point de mire de la décision de la Commission

[46]           La décision de la Commission fait nettement ressortir que, selon la Commission, « le demandeur d’asile principal a modifié la nature de sa demande d’asile à l’audience, de sorte qu’elle différait sensiblement du contenu de son FRP ».

[47]           La Commission a relevé les divergences suivantes :

a)       Le demandeur principal avait maintenu fermement dans son FRP que son altercation avec le haut‑commissaire était la raison première pour laquelle il demandait l’asile au Canada. Toutefois, durant l’audience de la Commission, il a dit que sa crainte venait principalement de son engagement au sein du mouvement Janatar mancha, et que son altercation avec le haut‑commissaire était un élément secondaire;

b)       Le FRP du demandeur principal avait sous‑entendu que le demandeur principal avait reçu les mises en garde de ses collègues affectés dans d’autres missions après que le haut‑commissaire l’eut menacé le 26 août 2004. Toutefois, certaines des lettres que le demandeur principal avait reçues lui avaient été envoyées juste avant qu’il ne rencontre le haut‑commissaire et ne soit rappelé à Dhaka, même s’il avait reçu la plupart des lettres après la menace du haut‑commissaire;

c)       Le demandeur principal a témoigné durant l’audience de la Commission que le gouvernement du Bangladesh se venge sur tous les agents qui avaient soutenu le mouvement Janatar mancha en 1996 et qu’il persécute et élimine les sympathisants de la Ligue Awami; c’est la raison pour laquelle il a peur. Toutefois, il n’a pas expliqué dans son FRP, où il fait de son altercation avec le haut‑commissaire l’élément crucial de sa demande d’asile, que c’était là la véritable raison pour laquelle il craignait de retourner au Bangladesh. L’exposé circonstancié du FRP ne fait qu’« une simple mention » du mouvement Janatar mancha et du soutien du demandeur principal pour ce mouvement;

d)       Le demandeur principal n’a pas vraiment montré qu’il avait été pénalisé de quelque façon pour son rôle dans le mouvement Janatar mancha. Qui plus est, l’avis de 2003 qui le priait de se justifier n’a été suivi d’aucune sanction à son encontre. Le gouvernement a semblé accepter son explication;

e)       Durant l’audience tenue devant la Commission en mai 2004, le demandeur principal a dit qu’il avait reçu un ordre de mutation après avoir passé seulement cinq ans à son poste, alors qu’en principe, à Ottawa, les agents de même niveau sont affectés pour des durées de six à sept ans. Toutefois, dans son exposé circonstancié, le demandeur principal ne fait pas même état de sa mutation.

[48]           J’ai examiné le dossier au regard de chacun de ces points. Mes conclusions sont les suivantes :

a)       Il n’est pas vrai que le FRP « maintient fermement » que c’est l’altercation avec le haut‑commissaire qui était la raison principale pour laquelle le demandeur principal demandait l’asile au Canada. Le FRP expose toute une chaîne d’événements susceptibles de faire du demandeur principal une cible possible du gouvernement en place au Bangladesh. Son altercation avec le haut‑commissaire a pu précipiter son retour, mais le FRP précise que, si son retour l’expose au danger, c’est en raison de son rôle passé dans le mouvement Janatar mancha et de la solidarité qu’il a affichée pour ce mouvement. Durant l’audience, il avait expliqué que l’altercation avec le haut‑commissaire n’était pas l’unique raison pour laquelle il était exposé à la persécution au Bangladesh. Il est revenu durant son témoignage sur ses liens avec le mouvement Janatar mancha et sur son rôle dans ce mouvement;

b)       Le demandeur dit simplement dans son FRP que [traduction] « mes amis de diverses missions du Bangladesh à l’étranger m’ont également averti, en me demandant de ne pas retourner au Bangladesh maintenant ». Durant l’audience, le demandeur principal avait précisé à la Commission le moment auquel les lettres de ses amis avaient été écrites et pourquoi elles l’avaient été, en ajoutant que certaines des lettres avaient été écrites avant sa rencontre avec le haut‑commissaire. Il est quelque peu difficile ici de conclure que le demandeur principal a changé la nature de sa demande ou qu’il existe une nette contradiction entre le FRP et le témoignage produit à l’audience;

c)       Il y a dans le FRP davantage qu’une « simple mention » du mouvement Janatar mancha. Dans son FRP, le demandeur principal écrivait ce qui suit :

[traduction]

L’ensemble de la population et la majorité des membres du service administratif ont soutenu la demande générale de l’opposition pour une démission du gouvernement. Un mouvement Janatar mancha (une coalition de fonctionnaires) a été formé, et les membres supérieurs de l’administration ont ouvertement exprimé leur soutien à la demande de l’opposition. Un soutien a aussi été sollicité auprès des employés de missions du Bangladesh à l’étranger. Moi‑même, ainsi que d’autres agents affectés au Sri Lanka, avons exprimé notre solidarité avec le mouvement entrepris pour le rétablissement de la démocratie. Moi‑même ainsi que d’autres avons été rappelés à Dhaka bien avant la fin de mon affectation au Sri Lanka. Avant d’avoir pu prendre de nouvelles mesures, le gouvernement devait appeler à la tenue de nouvelles élections.

 

Ce que dit en fait le FRP, c’est que le demandeur principal a été rappelé à Dhaka pour être sanctionné après avoir exprimé son soutien pour le mouvement Janatar mancha, mais qu’aucune mesure n’a été prise contre lui parce que [traduction] « aux élections, la Ligue Awami a obtenu une majorité relative et formé avec les partis nationaliste et laïc un gouvernement de coalition à large assise ». Ce qui ressort clairement aussi de l’ensemble de l’exposé circonstancié, c’est que le demandeur serait de nouveau en danger si le BNP venait à reprendre le pouvoir. Le demandeur dit aussi dans son FRP que, en marge de l’avis le priant de s’expliquer, [traduction] « j’ai également été accusé d’avoir fomenté un grave complot avec l’opposition et d’avoir divulgué un secret d’État. Mon rôle durant le mouvement de 1996 a également été mis en cause ». L’exposé circonstancié du demandeur principal indiquait donc clairement que les événements de 1996, à l’époque du mouvement Janatar mancha, ont continué de jouer un rôle dans la crainte qu’il avait de ce qui l’attendait au Bangladesh;

d)       Je reconnais avec le défendeur que le FRP n’apporte pas la preuve d’une persécution antérieure. Les demandeurs mentionnent clairement qu’ils craignent un éventuel retour. Le fondement objectif de cette crainte apparaît dans la transcription de l’audience, où le demandeur principal parle d’autres collègues qui ont été inquiétés parce qu’ils avaient des liens avec la Ligue Awami;

e)       La mutation n’est pas mentionnée dans le FRP. Celui‑ci sous‑entend que, à la suite de son altercation avec le haut‑commissaire, le demandeur avait reçu un message selon lequel il devait être renvoyé à Dhaka au plus tard le 7 septembre 2004, et alors [traduction] « j’ai pensé que quelque chose de grave allait m’arriver. Le gouvernement n’était pas même disposé à m’accorder du temps pour que je me prépare à mon retour ».

[49]           La comparaison du FRP et du témoignage produit à l’audience ne laissait donc pas apparaître un contraste marqué. Les affirmations de la Commission me semblent erronées sous certains aspects, mais pas sous d’autres. Il s’agit de savoir si elles sont erronées au point de justifier l’intervention de la Cour.

[50]           La Cour hésite toujours énormément à modifier les conclusions de la Commission en matière de crédibilité ou la manière dont la Commission a évalué l’objectivité d’une demande d’asile, mais je crois qu’une intervention de cette nature est justifiée en l’espèce.

[51]           L’une des pierres angulaires de la décision de la Commission est que le demandeur principal a modifié la nature de sa demande d’asile par rapport à ce que révélait son FRP, « de sorte qu’elle différait sensiblement du contenu de son FRP ». Je ne crois pas que ce soit le cas. Le demandeur principal donne plus de détails dans son FRP à propos de son altercation avec le haut‑commissaire, mais il place cette altercation dans le contexte de son soutien passé au mouvement Janatar mancha, et le haut‑commissaire évoque le passé du demandeur principal comme raison de le menacer. La Commission n’a pas contesté que le haut‑commissaire ait dit : [traduction] « Oh, je sais que vous êtes un sympathisant de la Ligue Awami. Il conviendrait de vous remettre dans le droit chemin. Je verrai à ce que vous soyez rappelé et puni pour votre impertinence ».

[52]           Je crois donc qu’il était manifestement déraisonnable pour la Commission de dire qu’il avait modifié la nature de sa demande d’asile, en n’insistant plus sur son altercation avec le haut‑commissaire, mais plutôt sur son passé et sur son rôle dans le mouvement Janatar mancha et, indirectement, dans la Ligue Awami. Les menaces du haut‑commissaire n’ont de sens que dans le contexte d’événements passés au cours desquels le demandeur principal a fait quelque chose propre à éveiller l’hostilité du BNP.

[53]           Sans cette erreur, la manière dont la Commission a considéré le reste de la demande d’asile aurait fort bien pu être différente. Partant, je crois qu’il serait fautif de maintenir la décision, d’autant que la Commission elle‑même affirme que « la preuve documentaire montre que le gouvernement du BNP poursuit la tradition établie par ses prédécesseurs de recourir à la violence contre les opposants et de porter atteinte aux droits de la personne […] »

[54]           Je suis d’avis que la conclusion essentielle de la Commission touchant la crédibilité du demandeur principal, une conclusion motivée par un changement apparent dans la nature de la demande d’asile, est manifestement déraisonnable si l’on considère la preuve présentée sur ce point à la Commission.

[55]           Ainsi que le faisait observer le juge Denis Pelletier dans la décision Maruthapillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n° 761, au paragraphe 13 :

L’appréciation de la preuve est au cœur de la compétence de la Section du statut. Ce n’est pas à la Cour de substituer son appréciation de la preuve à celle du tribunal. Cependant, lors de son appréciation de la preuve, la Section du statut doit respecter le témoignage du demandeur. La Section du statut ne peut pas fausser le témoignage du demandeur et par la suite, en tirer une conclusion de manque de crédibilité.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à une nouvelle formation de la Commission pour réexamen.

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                             IMM‑2593‑05

 

 

INTITULÉ :                                                            SYED HABIBUR RAHMAN ET AUTRES

                                                                                 c.

                                                                                 LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                 ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                      OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                    LE 6 DÉCEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                                           LE 10 MARS 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rezaur Rahman                                                         POUR LES DEMANDEURS

 

Joanna Hill                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rezaur Rahman                                                         POUR LES DEMANDEURS

Avocat

Ottawa (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

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