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Date : 20211207


Dossier : IMM‑3282‑20

Référence : 2021 CF 1371

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AISHA ADIL

ADIL RIAZ BUTT

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Aisha Adil (Mme Adil) et M. Adil Riaz Butt (M. Butt), sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Les demandeurs sont citoyens du Pakistan et ont quatre enfants nés au Canada. Ils soutiennent que la décision de l’agent est déraisonnable compte tenu des circonstances propres à leur dossier. En particulier, les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur dans son évaluation de leur établissement au Canada, des difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils devaient retourner au Pakistan et de l’intérêt supérieur des enfants.

[3] À mon avis, l’agent n’a pas accordé de poids à toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes, en particulier à l’établissement de la famille au Canada et à l’intérêt supérieur des quatre enfants nés au Canada. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

II. Les faits

A. Les demandeurs

[4] Les demandeurs forment un couple marié et sont citoyens du Pakistan. Mme Adil est arrivée au Canada en mars 2011, et M. Butt, en octobre 2010. Le couple a quatre enfants : deux filles, Fatima (âgée de 9 ans) et Filza (âgée de 3 ans), ainsi que deux fils, Yahya (âgé de 7 ans) et Mujtaba (âgé de 6 ans). Les quatre enfants sont nés au Canada et sont des citoyens canadiens.

B. Les décisions antérieures

[5] Le 14 mars 2012, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs. L’autorisation de contester la décision de la SPR leur a été refusée par la Cour en juillet 2012.

[6] En 2012, les demandeurs ont déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR), et une décision défavorable a été rendue à l’issue de l’ERAR le 10 décembre 2013. La Cour a refusé aux demandeurs l’autorisation de contester cette décision en avril 2015.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] Le 17 juillet 2018, les demandeurs ont présenté une deuxième demande de résidence permanente qui était fondée sur des motifs humanitaires. L’agent a rejeté cette demande le 8 juillet 2020.

[8] Les demandeurs ont invoqué leur établissement au Canada, les difficultés auxquelles les exposerait un retour au Pakistan et l’intérêt supérieur de leurs quatre enfants canadiens comme motifs d’ordre humanitaire à prendre en considération dans le cadre de leur demande.

[9] L’agent a conclu, dans les motifs de sa décision, que l’établissement des demandeurs et les liens qu’ils avaient tissés au Canada étaient insuffisants, et que les difficultés auxquelles ils risquaient d’être confrontés à leur retour au Pakistan ne permettaient pas de justifier l’octroi d’une dispense pour des motifs humanitaires. L’agent a jugé que l’intérêt supérieur des enfants constituait un facteur favorable aux demandeurs, mais il a estimé que les éléments de preuve ne suffisaient pas à démontrer que [traduction] « l’intérêt supérieur des enfants justifiait l’octroi d’une dispense compte tenu de tous les autres facteurs ». En définitive, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Bien que je reconnaisse qu’il pourrait être difficile pour les demandeurs de quitter le Canada et de retourner au Pakistan, je suis convaincu qu’ils ont des liens familiaux solides au Pakistan, qu’ils connaissent la culture, la langue et le mode de vie du Pakistan, de sorte qu’ils devraient être en mesure de se réintégrer et de se réinstaller au Pakistan. Je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’à leur retour au Pakistan, les demandeurs seront confrontés à des difficultés qui justifient l’octroi d’une dispense.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si l’évaluation par l’agent des considérations d’ordre humanitaire est raisonnable.

[11] Il est entendu de part et d’autre que la norme de contrôle applicable à la question énoncée ci‑dessus est celle de la décision raisonnable. Je conviens que les décisions portant sur des considérations d’ordre humanitaire sont susceptibles de contrôle selon la norme du caractère raisonnable (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 988 au para 24; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (Kanthasamy) aux para 8, 44‑45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16‑17).

[12] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable appelle la retenue judiciaire, mais demeure rigoureux (Vavilov aux para 12‑13). La cour de révision doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov au para 15). Une décision est raisonnable lorsqu’elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et des répercussions de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences (Vavilov aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[13] Pour qu’une décision soit considérée comme déraisonnable, il incombe au demandeur d’établir qu’elle contient une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov au para 100). Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et, à moins de circonstances exceptionnelles, de modifier ses conclusions de fait (Vavilov au para 125).

IV. Analyse

[14] Aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à un étranger qui ne satisfait pas aux exigences de la LIPR s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, dont l’intérêt supérieur des enfants directement touchés.

[15] L’octroi d’une dispense fondée sur des considérations humanitaires relève d’un pouvoir discrétionnaire. Les éléments qui justifient une dispense dépendent des faits et du contexte du dossier. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême précise que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent des « faits, établis par la preuve, [qui] sont de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351, p 364).

[16] En conséquence, le décideur « doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817; (Baker) aux para 74‑75), et « [i]l peut y avoir des motifs dictés par l’humanité ou la compassion pour laisser entrer des gens qui, règle générale, seraient inadmissibles » (Kanthasamy, aux para 12‑13). Le demandeur a le fardeau d’établir qu’une dispense fondée sur des considérations humanitaires est justifiée (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 45).

A. Établissement au Canada

[17] Dans les motifs de la décision, l’agent a reconnu les mesures prises par les demandeurs pour s’intégrer à la communauté canadienne, mais il a accordé peu de poids aux liens qu’ils avaient tissés au Canada. L’agent n’était pas convaincu [traduction] « que la preuve suffisait à établir qu’une forte interdépendance unissait les demandeurs aux personnes avec lesquelles ils entretenaient des liens au Canada, de telle sorte qu’ils ne pouvaient pas en être séparés », ni que l’établissement des demandeurs était suffisant pour justifier l’octroi d’une dispense pour des motifs humanitaires.

[18] En outre, l’agent a accordé un poids important au fait qu’aucun membre de la famille des demandeurs n’habitait au Canada tandis qu’ils avaient des liens familiaux solides au Pakistan. L’agent a pris acte de l’affirmation des demandeurs selon laquelle la famille de Mme Adil leur avait fait subir de la violence familiale, mais il n’a décelé [traduction] « aucun élément indiquant qu’il y aurait pu avoir des tensions avec la famille du demandeur », et il était donc convaincu que les demandeurs conservaient des liens étroits avec les membres de leur famille vivant au Pakistan.

[19] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas justifié par des motifs intelligibles la conclusion selon laquelle leur établissement était insuffisant et n’a pas non plus expliqué quel était le degré d’établissement requis. Les demandeurs invoquent la décision Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194, dans laquelle la Cour a jugé déraisonnable l’évaluation faite par l’agent de l’établissement des demandeurs au Canada parce qu’il a mis l’accent sur le niveau attendu d’établissement et qu’il a omis d’expliquer en quoi consisterait un degré d’établissement acceptable (au para 24).

[20] Après avoir cherché à savoir si les obstacles à l’emploi au Pakistan risquaient de plonger les enfants dans la pauvreté, l’agent a conclu qu’en raison de la capacité d’adaptation et de la résilience des demandeurs, les éléments de preuve ne suffisaient pas à démontrer qu’ils peineraient à trouver un emploi :

[traduction]

Les demandeurs donnent l’impression d’être capables de s’adapter et de faire preuve de résilience. J’estime que ces facteurs sont raisonnablement susceptibles de renforcer le profil d’employabilité des demandeurs et, par conséquent, leurs perspectives d’emploi et leur capacité à subvenir aux besoins de leur famille.

[21] Les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent fait l’amalgame entre l’analyse des difficultés et celle de l’établissement. L’agent a tenu compte des facteurs qui étayent la conclusion selon laquelle l’établissement au Canada est suffisant pour justifier une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, mais il a plutôt fait appel à ces facteurs pour conclure que les demandeurs ont des compétences transférables et qu’ils ne subiront pas de difficultés s’ils doivent se réinstaller au Pakistan. Je conviens avec les demandeurs que l’analyse effectuée par l’agent compromet l’intelligibilité et la transparence de la décision. Dans la décision Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 au paragraphe 53, la Cour a expliqué en quoi ce type d’analyse pose problème :

[53] Le fait que l’agent ait amalgamé le facteur de l’établissement avec celui des difficultés est également problématique. Il a fait abstraction de signes d’établissement positifs et importants, en disant que les demanderesses pourraient poursuivre en Corée du Sud leurs activités religieuses, leurs amitiés et leurs activités parascolaires. Or la tâche de l’agent ne consistait pas à déterminer si les demanderesses auraient accès à des activités semblables en Corée du Sud, en atténuant par le fait même les difficultés qu’elles auraient là‑bas, mais plutôt à déterminer si elles s’étaient établies au Canada (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, aux paragraphes 21 à 26 [Lauture]). L’agent n’aurait pas dû analyser le degré d’établissement des demanderesses au Canada en se fondant sur la question de savoir si elles pouvaient exercer des activités semblables en Corée du Sud. Selon ce genre d’analyse, « plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie » (Lauture, au para 26).

[Non souligné dans l’original.]

[22] Le défendeur fait valoir que l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs avaient une capacité d’adaptation et de résilience et possédaient donc des compétences transférables. Dans la décision De Sousa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 818, la Cour fait observer que « […] les demandeurs ont fait preuve de résilience et d’ingéniosité, qualités pouvant être utilisées à leur avantage s’ils le désirent » (au para 34). Par ailleurs, dans la décision Rehmat Din c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 356 au paragraphe 26, la Cour a déclaré ce qui suit au sujet de l’analyse par l’agent des difficultés économiques auxquelles les demandeurs risquaient d’être exposés à leur retour au Pakistan :

Étant donné l’expérience de travail du demandeur et de la demanderesse, il était raisonnable pour l’agent de conclure que les demandeurs adultes avaient des compétences professionnelles transférables qu’ils pourraient utiliser au Pakistan. Cette conclusion ne relevait pas de la conjecture ni n’allait à l’encontre de la preuve.

[23] Je suis d’avis que l’agent n’a pas pleinement tenu compte de la mesure dans laquelle la preuve de la résilience et de la capacité d’adaptation des demandeurs à la vie au Canada permettait de démontrer leur établissement au pays, et qu’il a plutôt utilisé cette preuve pour déduire que les difficultés qu’ils éprouveraient au Pakistan seraient atténuées par leurs compétences transférables. Je conclus également que l’agent n’a pas accordé suffisamment d’importance au solide réseau de soutien que les demandeurs se sont constitué au Canada, notamment dans le contexte de l’intérêt des quatre enfants nés au Canada, comme il est expliqué ci‑dessous.

B. L’intérêt supérieur des enfants

[24] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur de leurs quatre enfants nés au Canada, y compris les difficultés qu’ils éprouveraient s’ils devaient aller vivre au Pakistan. Plus précisément, les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de la façon dont les enfants seraient touchés par la piètre qualité du système d’éducation au Pakistan et par les formes de discrimination fondée sur le sexe qui y serait exercée contre leurs filles.

[25] La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire comprenait des éléments de preuve de la médiocrité du système d’éducation au Pakistan, notamment des détails relatifs à la pénurie d’enseignants qualifiés, à la précarité des infrastructures, aux préjugés sexistes et à la violence des groupes armés. Lorsque l’agent a analysé les effets du piètre système d’éducation du Pakistan sur les enfants, il a fait remarquer que Mme Adil avait fréquenté l’école au Pakistan, qu’elle y avait fait des études universitaires et qu’elle y avait été employée comme enseignante. L’agent a déclaré :

[traduction]

Je ne suis pas convaincu qu’une preuve objective suffisante a été produite pour démontrer que les enfants ne pourraient pas bénéficier des mêmes possibilités que leur mère au Pakistan.

[26] L’agent a également pris acte du fait que les lettres fournies à l’appui de la demande soulignent que Mme Adil aide actuellement ses enfants et d’autres enfants de la communauté à faire leurs devoirs et à étudier l’écriture et la lecture en ourdou. L’agent en a conclu ce qui suit :

[traduction]

Compte tenu de son expérience à titre d’enseignante et de sa connaissance du système au Pakistan, je suis convaincu que la demanderesse serait en mesure d’aider ses propres enfants à poursuivre leurs études au Pakistan.

[27] Les demandeurs établissent un parallèle avec l’analyse erronée effectuée par l’agent dans l’affaire Duhanaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 416 (Duhanaj). Dans la décision Duhanaj, la Cour a constaté que l’agente n’avait pas tenu compte, dans ses motifs, des avantages qui profiteraient aux enfants s’ils étaient en mesure de poursuivre leurs études au Canada, et qu’elle n’avait pris aucune mesure pour soupeser ces avantages par rapport au préjudice que subiraient les enfants s’ils étaient forcés de terminer leurs études dans le système d’éducation manifestement inférieur en Albanie (au para 11). En concluant que l’agente avait commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants, la Cour a déclaré, au paragraphe 12 :

Comme elle n’a pas examiné toutes les conséquences qu’aurait sur les enfants en l’espèce leur renvoi en Albanie, l’agente ne pouvait soupeser correctement leur intérêt supérieur et les autres facteurs fondés sur des motifs humanitaires cités à l’appui de leur demande. Qui plus est, l’ensemble de l’analyse de l’ISE démontre clairement que l’agente était convaincue que les enfants seraient exposés à des difficultés en Albanie, mais qu’ils seraient éventuellement en mesure de s’adapter à la vie dans ce pays. Cette analyse a mené l’agente à conclure que les difficultés auxquelles les enfants étaient exposés n’étaient pas inhabituelles, injustifiées ou excessives.

[28] Le défendeur soutient, en l’espèce, qu’il ressort de l’examen de la décision que l’agent a procédé à une évaluation raisonnable des intérêts des quatre enfants et des conséquences pour eux d’une réinstallation au Pakistan. Afin d’établir une distinction entre la présente affaire et l’affaire Duhanaj, le défendeur invoque la décision Hameed c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 657 (Hameed) et soutient que, comme dans l’affaire Hammeed, l’agent n’a pas conclu, en l’espèce, que les enfants seraient préservés de toute répercussion négative directe simplement parce que les conditions d’éducation sous‑optimales et les risques à la santé et à la sécurité sont communs à tous les enfants (au para 15). L’agent a plutôt reconnu que, même si l’environnement social et éducatif du Pakistan n’est peut‑être pas comparable à celui du Canada, la preuve indique que la mère des enfants a reçu une éducation au Pakistan et que rien ne démontre que ses enfants seraient privés de cette possibilité.

[29] Je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur. À mon avis, la preuve illustre les efforts déployés par une mère pour s’assurer que ses enfants conservent des liens avec leur langue et leur culture d’origine, alors qu’ils grandissent et s’épanouissent dans un contexte canadien. Je suis d’accord avec l’argument des demandeurs selon lequel l’agent, plutôt que d’examiner la preuve au dossier pour évaluer les difficultés que subiraient les enfants s’ils quittaient le système d’éducation canadien pour fréquenter une école au Pakistan, s’est livré à des conjectures sur la capacité de Mme Adil à compenser les lacunes du système d’éducation au Pakistan. Je conclus également qu’une fois de plus, l’agent a mal interprété les éléments de preuve présentés par les demandeurs à l’appui de leur établissement au Canada en considérant ces éléments comme susceptibles d’atténuer les difficultés qu’éprouveraient les demandeurs s’ils devaient retourner au Pakistan.

[30] Les demandeurs soutiennent en outre que les deux filles, Fatima et Filza, seraient exposées à des difficultés excessives et au risque de subir de la violence fondée sur le sexe au Pakistan. Le dossier de la demande fondée sur des motifs humanitaires contenait des éléments de preuve démontrant que des groupes extrémistes menaient des attentats à motivation sexiste contre les écoles et que les élèves de sexe féminin étaient victimes de violence. L’agent a analysé ces éléments de preuve de la manière suivante :

[traduction]

Je constate également que la demanderesse a fréquenté l’école au Pakistan et y a elle‑même été étudiante et enseignante, et qu’elle n’a présenté aucune preuve démontrant qu’elle avait été exposée à des conditions défavorables lorsqu’elle vivait au Pakistan. Je note que la famille des demandeurs compte des membres féminins vivant au Pakistan et que rien n’indique que ces dernières aient été victimes d’incidents. Je ne suis pas convaincu que les demandeurs ont établi un lien entre leurs déclarations et leur situation personnelle.

[…]

Les demandeurs n’ont pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que leurs filles auront un accès plus limité à l’éducation ou qu’elles seront privées de toute protection contre un traitement préjudiciable au Pakistan. Je note également que la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve objectif indiquant qu’elle a fait l’objet d’un traitement défavorable au Pakistan en raison de sa condition de femme.

[31] L’arrêt Kanthasamy énonce que des inférences raisonnables peuvent être tirées des actes discriminatoires perpétrés contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles que le demandeur, et que l’article 25(1) de la LIPR n’exige pas que le demandeur démontre qu’il est personnellement visé (aux para 55‑56). Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en écartant les éléments de preuve qui démontrent que Fatima et Filza font partie d’un groupe exposé à la discrimination fondée sur le sexe au Pakistan. Ils soutiennent également que l’agent a plutôt imposé à Mme Adil d’établir qu’elle ou les membres féminins de sa famille avaient été victimes de violence ou de discrimination fondée sur le sexe au Pakistan.

[32] Le défendeur soutient que les éléments de preuve dont disposait l’agent ne suffisaient pas à établir que les filles des demandeurs seraient privées de toute protection contre un traitement défavorable au Pakistan. Le défendeur soutient que l’agent a évalué comme il se doit les répercussions sur Fatima et Filza de la violence qui sévit dans les écoles du Pakistan, et il affirme que la conclusion de l’agent était étayée par le fait que Mme Adil avait fréquenté l’école au Pakistan, tout comme les membres féminins de la famille des demandeurs, et qu’aucune preuve ne démontrait qu’elles avaient été confrontées à des conditions défavorables ou qu’elles avaient été victimes d’incidents. Le défendeur fait valoir que l’agent est parvenu à sa conclusion après avoir procédé à un examen équilibré et raisonnable de la preuve.

[33] Je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur. Je conviens avec les demandeurs que l’analyse de l’agent était déraisonnable, parce qu’il leur a imposé de présenter des éléments de preuve démontrant que Mme Adil ou les membres féminins de sa famille avaient personnellement subi des actes de violence et qu’il a fait abstraction des éléments de preuve démontrant qu’une discrimination et une violence sexiste généralisées sont exercées à l’encontre des filles scolarisées au Pakistan. Comme l’a déclaré mon collègue le juge McHaffie dans la décision Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1510, au paragraphe 41 :

[…] Il est déraisonnable de créer effectivement une exigence selon laquelle des membres de la famille doivent avoir été victimes de discrimination ou de violence fondée sur le sexe avant que ne soit accordé du poids à la preuve de discrimination et de violence généralisées.

[34] Même s’il a reconnu que l’intérêt supérieur des enfants constituait un facteur favorable aux demandeurs, l’agent a finalement conclu que, compte tenu de leur jeune âge, les enfants pourraient s’adapter au changement avec le soutien de leurs parents et de leur famille élargie au Pakistan :

[traduction]

Je reconnais que parce que ces enfants sont nés au Canada, ils devront surmonter certaines difficultés d’adaptation, mais je ne dispose pas d’une preuve suffisante pour affirmer qu’ils seront incapables de s’intégrer au Pakistan, que leur intérêt supérieur y sera compromis ou que leurs droits fondamentaux y seront bafoués s’ils quittent le Canada avec leurs parents. Compte tenu de leur jeune âge, il est raisonnable de supposer qu’ils seront en mesure de s’adapter à leur nouvelle situation avec le soutien continu de leurs parents et des membres de leur famille élargie au Pakistan. Je suis convaincu que l’intérêt supérieur des enfants continuerait d’être assuré grâce aux bons soins et au soutien de leurs parents. Bien que l’environnement au Pakistan puisse comporter des caractéristiques éducatives ou sociales particulières et ne soit pas comparable à celui du Canada, je ne considère pas qu’il s’agisse d’un élément justifiant l’octroi d’une dispense.

[35] À mon avis, il ressort clairement de l’abondante preuve contenue dans le dossier qu’au cours des dix dernières années, les demandeurs se sont bâti un solide réseau de soutien au Canada, au bénéfice de leurs enfants. Des amis et des voisins ont dit des demandeurs qu’ils étaient [traduction] « des personnes polies, fiables, honnêtes, courtoises, organisées et responsables », « un jeune couple intègre, honnête et aux mœurs irréprochables », et ils ont ajouté que [traduction] « ce sont des personnes soucieuses de la communauté qui font souvent passer les besoins des autres avant les leurs ». Le dossier démontre également que Mme Adil joue un rôle très actif dans sa communauté, notamment en participant à plusieurs programmes destinés aux familles et aux jeunes enfants. Un voisin qui côtoie régulièrement les enfants les qualifie de [traduction] « gentils et bien élevés » et il ressort clairement des bulletins scolaires des deux enfants plus âgés, et des prix qui leur ont été décernés pour avoir été « l’élève le plus fiable » et « l’élève le plus assidu », qu’ils s’épanouissent dans leur environnement actuel et qu’ils nouent leurs propres relations.

[36] La jurisprudence indique clairement que, bien que l’intérêt supérieur des enfants ne revête pas un caractère déterminant et constitue l’un des nombreux facteurs évalués par l’agent, il demeure un facteur important devant être pris en considération dans le cadre d’une décision relative aux motifs d’ordre humanitaire. Dans Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165, mon collègue le juge Campbell a souligné que l’agent doit démontrer qu’il a été « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt des enfants touchés par sa décision (aux para 8‑12, citant Baker au para 75). Dans l’analyse des critères qu’un agent doit respecter pour effectuer une analyse sensible, mon collègue le juge Campbell déclare, au paragraphe 12 :

Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire.

[37] La position des demandeurs en l’espèce ne consiste pas à prétendre uniquement que les conditions au Canada sont meilleures que celles du Pakistan, mais également que les conditions au Pakistan sont à la fois différentes et préjudiciables à l’intérêt supérieur des enfants, qui constitue la clef de voûte de la présente affaire. Les quatre enfants concernés, qui se trouvent chacun à un stade différent de leur vie, ont toujours vécu au Canada. S’ils étaient contraints de s’installer au Pakistan, ils seraient arrachés à la vie qu’ils ont toujours connue et obligés de prendre un nouveau départ, ce dont l’agent semble avoir fait abstraction. Ils devraient alors s’adapter à une société différente, à un système éducatif étranger et à une autre langue d’enseignement. L’agent n’aurait pas dû avoir besoin d’éléments supplémentaires pour le comprendre.

[38] Je conclus que l’agent en l’espèce n’a été ni réceptif, ni attentif, ni sensible à la situation des enfants et qu’il a minimisé, dans son analyse, l’importance de l’intérêt supérieur des enfants (Baker, au para 75), ce qui rend sa décision déraisonnable. J’estime également que les motifs de l’agent contredisent directement les éléments de preuve au dossier concernant les difficultés auxquelles les enfants seraient confrontés au Pakistan, et que la conclusion de l’agent au sujet de l’intérêt supérieur des enfants ne découle pas logiquement de la preuve.

[39] Puisque j’ai conclu que la décision était déraisonnable compte tenu des lacunes que recèle l’évaluation, faite par l’agent, de l’établissement des demandeurs au Canada et de l’intérêt supérieur des enfants, je ne juge pas nécessaire d’examiner les arguments des demandeurs concernant les difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils devaient retourner au Pakistan.

V. Conclusion

[40] Je suis d’avis que l’agent n’a pas évalué comme il se doit les éléments de preuve démontrant l’établissement des demandeurs au Canada et qu’il a commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur des quatre enfants des demandeurs nés au Canada. Je conclus donc que la décision de l’agent est déraisonnable. En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[41] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3282‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3282‑20

 

INTITULÉ :

AISHA ADIL ET ADIL RIAZ BUTT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 décembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Christina M. Gural

 

POUR LES DEMANDEurs

 

Norah Dorcine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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