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Date : 20211206


Dossier : IMM-5663-20

Référence : 2021 CF 1361

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

DUSAN MINO

MARTINO MINO

CATERINA MINOVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de trois décisions défavorables rendues par un agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Les demandeurs – un père (le demandeur principal) et ses deux enfants, âgés respectivement de 26 et 27 ans – sont des citoyens de la République tchèque d’origine ethnique rom. Ils sont arrivés au Canada et ont demandé l’asile en 2009. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] Le 10 février 2020, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent) a conclu que les nouveaux éléments de preuve présentés dans le cadre des demandes d’ERAR des demandeurs ne permettaient pas de réfuter les conclusions de la SPR concernant l’existence d’une protection adéquate de l’État et que, par conséquent, les demandeurs ne seraient pas exposés au risque d’être persécutés ou d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements cruels et inusités s’ils étaient renvoyés en République tchèque.

[3] Les demandeurs font valoir que l’agent a porté atteinte à leur droit à la justice naturelle en rendant la même décision à l’égard des trois demandeurs, en refusant de leur accorder une audience, en s’appuyant sur des éléments de preuve extrinsèques et en fondant son évaluation uniquement sur la décision de la SPR. Les demandeurs soutiennent également que l’agent a eu tort de conclure à l’existence d’une protection adéquate de l’État.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. J’accueille donc la demande de contrôle judiciaire.

II. Faits

A. Les demandeurs

[5] Le demandeur principal, M. Dusan Mino, est un citoyen de la République tchèque âgé de 63 ans. En 2009, il est arrivé au Canada avec ses deux enfants, Katerina Minova et Martin Mino, et il a présenté une demande d’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Les demandeurs ont soutenu qu’ils risquaient d’être persécutés en République tchèque du fait de leur origine ethnique rom. Katerina Minova et Martin Mino sont maintenant âgés respectivement de 26 et 27 ans. Katerina Minova a trois enfants qui sont nés au Canada.

B. La décision de la SPR

[6] Le 9 février 2012, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SPR a conclu que la République tchèque offre une protection adéquate, soulignant que ce pays est « une démocratie qui tient des élections libres et équitables », que la preuve présentée par les demandeurs démontre que la police est intervenue et a mené une enquête après qu’ils ont été prétendument agressés, et qu’ils ont été en mesure d’obtenir des soins médicaux.

[7] La SPR a également tiré plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité des demandeurs. Par exemple, le demandeur principal a affirmé que son fils, Martin, a eu les deux jambes cassées après avoir été battu et agressé. Toutefois, la SPR a conclu qu’aucun effort n’avait été déployé pour tenter d’obtenir les rapports médicaux ou les rapports de police qui auraient corroboré cette allégation, et Martin a lui-même déclaré, dans son témoignage, qu’il avait eu une coupure à la jambe, mais qu’il n’avait jamais eu la jambe cassée. La SPR a également constaté que le demandeur principal avait fait état, dans son témoignage, de deux agressions qui n’étaient pas mentionnées dans le formulaire de renseignements personnels.

C. Les décisions de l’agent d’ERAR

[8] Le 28 janvier 2019, les demandeurs ont présenté des demandes d’ERAR. Les demandeurs ont répété qu’ils craignaient d’être persécutés du fait de leur origine ethnique rom et ont mis l’accent sur l’absence de protection de l’État à leur égard. À titre de preuve, ils ont présenté divers articles de presse et des renseignements sur la situation dans le pays, qui dataient de 2011 à 2015.

[9] En plus des éléments de preuve fournis par les demandeurs, l’agent a également consulté le rapport du Département d’État des États-Unis sur les droits de la personne de 2018 (le rapport américain de 2018), qui indique que les actes de violence et les menaces envers les Roms demeurent un enjeu en matière de droits de la personne en République tchèque, et qui donne des détails sur le rôle de la police et l’omniprésence de la corruption au sein des forces de l’ordre.

[10] L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni de nouveaux éléments de preuve démontrant qu’ils ne pourraient se réclamer de la protection de l’État.

III. Question préliminaire : Intitulé

[11] L’intitulé indique que le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Le bon défendeur en l’espèce est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (LIPR, art 4(1); Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, art 5(2)). L’intitulé de la cause est donc modifié.

IV. Question en litige et norme de contrôle

[12] La décision de l’agent d’ERAR est-elle raisonnable?

[13] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable. Je partage cet avis. Cette conclusion est conforme à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16-17.

[14] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[15] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125).

V. Analyse

A. Caractère adéquat de la protection de l’État

[16] Les demandeurs soutiennent que, au vu de la preuve contraire, l’agent n’a pas fourni de motifs suffisants à l’appui de sa conclusion selon laquelle ils pouvaient obtenir la protection de l’État à titre de personnes roms en République tchèque. Le défendeur affirme que les demandeurs n’ont pas démontré l’existence d’un changement important de la situation dans le pays, comme le fait qu’ils ne pourraient plus se prévaloir de la protection de l’État. Le défendeur fait valoir que, suivant l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 13, « l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile, à moins que des preuves nouvelles soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance ».

[17] Dans sa décision, la SPR a conclu que les demandeurs pouvaient obtenir des soins médicaux et se prévaloir de la protection de l’État. Dans ses trois décisions, l’agent d’ERAR a conclu [traduction] « qu’il n’y a[vait] aucun nouvel élément de preuve permettant de réfuter les conclusions de la SPR » et [traduction] « qu’il n’y a[vait] pas suffisamment d’éléments de preuve établissant l’existence de nouveaux risques ».

[18] Même si les demandeurs ont présenté des observations succinctes dans le cadre de l’ERAR, ils y soulignent leur crainte d’être persécutés en République tchèque du fait de leur origine ethnique rom ainsi que l’absence de protection de l’État. Par exemple, dans sa demande d’ERAR, le demandeur principal a écrit ceci :

[traduction]
Je suis venu au Canada pour demander l’asile en raison de la persécution des Roms dans mon pays. La situation s’est détériorée malgré les efforts déployés par le gouvernement pour y remédier. Les policiers participent à la persécution (ils sont souvent les agents de persécution) et les Roms ne sont pas protégés. Si je devais retourner dans mon pays, je n’aurais pas d’endroit où vivre et je me verrais refuser l’accès à des soins médicaux parce que je suis une personne rom.

[19] À l’audience, l’avocat du défendeur a admis que la situation est difficile pour les Roms en République tchèque et que la preuve relative à la protection de l’État est partagée, mais qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que la protection n’est pas inadéquate. Par conséquent, en l’absence de nouveaux éléments de preuve démontrant le contraire, le défendeur fait valoir que l’agent était lié par la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs pouvaient se prévaloir d’une protection efficace de l’État en République tchèque.

[20] Dans sa demande d’ERAR, Martin Mino a écrit ceci :

[traduction]
En 2009, je suis venu au Canada pour demander l’asile en raison de la persécution des Roms dans mon pays. La situation des Roms dans mon pays ne s’est pas améliorée depuis que je l’ai quitté; elle s’est même détériorée. De nombreux incidents y sont survenus. Le dernier a eu lieu à Pisek, où une ferme porcine, située sur le site du génocide des Roms en République tchèque, a été détruite en 2017. Il y a souvent des manifestations contre les Roms et il n’y a pas d’endroits pour y échapper [...]

[21] Je note que l’incident de la ferme porcine fait référence à une démolition qui, selon la preuve présentée par les demandeurs, était prévue en 2019 afin de permettre l’érection d’un monument commémoratif comprenant un centre pour les visiteurs où seraient exposées des découvertes archéologiques provenant du site du camp de concentration pour les Roms de la Seconde Guerre mondiale. Bien que ce projet puisse dénoter, comme le souligne le défendeur, [traduction] « une plus grande reconnaissance publique de l’histoire des Roms », il n’en demeure pas moins qu’il y a de nombreux éléments de preuve au dossier concernant les actes de violence et de discrimination commis à l’endroit des personnes roms, qui, selon les demandeurs, constituent de la persécution et démontrent l’absence de protection de l’État.

[22] Je souscris à la thèse des demandeurs. Comme il a été établi dans la décision Csiklya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1276 (Csiklya), « le déploiement de simples efforts pour améliorer la situation n’établit pas le caractère adéquat de la protection de l’État. En fait, il convient d’apprécier l’efficacité opérationnelle des programmes, des politiques et des dispositions législatives pour en établir l’incidence réelle » (au para 28; voir également : Boakye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1394 (Boakye) au para 11; Molnar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 296).

[23] Dans leurs demandes d’ERAR, les demandeurs ont inclus des éléments de preuve concernant l’omniprésence de la discrimination envers la communauté rom en République tchèque, dont la discrimination envers les étudiants roms dans les écoles tchèques, les agressions contre les citoyens roms, les émeutes encourageant l’hostilité envers les Roms de même que l’inaction de la police face à la montée des mouvements néonazis, qui ciblent notamment les Roms. Dans ses motifs, l’agent tient compte de ces éléments de preuve, mais estime qu’ils ne permettent pas de réfuter la conclusion de la SPR :

[traduction]
Le demandeur a fourni de nombreuses sources documentaires faisant état des difficultés auxquelles sont confrontés les Roms en République tchèque, que j’ai examinées attentivement. Bien que j’accepte les observations faisant mention d’incidents d’intolérance, de discrimination et de persécution visant certaines personnes roms, j’estime qu’elles ne permettent pas de réfuter les conclusions de la SPR.

[Non souligné dans l’original.]

[24] Pour justifier la conclusion selon laquelle les Roms peuvent obtenir une protection efficace de l’État en République tchèque, l’agent cite un extrait du rapport américain de 2018. Selon moi, en citant cet extrait, l’agent fournit des renseignements non pertinents au sujet des élections, de la démocratie et des libertés constitutionnelles ou décrit une situation où la corruption est omniprésente, où les préjugés sociétaux demeurent puissants et où la criminalité continue d’être un problème important. La preuve citée par l’agent ne démontre pas que la République tchèque offre une protection réelle ou une protection sur le terrain aux personnes roms dans le pays (Csiklya, aux para 28-29; Boakye, au para 5). Il ne fait que citer les mécanismes offerts pour l’application des lois et le maintien de l’ordre public, sans traiter de la réalité à laquelle les Roms sont confrontés.

[25] De plus, il va de soi que, compte tenu d’une telle situation dans le pays, l’agent se doit d’expliquer pourquoi la preuve objective n’est pas suffisamment convaincante pour établir l’existence d’un risque. Cependant, l’agent ne l’a pas fait et a simplement indiqué ceci :

[traduction]
Je ne dispose pas d’une preuve objective suffisante pour rendre une décision différente de celle de la SPR et pour conclure que le demandeur ne pourrait pas se prévaloir de la protection de l’État en cas de besoin.

[26] Il est inacceptable que l’agent ne fournisse pas de raisonnement transparent ou intelligible pour expliquer pourquoi la situation dans le pays fait en sorte que les demandeurs peuvent assurément se prévaloir de la protection de l’État. Je trouve qu’il est déraisonnable de la part de l’agent d’admettre que certaines personnes roms sont victimes d’intolérance, de discrimination et de persécution sans reconnaître que ces menaces peuvent viser les demandeurs, qui se trouvent dans une situation semblable en tant que Roms de la République tchèque. Il n’y a rien de plus intime pour une personne que son identité ethnique, et la preuve au dossier est amplement suffisante pour conclure que les demandeurs seraient exposés au même niveau de risque que d’autres Roms en République tchèque.

[27] En outre, même si je reconnais que la preuve documentaire présentée par les demandeurs date de 2011 à 2015, le rapport américain de 2018 cité par l’agent explique comment [traduction] « les crimes haineux envers les Roms continuent d’être problématiques » et que [traduction] « parmi les enjeux en matière de droits de la personne figurent les crimes comportant de la violence ou des menaces de violence à l’endroit des membres de la minorité rom ».

[28] En se contentant de mentionner au passage l’efficacité de la protection de l’État en République tchèque sans entreprendre une analyse significative de la preuve relative à la situation dans le pays qui concerne directement les demandeurs, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation des risques qu’il devait effectuer pour bien trancher les demandes d’ERAR. Je juge que la conclusion de l’agent ne découle pas logiquement de la preuve dont il disposait et qu’elle est donc déraisonnable.

VI. Conclusion

[29] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. J’accueille donc la demande de contrôle judiciaire.

[30] Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5663-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision.

  2. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme le défendeur approprié.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5663-20

 

INTITULÉ :

DUSAN MINO, MARTINO MINO ET CATERINA MINOVA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Christopher Veeman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rocco Galati Law Firm

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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