Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20211130


Dossier : T‐376‐20

Référence : 2021 CF 1326

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2021

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CHASTITY MARIA JACKSON

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La demanderesse, Chastity Jackson, demande l’annulation d’une décision d’une déléguée du ministre à Transports Canada lui refusant une habilitation de sécurité. La déléguée a conclu dans sa décision que la demanderesse avait des antécédents récurrents d’implication dans des incidents liés à des activités criminelles touchant la fraude et que, bien qu’elle n’ait jamais été reconnue coupable d’accusations au criminel, les éléments de preuve soulevaient suffisamment de doutes quant à sa fiabilité pour justifier de lui refuser une habilitation de sécurité.

[2] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable, en grande partie parce qu’elle repose sur des déclarations de tiers sans fondement et non corroborées, plutôt que sur des conclusions factuelles fondées sur des éléments de preuve. Elle a nié les allégations formulées à son encontre et a fourni des explications qu’elle jugeait suffisantes. Si Transports Canada avait besoin de plus de renseignements, ou avait des doutes quant à ses explications, on aurait dû le lui expliquer et lui donner l’occasion de répondre. En outre, la demanderesse affirme qu’elle a été privée de son droit à l’équité procédurale.

[3] La demande de contrôle judiciaire est accueillie pour les motifs qui suivent. Il s’agit d’un exemple de décision qui aurait pu être justifiable à la lumière de certains des éléments de preuve présentés au décideur, mais qui n’est pas justifiée parce que le raisonnement exposé dans la décision écrite suscite de sérieuses craintes quant à savoir si les distinctions appropriées ont été faites concernant certaines parties de la preuve. Les problèmes posés par la décision touchent au cœur de l’analyse que le décideur était tenu d’entreprendre et, par conséquent, la décision ne peut être jugée raisonnable.

II. Contexte

[4] En juin 2017, la demanderesse a commencé à travailler pour Air Canada à l’aéroport Lester B. Pearson. On lui a accordé un laissez‐passer de sécurité temporaire, mais une condition de son emploi précisait qu’elle devait obtenir une habilitation de sécurité. Le 26 juin 2017, la demanderesse a présenté une demande d’habilitation de sécurité en matière de transport à Transports Canada.

[5] Au cours du processus initial d’enquête de sécurité, Transports Canada a appris qu’une accusation au criminel en instance pour parjure pesait contre la demanderesse. Elle a été informée que sa demande ne pourrait pas être examinée, tant que l’accusation en instance n’aurait pas été réglée. Transports Canada a indiqué que sa demande pourrait être réexaminée dès réception d’une copie de la décision concernant l’accusation.

[6] Le 17 août 2017, la demanderesse a fourni la confirmation que l’accusation au criminel en instance pesant sur elle avait été retirée. En conséquence, sa demande d’habilitation de sécurité a été réactivée le jour même.

[7] Conformément à ce que prévoit le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport (PHST), les Programmes de filtrage de sécurité de Transports Canada ont reçu le 26 juillet 2018 un rapport de vérification des antécédents criminels (rapport de VAC) de la Section du filtrage sécuritaire (SFS) de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Le rapport de VAC faisait état d’une série d’incidents, dont deux avaient donné lieu au dépôt d’accusations au criminel; dans le cas de trois autres incidents, aucune accusation n’avait été déposée. Ces événements sont résumés ci‐dessous :

  • a) Différend entre propriétaire et locataire : en mars 2014, le service de police de la région de York a reçu une plainte pour fraude de la part d’un propriétaire, qui alléguait que la demanderesse n’avait pas payé le loyer dû relativement à une maison qu’elle occupait. Le propriétaire a entamé une procédure d’expulsion contre la demanderesse et un membre de sa famille immédiate qui occupait également la maison, et il a obtenu une décision de la Commission de la location immobilière ordonnant à la demanderesse de verser la somme de 10 870 $ si elle souhaitait poursuivre sa location. Si elle souhaitait mettre fin à la location, elle devrait verser la somme de 4 223 $. Aucune autre action policière n’a été entreprise, faute d’autres renseignements de la part du propriétaire.

  • b) Incident de l’hôtel : le 16 juillet 2015, le directeur des services aux clients d’un hôtel a signalé que l’hôtel avait été victime d’une fraude commise par la demanderesse. Elle avait réservé deux chambres d’hôtel et versé un acompte en utilisant sa carte de débit et de l’argent liquide. Cependant, la requérante a prolongé son séjour de trente‐sept jours. Lorsque l’hôtel a demandé le paiement, la demanderesse a déclaré que sa compagnie d’assurance paierait la facture. Elle a fourni à l’hôtel un courriel frauduleux de sa compagnie d’assurance, et est ensuite partie sans payer sa facture. L’hôtel a subi une perte de 7 925,89 $. La demanderesse a été accusée d’une fraude de plus de 5 000 $ et d’avoir utilisé un document falsifié. Les deux accusations ont été retirées en décembre 2016 [traduction] « pour des raisons inconnues du SFS ».

  • c) Différend concernant une carte de crédit : en novembre 2015, le service de police de la région de York a répondu à une plainte concernant une allégation selon laquelle la demanderesse avait utilisé de manière frauduleuse la carte de crédit du plaignant et n’avait pas remboursé les sommes dues. Il semble que le plaignant et la demanderesse avaient conclu une entente de partenariat d’affaires et qu’en lien avec ce partenariat, le plaignant a remis sa carte de crédit à la demanderesse pour payer des dépenses d’entreprise. Le plaignant a allégué que la demanderesse avait engagé des dépenses non liées à l’entreprise et n’avait pas remboursé la dette accumulée. La police a jugé qu’il s’agissait d’un différend au civil plutôt que d’une affaire criminelle, et a mis fin à l’enquête.

  • d) Mauvais chèque à la propriétaire : en décembre 2015, le service de police de la région de York s’est rendu dans une résidence à la suite d’une plainte pour fraude. La plaignante était une propriétaire qui avait reçu plusieurs chèques de la demanderesse, qui n’était ni nommée comme locataire ni comme occupante sur la convention de bail. La plaignante a tenté d’encaisser l’un de ces chèques, mais a découvert que le compte était fermé. Lorsque la police s’est rendue à la résidence, la demanderesse a expliqué qu’elle avait pris par erreur le mauvais chéquier lorsqu’elle a fourni le chèque pour le compte fermé. La police a informé la plaignante qu’il s’agissait d’une affaire au civil et non d’un incident criminel, et [traduction] « qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre l’enquête pour fraude et que l’enquête était close ».

  • e) Accusation de parjure : le 13 juin 2016, la demanderesse a fait un témoignage sous serment devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, affirmant qu’elle était une courtière d’assurance autorisée. Une enquête menée par la suite par la Police provinciale de l’Ontario (OPP) a révélé qu’elle n’était pas une courtière d’assurance autorisée et qu’elle ne l’avait jamais été. La demanderesse a été accusée de parjure, mais l’accusation a été retirée après qu’elle eut fait un don de charité de 500 $.

[8] Enfin, le rapport de VAC soulignait que la demanderesse était associée à une personne qui avait un casier judiciaire pour possession d’une arme et inobservation de conditions.

[9] Le 1er octobre 2018, Transports Canada a informé la demanderesse, par une lettre, des renseignements défavorables contenus dans le rapport de VAC et l’a avisée que sa demande d’habilitation de sécurité serait examinée par l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport (l’organisme consultatif), compte tenu des préoccupations soulevées. La lettre encourageait la demanderesse à fournir des renseignements supplémentaires par écrit, [traduction] « en précisant les circonstances entourant les accusations au criminel, l’association et les incidents mentionnés ci‐dessus, et à fournir toute autre information ou explication pertinente, y compris toute circonstance atténuante... ».

[10] Le 16 octobre 2018, la demanderesse a fourni des informations supplémentaires en réponse aux allégations contenues dans le rapport de VAC :

  • a) Différend entre propriétaire et locataire : la demanderesse affirme qu’elle trouve [traduction] « troublant » que le propriétaire ait déclaré qu’il s’agissait d’une fraude, alors qu’il ne s’agissait que d’un litige au civil, et elle a déclaré que le propriétaire [traduction] « essayait clairement par tous les moyens de créer des problèmes ». Elle affirme que le problème découle du fait que le propriétaire avait promis certaines commodités dans la maison qui n’ont jamais été fournies, et elle souligne que les problèmes ont été résolus avec l’aide d’un médiateur entre propriétaire et locataire.

  • b) Incident de l’hôtel : la demanderesse affirme que la majorité des renseignements contenus dans le rapport étaient faux et que les accusations ont été retirées pour cette raison. Elle soutient que les accusations de fraude résultent d’un malentendu entre le directeur de l’hôtel et son ami, qui en était le propriétaire.

  • c) Différend concernant une carte de crédit : la demanderesse affirme que l’information est fausse et elle se montre surprise à ce sujet, car rien de cet incident n’a jamais été porté à son attention avant qu’elle ne reçoive la lettre de Transports Canada. Elle affirme que son partenaire commercial était contrarié parce que l’entreprise n’a pas connu le succès escompté, mais la demanderesse soutient qu’elle a rempli sa part du contrat et qu’il n’y a pas eu de fraude.

  • d) Mauvais chèque à la propriétaire : la demanderesse explique cet incident comme une simple confusion : [traduction] « nous étions en train de déménager [et] tous les carnets de chèques, anciens et nouveaux, avaient été réunis et un mauvais chèque a été remis par erreur... ». Elle affirme que lorsque l’erreur lui a été signalée, elle a immédiatement proposé de remplacer le chèque non valide, mais qu’entre‐temps, la propriétaire a indiqué qu’elle ne voulait pas poursuivre la location.

  • e) Accusation de parjure : la demanderesse soutient que tout ce qu’elle a dit au tribunal était vrai; elle a affirmé qu’elle était, en fait, une courtière d’assurance autorisée à l’époque. L’agent de police a déclaré qu’elle était titulaire d’un permis d’agente d’assurance, et non de courtière, mais elle a affirmé que ces termes étaient interchangeables, [traduction] « pour autant que je sache ».

[11] Enfin, en ce qui concerne son association avec la personne qui avait un casier judiciaire, la demanderesse a indiqué que cette personne était le père de ses enfants, et que ces accusations avaient été portées avant qu’ils ne se rencontrent. Elle a affirmé qu’il avait fait l’objet d’un pardon au criminel au Canada et d’un abandon de son casier aux États‐Unis en avril 2013, et elle a fourni une déclaration écrite de cette personne, ainsi que des dossiers d’emploi et un élément de preuve concernant le pardon obtenu au criminel.

[12] Le 22 mai 2019, l’organisme consultatif a examiné le rapport de VAC et les observations de la demanderesse. Le compte rendu des discussions de la réunion montre que les membres ont examiné les différents incidents ainsi que les explications et les éléments de preuve supplémentaires présentés par la demanderesse. L’organisme consultatif a accepté les explications de la demanderesse concernant l’incident du mauvais chèque remis à la propriétaire, ainsi que son témoignage concernant son mari, et il n’a pas accordé plus d’importance à ces questions.

[13] L’organisme consultatif a recommandé que la demande d’habilitation de sécurité soit rejetée [traduction] « sur la base d’un rapport de police décrivant la participation [de la demanderesse] à des activités criminelles liées à la fraude, à la mise en circulation d’un document falsifié et au parjure ». L’organisme consultatif a également souligné qu’il avait examiné les observations de la demanderesse, mais a estimé qu’elles [traduction] « ne contenaient pas suffisamment de renseignements pour dissiper les doutes de l’organisme consultatif ».

[14] Dans une lettre datée du 18 février 2020, la déléguée du ministre à Transports Canada, c’est‐à‐dire la directrice générale de la sûreté aérienne (la déléguée), a rejeté la demande d’habilitation de sécurité de la demanderesse, pour des raisons qui reprennent presque textuellement le rapport de l’organisme consultatif (la décision).

[15] Il est indiqué au début de la décision, que [traduction] « [l]es renseignements concernant la participation présumée de [la demanderesse] à des activités criminelles liées à la fraude, à l’utilisation d’un document falsifié et au parjure soulevaient des inquiétudes quant au jugement, à la loyauté et à la fiabilité de [la demanderesse] ».

[16] Comme l’organisme consultatif a accepté les explications de la demanderesse concernant l’incident relatif au mauvais chèque remis à la propriétaire (incident e) ci‐dessus), et a affirmé que cette question en particulier [traduction] « ne soulevait pas de préoccupations », la décision n’en fait pas mention.

[17] En ce qui concerne les autres allégations, la décision résume les renseignements contenus dans le rapport de VAC et analyse les explications de la demanderesse. Les éléments essentiels de la décision sont exposés ci‐dessous.

[18] Différend entre propriétaire et locataire : [traduction] « Je prends acte de votre participation à un incident présumé de fraude sur une résidence locative ». La décision indique que le propriétaire avait entamé une procédure d’expulsion et obtenu un jugement de la Commission de la location immobilière pour la somme de 10 870 $ si la demanderesse souhaitait poursuivre la location. [TRADUCTION] « La victime a également déposé une plainte pour fraude auprès de la police le 17 mars 2014. Vous n’avez pas été accusée au criminel en lien avec cet incident ». Après un bref résumé de la réponse de la demanderesse, il est indiqué ce qui suit dans la décision :

[traduction]

Je reconnais que cette affaire n’a pas donné lieu à des accusations au criminel, toutefois, l’incident m’a amenée à mettre en doute votre loyauté et votre fiabilité. Je souligne que vous n’avez fourni aucun élément de preuve supplémentaire pour étayer vos affirmations selon lesquelles vous avez résolu le problème. J’ai également eu du mal à croire que le propriétaire a demandé l’aide de la police dans cet incident simplement pour vous causer des ennuis. Par conséquent, je m’en remets aux renseignements préoccupants contenus dans le rapport de police.

[19] Incident de l’hôtel : [traduction] « Je prends également acte de votre implication dans un second incident lié à des activités criminelles de fraude sur un hôtel en juin et juillet 2015 ». Après une description de l’incident, il est indiqué dans la décision que la demanderesse a été [traduction] « accusée d’une fraude de plus de 5 000 $ et d’avoir utilisé un document falsifié, mais les accusations ont été retirées par la suite ». La décision contient ensuite une analyse des explications de la demanderesse :

[traduction]

J’ai pris en compte votre explication selon laquelle les faits, tels qu’ils ont été présentés, étaient faux, et qu’il y a eu malentendu entre l’agent des services aux clients et le propriétaire de l’hôtel. J’ai estimé que cette explication était insuffisante, car elle ne traite pas des préoccupations concernant le fait que vous auriez falsifié un document et fourni une adresse électronique frauduleuse [sic]. En outre, vous n’avez fourni aucun document à l’appui de votre explication, et par conséquent, je m’en remets de nouveau aux renseignements contenus dans le rapport de police.

[20] Différend concernant une carte de crédit : [traduction] « En outre, je souligne l’incident de novembre 2015, pour lequel un plaignant a déclaré à la police que vous utilisiez sa carte de crédit et sa ligne de crédit, ouvertes à des fins commerciales, comme s’il s’agissait de votre compte courant personnel. Les accusations au criminel ont été abandonnées parce que la police a déterminé qu’il s’agissait d’une affaire au civil ». En ce qui concerne l’explication de la demanderesse, il est indiqué ce qui suit dans la décision :

[traduction]

Je reconnais que vous n’avez pas fait l’objet d’une accusation au criminel en rapport avec cet incident; toutefois, les questions soulevées par le plaignant m’ont amenée à mettre davantage en doute votre loyauté et votre fiabilité. Je souligne également que vous n’abordez aucune des accusations précises formulées par le plaignant. Par conséquent, je m’en remets de nouveau aux renseignements contenus dans le rapport de police.

[21] Accusation de parjure : [traduction] « Je souligne également l’incident du 13 juin 2016, au cours duquel vous avez témoigné sous serment dans un procès à la Cour supérieure. Vous avez déclaré sous serment qu’à trois (3) occasions distinctes, vous étiez en fait une courtière d’assurance autorisée. La police a pu établir que vous n’étiez pas une courtière d’assurance autorisée et que vous ne l’aviez jamais été ». Soulignant que la demanderesse a été accusée de parjure, mais que l’accusation a été retirée après qu’elle eut fait un don de charité, il est indiqué ce qui suit dans la décision :

[traduction]

J’ai également pris en compte votre explication concernant l’incident décrit ci‐dessus. Je souligne que vous avez déclaré que vous pensiez que les termes agente et courtière étaient interchangeables, et que vous avez fourni une copie de votre permis d’agente d’assurance. Je trouve cette explication difficile à croire, car il existe des différences très fondamentales entre un courtier d’assurance et un agent, et qu’une personne qui travaille dans ce secteur devrait savoir que ces termes et permis ne sont pas interchangeables.

[22] Il est ensuite indiqué dans la décision qu’à la lumière des renseignements supplémentaires fournis sur la personne associée à la demanderesse, la déléguée n’a plus aucune inquiétude concernant son lien avec cette personne.

[23] Les passages suivants exposent les éléments clés de l’analyse soutenant la conclusion de la déléguée :

[traduction] [...]

Je continue à avoir de sérieuses inquiétudes quant à vos antécédents récurrents d’implication présumée dans de multiples incidents liés à des activités criminelles de fraude. Je souligne que la fraude exige un certain niveau de complexité, car il s’agit généralement d’un acte délibéré, organisé et prémédité.

J’ai tenu compte du fait que bien que vous n’ayez pas de casier judiciaire, le seuil de déclaration de culpabilité des tribunaux se situe au‐delà de tout doute raisonnable; toutefois, aux termes du PHST, ce seuil est plus bas et est fondé sur la prépondérance des probabilités.

J’ai également pris en compte le fait que les incidents décrits ci‐dessus se sont produits entre 2012 et 2016, et je suis d’avis qu’il ne s’est pas écoulé suffisamment de temps pour démontrer un changement dans votre comportement.

[...]

Enfin, j’ai examiné toutes vos observations écrites, mais, pour les raisons décrites ci‐dessus, j’ai trouvé que vos explications étaient méprisantes, qu’elles manquaient de responsabilité personnelle et qu’elles minimisaient chaque situation. Par conséquent, vos observations écrites ne contiennent pas suffisamment de renseignements pouvant dissiper toutes mes préoccupations.

Un examen approfondi des renseignements au dossier a permis [à la déléguée] de croire de façon raisonnable, selon la prépondérance des probabilités, que [la demanderesse] est susceptible de commettre ou d’être incitée à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile, ou d’aider ou d’inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile. Pour ces raisons, j’ai refusé de vous accorder une habilitation de sécurité, au nom du ministre des Transports.

[24] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Questions à trancher et norme de contrôle

[25] La demanderesse soulève deux questions : (i) elle a été privée de son droit à l’équité procédurale parce que la décision n’est pas fondée sur des éléments de preuve crédibles et ne montre pas que le ministre a tenu compte de ses observations; et (ii) le ministre a commis une erreur en refusant de lui accorder une habilitation de sécurité, sur la base de renseignements non pertinents et non factuels. Elle affirme également que la décision n’était pas conforme à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R‐U), [la Charte].

[26] La norme de contrôle applicable à une évaluation sur le fond d’une décision de rejeter une demande d’habilitation de sécurité en matière de transport est celle de la norme de la décision raisonnable (Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 16 [Henri]). Cette norme continue de s’appliquer à la suite de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov de la Cour suprême du Canada, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16 et 17) (voir Ritchie c Canada (Procureur général), 2020 CF 342 [Ritchie] au para 15). Aucune des exceptions à la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle à appliquer ne s’applique en l’espèce.

[27] En résumé, suivant le cadre de l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit « examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et [...] déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 2 [Postes Canada]). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (arrêt Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans l’arrêt Postes Canada, au para 33).

[28] Les questions touchant l’équité procédurale exigent une approche semblable à la norme de contrôle de la décision correcte où l’on doit se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd c Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107). Comme il est indiqué dans l’arrêt Canadien Pacifique, au paragraphe 56, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre », et au paragraphe 54, « [u]ne cour de révision [...] demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi ».

[29] En outre, le défendeur a soulevé une question préliminaire concernant l’admissibilité de certains éléments de preuve déposés par la demanderesse, y compris des parties de son affidavit à l’appui et certaines des pièces qu’elle a fournies.

IV. Question préliminaire – Admissibilité de nouveaux éléments de preuve

[30] La demanderesse a déposé un affidavit à l’appui de la présente demande, fournissant des renseignements supplémentaires et un contexte concernant certaines questions dans le rapport de VAC. Le défendeur a fait valoir que les paragraphes 3, 5 à 9, 11 à 15 et 17 de l’affidavit, ainsi que certaines pièces, sont inadmissibles parce qu’ils contiennent de nouveaux éléments de preuve dont ne disposait pas l’organisme consultatif ou la déléguée du ministre lorsque la décision a été rendue.

[31] Lors de l’audience, le défendeur a circonscrit son attaque après avoir été informé que plusieurs des pièces avaient en fait été présentées au décideur ou contenaient des renseignements auxquels la décision renvoyait. Cependant, le défendeur a continué d’affirmer que certaines des pièces et certains paragraphes de l’affidavit étaient inappropriés.

[32] Lors de l’audience, la demanderesse a indiqué qu’elle était disposée à procéder sans s’appuyer sur les paragraphes de son affidavit, mais elle a fait valoir que la pièce L présentait simplement des renseignements généraux de base visant à aider la Cour.

[33] J’ai décidé à l’audience que la plupart des pièces et des paragraphes de l’affidavit contestés seraient exclus. J’ai jugé que la pièce L fournissait des renseignements de base provenant d’une source objective, et qu’elle pouvait être admise sous réserve d’arguments quant à sa valeur probante. Voici maintenant les motifs de ma décision.

[34] Il est maintenant bien reconnu qu’un contrôle judiciaire sur le fond doit se faire en fonction des éléments de preuve dont disposait le décideur initial, sous réserve d’exceptions précises et limitées (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Canadian Copyright] au para 19). L’une de ces exceptions veut que de nouveaux éléments de preuve puissent être déposés pour expliquer et appuyer une allégation de manquement à l’équité procédurale (Canadian Copyright, au para 20), mais aucun des nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse n’entre dans cette catégorie. Comme il est indiqué dans l’arrêt Henri au paragraphe 41, « [l]’examen de faits dont ne disposait pas le décideur éloignerait l’attention de la [Cour de révision] de la décision visée par l’examen et l’approcherait d’un examen de novo sur le fond. Ce n’est jamais la fonction du contrôle judiciaire [...] ».

[35] J’estime que la pièce E (une copie d’une citation à comparaître en matière criminelle), la pièce F (un document qui explique la différence entre les agents d’assurance et les courtiers d’assurance), ainsi que les paragraphes 5, 7, 8, 9, 11 et 15 de l’affidavit de la demanderesse, contiennent tous de nouveaux renseignements dont ne disposait pas le décideur. Je reconnais que l’intention de la demanderesse en déposant certains de ces documents était simplement de fournir des renseignements généraux utiles à la Cour. Toutefois, les documents mentionnés vont au‐delà de cela, et offrent des explications et des éléments de preuve nouveaux ou plus complets concernant les questions pertinentes en litige. Ces renseignements auraient pu être portés à l’attention de l’organisme consultatif et de la déléguée du ministre. Il est trop tard pour les introduire à ce stade.

[36] La pièce L est un guide de délivrance des permis d’agent d’assurance‐vie préparé par la Commission des services financiers de l’Ontario, qui contient des renseignements généraux de base sur la délivrance de permis d’agent d’assurance‐vie en Ontario. Elle est admissible en tant que renseignement général de base provenant d’une source objective non liée au litige, sous réserve d’une évaluation de sa valeur probante dans la détermination des questions en litige. Comme cela apparaîtra clairement dans la discussion qui suit, je n’ai pas jugé que ce document aidait la demanderesse de quelque manière que ce soit.

[37] Je vais donc écarter les paragraphes 5, 7, 8, 9, 11 et 15 de l’affidavit de la demanderesse, ainsi que les pièces E et F.

V. Analyse du bien‐fondé de la décision

A. Cadre législatif et stratégique

[38] La délivrance, le refus ou l’annulation d’une habilitation de sécurité aéroportuaire sont régis par la Loi sur l’aéronautique, LRC (1985), c A‐2 [la Loi], et le Règlement canadien sur la sûreté aérienne, 2012, DORS/2011‐318. Les principales dispositions de la Loi prévoient ce qui suit :

Définitions

Definitions

3 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

3 (1) In this Act,

[...]

...

habilitation de sécurité Habilitation accordée au titre de l’article 4.8 à toute personne jugée acceptable sur le plan de la sûreté des transports. (security clearance)

security clearance means a security clearance granted under section 4.8 to a person who is considered to be fit from a transportation security perspective; (habilitation de sécurité)

[...]

...

Règlements sur la sûreté aérienne

Aviation security regulations

4.71 (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, régir la sûreté aérienne.

4.71 (1) The Governor in Council may make regulations respecting aviation security.

Teneur des règlements

Contents of regulations

(2) Les règlements visés au paragraphe (1) peuvent notamment :

(2) Without limiting the generality of subsection (1), regulations may be made under that subsection

a) régir la sécurité du public, des aéronefs et de leurs passagers et équipages ainsi que des aérodromes et autres installations aéronautiques;

(a) respecting the safety of the public, passengers, crew members, aircraft and aerodromes and other aviation facilities;

b) régir les zones réglementées des aéronefs, aérodromes ou autres installations aéronautiques, y compris la délimitation et la gestion de ces zones, ainsi que l’accès à celles‐ci;

(b) respecting restricted areas in aircraft or at aerodromes or other aviation facilities, including regulations respecting their identification, access to them and their administration or management;

[...]

...

g) exiger d’une personne ou catégorie de personnes une habilitation de sécurité comme condition pour exercer les activités précisées ou pour être :

(i) soit titulaire d’un document d’aviation canadien,

(ii) soit membre d’équipage d’un aéronef,

(iii) soit titulaire d’un laissez‐passer de zone réglementée, au sens de l’article 1 du Règlement canadien sur la sûreté aérienne;

(g) requiring any person or any class of persons to have a security clearance as a condition to conducting any activity specified in the regulations or to being

(i) the holder of a Canadian aviation document,

(ii) a crew member, or

(iii) the holder of a restricted area pass, within the meaning of section 1 of the Canadian Aviation Security Regulations;

h) régir les demandes d’habilitation de sécurité et les renseignements à fournir par les personnes qui les présentent;

(h) respecting the making of applications for security clearances and the information to be provided by applicants;

[...]

...

Délivrance, refus, etc.

Granting, suspending, etc.

4.8 Le ministre peut, pour l’application de la présente loi, accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité.

4.8 The Minister may, for the purposes of this Act, grant or refuse to grant a security clearance to any person or suspend or cancel a security clearance.

[39] Le pouvoir discrétionnaire dont jouit le ministre d’accorder ou de refuser d’accorder une habilitation de sécurité à toute personne ou de suspendre ou d’annuler une habilitation de sécurité est exercé conformément à la politique sur le PHST. La politique sur le Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport vise à prévenir les actes d’intervention illicite dans l’aviation civile en accordant une habilitation de sécurité aux personnes qui répondent aux normes établies dans le Programme.

[40] La disposition la plus pertinente en l’espèce est l’article 1.4 de la politique sur le PHST. Il vise à protéger la sécurité de l’aéroport en prévenant l’entrée non contrôlée dans les zones réglementées d’un aéroport de toute personne :

qui, selon le ministre et les probabilités, est sujette ou peut être incitée à : commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile; ou aider ou à inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile.

B. La demanderesse a‐t‐elle été privée de son droit à l’équité procédurale?

[41] Dans l’arrêt Henri, la Cour d’appel fédérale a examiné le droit concernant les exigences en matière d’équité procédurale en général, et a fourni le résumé suivant concernant les exigences requises pour la délivrance ou la révocation d’une habilitation de sécurité aéroportuaire :

[27] [...] La décision est très importante autant pour les personnes visées que pour l’intérêt public relatif aux questions de sûreté et de sécurité. Le législateur a confié la décision non pas à une cour ou à un tribunal quasi judiciaire, mais au pouvoir discrétionnaire du Ministre. Le Ministre a choisi d’exercer son pouvoir discrétionnaire avec l’aide d’un organisme consultatif en vertu d’une politique qui assure que les personnes sont informées des allégations formulées contre elles et qu’elles ont la possibilité de répondre avant qu’une recommandation ne soit faite au Ministre pour qu’il prenne lui‐même sa décision.

[42] Une approche similaire a été adoptée dans la décision Haque c Canada (Procureur général), 2018 CF 651 au para 64 [Haque], où le juge John Norris a souligné que l’approche actuelle offrait aux demandeurs un processus équitable conformément à la jurisprudence.

[43] En appliquant ces orientations à l’espèce, j’estime que la demanderesse n’a pas été privée de son droit à l’équité procédurale. La demanderesse a été informée dans une lettre de la teneur des incidents et des allégations, et elle a présenté ses observations à ce sujet. Les deux documents avaient été portés à l’attention du décideur, et la décision montre qu’ils ont été pris en compte. C’est tout ce qu’exige l’équité procédurale dans ces circonstances.

[44] Les arguments de la demanderesse concernant le fond de la décision et le processus de raisonnement portent sur le caractère raisonnable de la décision, que j’examine ci‐dessous.

C. Les droits de la demanderesse consentis par la Charte ont‐ils été violés?

[45] La demanderesse soutient que la décision n’est pas conforme à l’article 7 et à l’alinéa 11d) de la Charte parce qu’elle ne respecte pas la présomption d’innocence, et que le processus lui a causé [traduction] « un stress grave, imposé par l’État ».

[46] Il n’est pas nécessaire de discuter longuement de la question, car la jurisprudence est claire : le processus d’habilitation de sécurité ne porte pas atteinte à l’article 7 ou à l’alinéa 11d) : Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56 aux para 121 et 122.

[47] Il s’agit là d’une réponse péremptoire à l’argumentation de la demanderesse sur ce point.

D. La décision était‐elle raisonnable?

[48] Comme je l’ai indiqué précédemment, le cadre d’analyse énoncé dans l’arrêt Vavilov exige, en général, qu’une décision soit évaluée selon deux axes. Premièrement, a‐t‐on tenu compte, dans la décision, du contexte juridique et factuel pertinent, qui délimite « l’espace » à l’intérieur duquel le décideur peut agir? En termes simples, une décision pour laquelle le décideur applique la mauvaise règle de droit, ne tient pas compte d’un fait essentiel ou interprète mal des faits essentiels, est déraisonnable. Deuxièmement, une décision raisonnable est une décision qui suit un processus de raisonnement logique et qui explique pourquoi le résultat a été atteint compte tenu des faits et du droit. La norme de la décision raisonnable n’est pas une norme de perfection, mais elle n’est pas non plus une « simple formalité » visant l’approbation de décisions qui n’offrent aucune explication significative à la personne concernée sur les raisons de la décision prise. La Cour suprême du Canada résume ce point par une question simple : est‐ce que le raisonnement du décideur « se tient » (Vavilov, au para 104)?

[49] Quand elle examine les motifs d’une décision et le processus de raisonnement, une cour de révision doit être en mesure de suivre la logique de l’analyse, de « relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11, cité avec approbation dans l’arrêt Vavilov, au para 97). L’arrêt Vavilov a fourni une clarification importante concernant l’approche (au para 87) :

[I]l ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‐ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[Italiques dans l’original.]

(1) Principes généraux

[50] Les règles de droit générales qui s’appliquent sont les suivantes :

  • Le ministre dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire lui permettant d’accorder ou de refuser une habilitation de sécurité (Thep‐Outhainthany c Canada (Procureur général), 2013 CF 59 au para 16 [Thep‐Outhainthany]), car ces habilitations permettent aux personnes d’avoir accès aux zones réglementées des aéroports, et cet accès « est un privilège, et non un droit » (Thep‐Outhainthany, au para 17).
  • En vertu de la politique sur le PHST, le ministre doit déterminer « si, selon toute vraisemblance, le demandeur d’une [habilitation de sécurité] est une personne sujette ou qui peut être incitée à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile, ou à aider ou à inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile » (Haque, au para 53). La norme applicable est celle de la « prépondérance des probabilités » (Thep‐Outhainthany, au para 24; Haque, au para 51).
  • Il s’agit nécessairement d’une évaluation prospective qui tient compte du risque futur et qui est par conséquent nécessairement intrinsèquement hypothétique (MacDonnell c Canada (Procureur général), 2013 CF 719 au para 29; Del Vecchio c Canada (Procureur général), 2017 CF 696 [Del Vecchio] au para 31.
  • Lors de l’évaluation d’une demande d’habilitation de sécurité, le ministre a le droit de tenir compte de tout facteur qu’il juge pertinent, y compris les éléments de preuve concernant la réputation d’une personne ou ses penchants, et cela peut inclure les renseignements contenus dans un rapport de VAC qui n’ont pas mené à des accusations au criminel, ou qui ont mené à des accusations au criminel n’ayant pas débouché sur un procès (Thep‐Outhainthany, au para 19; Mangat c Canada (Procureur général), 2016 CF 907 [Mangat] au para 58).

(2) Observations des parties

[51] La demanderesse ne conteste aucune de ces propositions générales. Son principal argument est que la décision du ministre n’est pas fondée sur une lecture attentive de la preuve. Elle souligne qu’elle n’a jamais été reconnue coupable de l’une ou l’autre des infractions énumérées dans le rapport de VAC, et elle soutient que les autres affaires citées dans la décision concernaient de simples différends au civil ou des malentendus. La demanderesse affirme qu’elle a répondu à ces allégations dans ses observations présentées à l’organisme consultatif, et que la déléguée n’a pas accordé la considération nécessaire à ces observations.

[52] La demanderesse signale plusieurs cas où ses explications semblent avoir été écartées. Par exemple, elle souligne la déclaration qu’a faite la déléguée, selon laquelle la demanderesse pensait [traduction] « que les termes agente et courtière étaient interchangeables » ou encore que la déléguée trouvait [traduction] « cette explication difficile à croire, car il existe des différences très fondamentales entre un courtier d’assurance et un agent, et qu’une personne qui travaille dans ce secteur devrait savoir que ces termes et permis ne sont pas interchangeables » (dossier du défendeur, p 95).

[53] La demanderesse affirme qu’elle n’a jamais dit que les permis étaient interchangeables, mais seulement que les termes l’étaient. Elle avait déposé en preuve son permis, qui montrait qu’elle était à la fois agente d’assurance et courtière d’assurance. Elle a affirmé que le permis est le même pour les deux positions; la seule différence concerne le produit vendu, car un agent ne vend que les produits d’une compagnie d’assurance alors qu’un courtier vend les produits de plusieurs compagnies. En outre, la demanderesse soutient qu’il était déraisonnable que le décideur, dans sa décision, déclare [traduction] « qu’une personne qui travaille dans ce secteur devrait savoir que ces termes et permis ne sont pas interchangeables ». La demanderesse affirme qu’elle a expliqué les différences et qu’il n’y avait aucune raison de remettre en question sa réponse.

[54] La demanderesse fait également valoir que plusieurs des incidents décrits dans le rapport de VAC et sur lesquels s’est appuyée la déléguée du ministre n’étaient pas des « faits », mais plutôt de simples plaintes déposées par des tiers qui n’ont pas été corroborées et qui n’ont jamais fait l’objet d’une enquête. Elle a nié tout acte répréhensible et a expliqué sa position sur ces incidents dans ses observations, mais la déléguée du ministre n’a pas tenu compte de ses explications et s’en est plutôt remise à des rapports de police non vérifiés qui relataient simplement les propos des plaignants. Elle soutient que c’était déraisonnable. En outre, la demanderesse affirme que la déclaration de la déléguée selon laquelle les explications de la demanderesse manquaient de responsabilité personnelle est déraisonnable car, en fait, cela revient à attendre d’elle qu’elle reconnaisse comme vrais des événements qui, selon elle, ne se sont pas produits.

[55] Dans l’ensemble, la demanderesse fait valoir qu’elle avait droit à une décision fondée sur des faits et des éléments de preuve; au lieu de cela, la décision en l’espèce est fondée principalement sur des allégations contenues dans des rapports de police, allégations qu’elle a niées et pour lesquelles elle a fourni des explications suffisantes. Il n’est pas raisonnable que le décideur, dans sa décision, n’ait pas tenu compte de ses explications et ait accordé plus de poids à des renseignements non vérifiés figurant dans des rapports de police. Faute d’une enquête ou d’une vérification, elle affirme que ces rapports ne peuvent servir de fondement à une conclusion selon laquelle elle n’est pas digne de confiance.

[56] Le défendeur reconnaît que certains des incidents mentionnés dans le rapport de VAC sont fondés sur des renseignements non corroborés tirés de rapports de police que la demanderesse a simplement démentis. Cependant, le défendeur souligne certains incidents et détails que la demanderesse n’a pas niés ou qui ont donné lieu à des accusations criminelles. Le défendeur soutient que la déléguée était en droit d’examiner l’ensemble des renseignements disponibles, y compris les allégations très précises relatées dans le rapport de VAC, et non uniquement les démentis généralisés de la demanderesse qui ne traitaient pas des détails des allégations portées à son encontre.

[57] Le défendeur souligne la jurisprudence qui confirme que le ministre est en droit de prendre en compte tout facteur pertinent, y compris les renseignements qui n’ont pas mené à des accusations ou à des déclarations de culpabilité au criminel (Thep‐Outhainthany, au para 19), et que le ministre peut s’en remettre au rapport de VAC sans vérifier les incidents relatés dans le rapport ou faire enquête à ce sujet (Mangat, au para 54). Le défendeur fait également valoir que le ministre n’était pas tenu d’accepter la réponse de la demanderesse concernant les allégations (Lorenzen c Canada (Transport), 2014 CF 273 au para 52).

[58] Le défendeur soutient que la décision est raisonnable compte tenu de l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré au ministre, de la nature prospective de l’enquête et de la jurisprudence de longue date selon laquelle le ministre peut pécher par un souci excessif de sécurité lorsqu’il examine une demande d’habilitation de sécurité (Del Vecchio, au para 31).

(3) Discussion

[59] Le passage suivant de la décision capture l’essentiel des raisons pour lesquelles la déléguée a refusé d’accorder l’habilitation de sécurité. Après avoir pris note de l’explication de la demanderesse concernant son association avec une personne ayant des antécédents criminels, la déléguée déclare : [traduction] « Je n’ai plus aucune inquiétude concernant votre lien avec cette personne ». Le décideur poursuit :

[traduction]

Toutefois, je continue à avoir de sérieuses inquiétudes quant à vos antécédents récurrents d’implication présumée dans de multiples incidents liés à des activités criminelles de fraude. Je souligne que la fraude exige un certain niveau de complexité, car il s’agit généralement d’un acte délibéré, organisé et prémédité.

J’ai tenu compte du fait que bien que vous n’ayez pas de casier judiciaire, le seuil de déclaration de culpabilité des tribunaux se situe au‐delà de tout doute raisonnable; toutefois, aux termes de [la politique de Transports Canada en matière de sécurité], ce seuil est plus bas et est fondé sur la prépondérance des probabilités.

J’ai également pris en compte le fait que les incidents décrits ci‐dessus se sont produits entre 2012 et 2016, et je suis d’avis qu’il ne s’est pas écoulé suffisamment de temps pour démontrer un changement dans votre comportement.

[...]

Enfin, j’ai examiné toutes vos observations écrites, mais, pour les raisons décrites ci‐dessus, j’ai trouvé que vos explications étaient méprisantes, qu’elles manquaient de responsabilité personnelle et qu’elles minimisaient chaque situation. Par conséquent, vos observations écrites ne contiennent pas suffisamment de renseignements pouvant dissiper toutes mes préoccupations.

[60] Il ne fait aucun doute que la déléguée dispose d’un « vaste pouvoir discrétionnaire » pour accorder ou refuser d’accorder, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité (Henri, au para 24). Il est également admis que lors de l’évaluation d’une demande, la déléguée est en droit de s’en remettre au rapport de VAC, de même qu’aux observations de la demanderesse, et qu’elle n’est pas tenue de faire davantage enquête sur les incidents (Mangat, au para 54). De plus, il ne fait aucun doute que la déléguée peut prendre en considération des renseignements qui jettent un doute sur la réputation d’une personne ou ses penchants, qu’il y ait eu ou non des accusations ou une déclaration de culpabilité au criminel (Thep‐Outhainthany, au para 19).

[61] Cependant, il est tout aussi vrai que la déléguée doit prêter une attention particulière aux renseignements fournis par l’organisme consultatif et aux éventuelles limites inhérentes de ces renseignements (voir la discussion dans la décision Haque; voir également la décision Ritchie). En l’espèce, la déléguée ne l’a pas fait avec suffisamment de rigueur. Plusieurs des conclusions tirées sur la base du rapport de VAC ne sont pas étayées ni expliquées. À cet égard, j’estime que l’analyse du juge Norris dans la décision Haque est particulièrement instructive, comme je l’expliquerai après une discussion concernant les problèmes que pose la présente décision.

[62] Premièrement, la déléguée fait référence aux [traduction] « antécédents récurrents [de la demanderesse] d’implication présumée dans de multiples incidents liés à des activités criminelles de fraude ». Toutefois, une lecture attentive du rapport de VAC ne permet pas de tirer une telle conclusion.

[63] La décision fait référence à quatre incidents, dont deux que l’on décrit comme concernant une fraude : (i) le différend entre propriétaire et locataire et (ii) l’incident de l’hôtel. On souligne que la demanderesse n’a pas été accusée d’une quelconque infraction criminelle en lien avec l’incident entre propriétaire et locataire, mais on y mentionne la conclusion de la Commission de la location immobilière. La décision fait également référence à l’incident de l’hôtel, le décrivant comme [traduction] « un second incident lié à des activités criminelles de fraude », qui a donné lieu à deux accusations contre la demanderesse : (i) fraude de plus de 5 000 $ et (ii) utilisation d’un document falsifié.

[64] Il n’est pas évident de comprendre comment ces éléments de preuve permettent de conclure à l’existence d’[traduction] « antécédents récurrents d’implication présumée dans de multiples incidents liés à des activités criminelles de fraude ». La déléguée souligne que des accusations criminelles n’ont pas été déposées concernant l’incident avec la carte de crédit, [traduction] « parce que la police a déterminé qu’il s’agissait d’une affaire au civil ». On pourrait dire la même chose du différend entre propriétaire et locataire. Ainsi, le seul incident concernant une allégation de fraude au criminel est l’incident de l’hôtel, mais même une lecture généreuse du rapport de VAC ne permet pas de conclure que cela équivaut à des [traduction] « antécédents récurrents ». Il est également troublant que le décideur décrive l’incident de l’hôtel comme [traduction] « un second incident lié à des activités criminelles de fraude », après avoir reconnu qu’aucune accusation criminelle n’a été déposée concernant la première allégation.

[65] Le deuxième problème important de la décision a trait au traitement de l’accusation de parjure. La demanderesse a été accusée de parjure parce qu’elle a déclaré sous serment, à trois occasions distinctes, qu’elle était en fait une courtière d’assurance autorisée. Une enquête de l’OPP a révélé qu’elle n’avait jamais été autorisée à exercer la profession de courtière d’assurance. En réponse aux renseignements contenus dans le rapport de VAC, la requérante a soumis un document montrant qu’elle était titulaire d’un permis d’agente d’assurance. Elle a déclaré qu’elle était, dans les faits, titulaire d’un permis de courtière d’assurance, et a affirmé que [traduction] « tout ce que j’ai dit ce jour‐là était l’entière et totale vérité que je connaissais ». Elle a déclaré que [traduction] « ces termes [courtier d’assurance et agent d’assurance] étaient interchangeables pour autant que je sache », et elle a expliqué qu’un courtier d’assurance travaillait pour divers fournisseurs d’assurance et était payé à la commission, ce qui était son cas au moment où elle a été accusée.

[66] L’organisme consultatif a rejeté cette explication, et la décision rendue par la déléguée traduit bien le raisonnement de l’organisme : [traduction] « Je trouve cette explication difficile à croire, car il existe des différences très fondamentales entre un courtier d’assurance et un agent, et [...] une personne qui travaille dans ce secteur devrait savoir que ces termes et permis ne sont pas interchangeables ».

[67] La difficulté avec cette déclaration est qu’elle repose sur des affirmations à propos des différences entre les permis d’agent d’assurance et de courtier d’assurance, mais n’explique pas la source de ces connaissances. La demanderesse, qui a été à tout le moins une agente d’assurance autorisée à un certain moment, affirme qu’à son avis, les permis sont les mêmes et que la seule différence concerne le type de services offerts. L’organisme consultatif a rejeté cette explication, tout comme la déléguée, mais n’a fourni aucun fondement ni explication justifiant sa conclusion concernant les [traduction] « différences très fondamentales entre un courtier d’assurance et un agent ». La déclaration de la déléguée au sujet de la distinction entre un agent d’assurance et un courtier d’assurance est peut‐être entièrement vraie, mais elle n’est pas pertinente. Il s’agit d’un fait contesté, et la déléguée avait la responsabilité d’exposer le fondement factuel de cette conclusion afin d’expliquer pourquoi elle rejetait l’explication de la demanderesse (Vavilov, aux para 126, 127). Le défendeur a reconnu que le dossier certifié du tribunal ne contenait aucun renseignement appuyant la conclusion de la déléguée sur ce point. J’estime que cet aspect de la décision manque de transparence, car elle ne permet pas à la demanderesse ou à une cour de révision de comprendre le fondement de cette conclusion (Vavilov, au para 103).

[68] Dans l’ensemble, comme je l’ai indiqué précédemment, je trouve que cette affaire présente plus de similitudes avec le contexte factuel de la décision Haque qu’avec bon nombre des précédents invoqués par le défendeur. La décision Haque concernait également un refus d’une habilitation de sécurité en raison de renseignements contenus dans un rapport de VAC. Le juge Norris a estimé que la décision était déraisonnable parce que plusieurs des principales conclusions étaient fondées sur des constatations qui allaient « bien au‐delà de ce que l’information dont [la déléguée] disposait était raisonnablement capable de soutenir » (Haque, au para 85).

[69] Par exemple, en lien avec un incident ayant donné lieu à une accusation criminelle portée contre le demandeur – accusation qui a été retirée par la suite – la déléguée avait conclu que cet incident [traduction] « exigeait un niveau de complexité, car il était délibéré et prémédité » (Haque, au para 82). Le juge Norris a affirmé ce qui suit :

[84] Premièrement, à mon avis, la conclusion selon laquelle cet incident [traduction] « exigeait un niveau de complexité, car il était délibéré et prémédité » était déraisonnable. Il faut rappeler que l’accusation de possession de biens criminellement obtenus a été retirée. Aucune conclusion n’a été tirée à l’encontre du demandeur à ce sujet. Dans les cas où une accusation criminelle aboutit à une déclaration de culpabilité, des admissions ou des conclusions de fait auront été faites ou rendues. En règle générale, elles peuvent être invoquées dans des procédures ultérieures. Cependant, lorsqu’une accusation criminelle est retirée, il peut être beaucoup plus difficile pour un décideur dans une procédure ultérieure de déterminer ce qui s’est passé qui a donné lieu à l’accusation. Les faits sous‐jacents et les circonstances de l’espèce sont loin de faire l’unanimité. Un décideur qui se trouve dans une position semblable à celle de la directrice générale doit par conséquent agir avec prudence lors de l’examen des accusations retirées. Le constat de police qui se retrouve dans un rapport de VAC pourrait être un compte rendu complet et précis ou non de ce qui s’est passé.

[70] Ces observations sont particulièrement pertinentes en l’espèce, à la lumière de la nature des renseignements présentés dans le rapport de VAC concernant plusieurs des allégations, à savoir l’indication claire selon laquelle la police a considéré ces différends comme des différends au civil et n’a pas mené d’enquête. Le simple fait qu’une plainte au civil soit relatée dans un rapport de police, puis ensuite intégrée à un rapport de VAC, ne peut transformer l’allégation en une affaire de [traduction] « fraude criminelle ».

[71] De plus, le fait que la déléguée, en l’espèce, ne tienne pas compte des explications de la demanderesse et s’en remette plutôt aux renseignements contenus dans le rapport de VAC n’est pas expliqué de manière adéquate. Si la déléguée a ainsi accepté les allégations et les détails comme étant vrais, malgré les démentis de la demanderesse, cela devait être expliqué plus en détail (Vavilov, au para 127).

[72] Comme dans la décision Haque, la déléguée, en l’espèce, a estimé que la demanderesse avait des [traduction] « antécédents récurrents d’implication dans des incidents liés à des activités criminelles touchant la fraude ». Comme je l’ai expliqué ci‐dessus, cette conclusion va bien au‐delà de ce que l’information dont la déléguée disposait était raisonnablement capable de soutenir.

[73] Enfin, comme le juge Norris l’a conclu dans la décision Haque (au para 112), j’estime qu’à une seule exception, l’évaluation faite par la déléguée des facteurs sur lesquels elle s’est appuyée pour refuser l’habilitation de sécurité était entachée d’erreurs susceptibles de révision. Cette exception concerne la conclusion de la déléguée selon laquelle la demanderesse n’avait pas répondu à l’allégation d’avoir utilisé un courriel frauduleux (un courriel que la demanderesse aurait créé elle‐même) en lien avec l’incident de l’hôtel. Dans ses observations en réponse au rapport de VAC, la demanderesse a tenté d’expliquer l’incident comme un simple malentendu entre son ami, propriétaire de l’hôtel, et le directeur avec lequel elle traitait au sujet du paiement. Toutefois, elle n’a pas répondu à l’allégation selon laquelle elle aurait créé et utilisé un courriel frauduleux. Cela, en soi, aurait pu être suffisant pour justifier de lui refuser son habilitation de sécurité.

[74] Dans des décisions antérieures, notre Cour a reconnu qu’un seul incident pouvait suffire à justifier une décision défavorable (Tesluck c Canada (Procureur général), 2020 CF 1041 au para 25, citant Dorélas c Canada (Transports), 2019 CF 257 au para 35, qui cite à son tour Sargeant c Canada (Procureur général), 2016 CF 893 au para 34). Pour des raisons évidentes, la fraude est le type d’infraction qui jette un doute sur la réputation d’une personne, son intégrité et ses penchants (Fradette c Canada (Procureur général), 2010 CF 884; Salmon c Canada (Procureur général), 2014 CF 1098; Byfield c Canada (Procureur général), 2018 CF 216; Rivet c Canada (Procureur général), 2007 CF 1175; Lavoie c Canada (Procureur général), 2007 CF 435).

[75] Toutefois, la déléguée n’a pas cherché à justifier sa décision en se référant à ce seul incident. La déléguée a plutôt estimé que les éléments de preuve établissaient des [traduction] « antécédents récurrents » d’implication dans des incidents liés à une [traduction] « fraude criminelle » et, pour les raisons exposées ci‐dessus, cette conclusion n’est tout simplement pas étayée par les éléments de preuve.

[76] Les préoccupations de la déléguée quant à la loyauté et à la fiabilité de la demanderesse sont, à certains égards, compréhensibles. Le rapport de VAC relate une série d’incidents qui, s’ils étaient avérés, pourraient raisonnablement jeter un doute sur la réputation et l’intégrité de la demanderesse. Elle a fait l’objet d’accusations criminelles liées à deux de ces incidents, bien que les accusations aient été retirées dans les deux cas. Il est juste de dire que la réponse de la demanderesse aux allégations était moins que complète, et qu’elle n’a pas présenté d’éléments de preuve à l’appui de plusieurs de ses explications, ni expliqué pourquoi elle ne disposait pas de tels renseignements.

[77] Malgré cela, il est également important de mentionner que plusieurs des incidents inclus dans le rapport de VAC s’apparentaient à des différends au civil, et que plusieurs d’entre eux n’ont fait l’objet d’aucune enquête ni vérification indépendante, comme l’a reconnu la police.

[78] Il s’agit d’un cas où l’issue pourrait bien être justifiable – compte tenu des incidents relatés dans le rapport de VAC, et de la conclusion raisonnable de la déléguée selon laquelle la demanderesse n’avait pas respecté son obligation de fournir « tout renseignement supplémentaire susceptible de dissiper quelque crainte concernant le bien‐fondé de [lui] délivrer une habilitation de sécurité » (Randhawa c Canada (Transport), 2017 CF 556 au para 42, citant Wu c Canada (Procureur général), 2016 CF 722 au para 46). Toutefois, la décision n’est pas justifiée, en raison des conclusions problématiques qui sont au cœur de la décision.

[79] Il ne s’agit pas que d’une simple affaire de sémantique, ou de choix de mots de la part de la déléguée. La référence à des [traduction] « antécédents récurrents » d’incidents liés à une fraude criminelle est le point central des motifs de la déléguée pour rejeter la demande d’habilitation de sécurité. Il est impossible de savoir si les distinctions appropriées ont été établies entre les allégations de fraude criminelle fondées sur une enquête de police, et les allégations selon lesquelles la demanderesse aurait commis des infractions au civil en lien avec ces différends, alors qu’aucune enquête ou vérification ne semble avoir été faite. Faute d’une explication claire à ce sujet, et de toute discussion à propos du fait que plusieurs des incidents inclus dans le rapport de VAC concernaient des allégations non corroborées touchant à des affaires au civil plutôt qu’au criminel, il n’est pas possible de suivre le raisonnement de la déléguée. Il est également impossible de savoir comment la décision « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[80] Rien dans les présents motifs ne doit être interprété comme une remise en question du vaste pouvoir discrétionnaire dont dispose le ministre pour accorder ou refuser une habilitation de sécurité, ou comme une remise en question du fait que le ministre ou sa déléguée a le droit de pécher par excès de prudence en raison de l’intérêt de la société à assurer la protection de la sûreté aérienne et de la nature intrinsèquement prospective et hypothétique de l’évaluation.

[81] Cependant, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; « [c]e type de contrôle demeure rigoureux » et doit être effectué en mettant particulièrement l’accent sur les motifs effectivement donnés pour une décision, par opposition à ceux que le dossier pourrait soutenir (Vavilov, au para 13). Un des principes directeurs clés veut que l’exercice de tout pouvoir public doit être « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95). Plus les conséquences pour la personne concernée sont importantes, plus l’obligation d’expliquer la décision et le raisonnement est élevée (Vavilov, au para 133).

[82] En l’espèce, même si la déléguée était en droit de s’appuyer sur les renseignements figurant dans le rapport de VAC, sa conclusion selon laquelle la demanderesse était [traduction] « susceptible de commettre ou d’être incitée à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile, ou d’aider ou d’inciter toute autre personne à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile » n’était pas fondée sur une lecture attentive et minutieuse de ces renseignements. En l’espèce, la déléguée était tenue de prendre en considération et d’expliquer clairement les différentes valeurs probantes à accorder aux renseignements en fonction : (i) des accusations criminelles étayées par une enquête; (ii) des renseignements tirés d’une enquête policière même si aucune accusation n’a été déposée; (iii) des litiges au civil signalés à la police qui sont simplement résumés dans un rapport de police mais qui n’ont jamais fait l’objet d’une enquête. En outre, s’il y avait eu déclaration de culpabilité dans cette affaire, soit à la suite d’un procès, soit à la suite d’un plaidoyer de culpabilité, il faudrait également lui accorder un poids approprié (Haque, au para 84).

[83] Pour les raisons exposées précédemment, j’estime que cette clarté fait défaut en ce qui concerne les préoccupations fondamentales ayant justifié le rejet par la déléguée de la demande d’habilitation de sécurité. En effet, j’estime que la conclusion de la déléguée selon laquelle la demanderesse aurait eu des antécédents récurrents d’implication dans des incidents liés à une fraude criminelle va bien au‐delà des renseignements figurant dans le rapport de VAC, et n’est pas autrement justifiée dans le dossier.

VI. Conclusion

[84] Pour tous ces motifs, je conclus que la décision est déraisonnable.

[85] Compte tenu du fait que la demanderesse a présenté sa demande initiale d’habilitation de sécurité en juin 2017, et considérant que le processus décisionnel bénéficierait probablement d’une évaluation plus récente par les autorités, et de renseignements et d’observations plus détaillés de la part de la demanderesse, je n’ordonnerai pas un réexamen de la demande. Au lieu de cela, j’annule simplement le rejet de la demande d’habilitation de sécurité. Cela étant, la demanderesse est libre de soumettre une nouvelle demande d’habilitation de sécurité si elle le souhaite. Je souligne que la demanderesse a exprimé son inquiétude quant au temps qu’il a fallu pour traiter sa demande, et je voudrais simplement ajouter que le défendeur devrait prendre des mesures pour traiter sans délai toute nouvelle demande qui lui serait présentée.

[86] La demanderesse n’a pas demandé ses dépens et, dans ces circonstances, je n’adjugerai de dépens ni à l’une ni à l’autre des parties.


JUGEMENT dans le dossier T‐376‐20

LA COUR STATUE que :

  1. La décision datée du 18 février 2020, rejetant la demande d’habilitation de sécurité en matière de transport présentée par la demanderesse, est déraisonnable et est par conséquent annulée.

  2. La demanderesse est libre de soumettre une nouvelle demande d’habilitation de sécurité en matière de transport, appuyée par de nouveaux éléments de preuve, si elle le souhaite.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

[Claude Leclerc]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐376‐20

INTITULÉ :

JACKSON c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 février 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

Le 30 novembre 2021

COMPARUTIONS :

Chastity M. Jackson

la demanderesse

POUR SON PROPRE COMPTE

Wendy Wright

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.