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Date : 20211209


Dossier : IMM-3609-21

Référence : 2021 CF 1392

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 9 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

HELEN XIOMARA HERNANDEZ CORTEZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) le 11 mai 2021. Dans sa décision, la SAR a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’égard de la décision du 29 novembre 2019 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile de la demanderesse au motif qu’il existait des possibilités de refuge intérieur (PRI) viables au Guatemala.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

II. Contexte

[3] Helen Cortez (la demanderesse), citoyenne du Guatemala, a présenté une demande d’asile au Canada après avoir été victime d’extorsion, d’intimidation et de menaces de violence et de mort de la part de deux inconnus qui exigeaient qu’elle leur donne des renseignements sur des clients fortunés de la banque où elle travaillait, à Pedro de Alvarado, en décembre 2016.

[4] Après avoir refusé leurs demandes et les avoir signalées à son gestionnaire, elle a continué de recevoir des appels d’individus qui lui ont dit qu’ils savaient où elle habitait, qu’ils suivaient ses allées et venues et qu’ils la tueraient si elle ne se pliait pas à leurs demandes.

[5] La demanderesse a porté plainte à la police et au procureur public, qui lui ont répondu qu’ils ne pouvaient pas enquêter sur la plainte en l’absence d’éléments de preuve supplémentaires.

[6] La demanderesse a commencé à remarquer que des hommes dans une camionnette noire la suivaient jusqu’à son domicile à l’heure du dîner et après le travail. Un soir de janvier 2017, la camionnette a tenté de l’empêcher de traverser la rue alors qu’elle quittait le travail. Elle a reconnu les hommes qu’elle avait vus quelques jours auparavant. Elle a conduit jusque chez elle en motocyclette et a perdu la camionnette de vue. Plus tard ce soir-là, des hommes se sont approchés de son domicile et lui ont demandé d’ouvrir la porte. Sa mère et elle ont réussi à les faire fuir en criant à l’aide. La mère d’Helen a perdu connaissance ce soir-là et a été emmenée à l’hôpital, où elle est décédée deux mois plus tard, le 31 mars 2017.

[7] En mai 2017, la demanderesse a reçu une autre menace de mort par téléphone. L’appelant l’a informée qu’il savait qu’elle les avait dénoncés à la police et qu’elle en paierait le prix, et qu’ils savaient comment son conjoint s’appelait (José) et où il habitait.

[8] La demanderesse et José ont fui aux États-Unis en octobre 2017, puis ont été expulsés au Guatemala en décembre de la même année.

[9] Une fois de retour, ils se sont installés à Nueva Concepcion, une municipalité située à environ trois heures de route de Pedro de Alvarado. Près de deux mois plus tard, la demanderesse a reconnu les deux mêmes hommes et leur camionnette noire au marché municipal. Apeurés, la demanderesse et son conjoint ont déménagé immédiatement dans la capitale, la ville de Guatemala, où ils ont vécu sans incident pendant plusieurs mois.

[10] Étant à la recherche d’un emploi et craignant toujours des représailles, ils ont quitté le Guatemala en septembre 2018 pour se rendre au Mexique, avant de retourner aux États-Unis en janvier 2019, où des agents des services frontaliers les ont appréhendés. José a été expulsé au Guatemala. La demanderesse, qui était enceinte à l’époque, a pu rester aux États-Unis et a décidé de demander l’asile au Canada en février 2019.

[11] La demanderesse a gardé contact avec José, qui, après son retour au Guatemala, s’est installé à El Progreso, dans le département de Jutiapa, à environ trois heures de la ville natale de la demanderesse. En août 2019, José a été retrouvé sans vie. Il est décédé des suites d’une blessure par balle à la tête. Les circonstances de son décès demeurent inconnues. La demanderesse croit que l’assassinat de José est un acte de vengeance lié aux tentatives d’extorsion dont elle a été victime au Guatemala.

[12] La SPR a refusé la demande d’asile de la demanderesse dans une décision datée du 29 novembre 2019. Aucune conclusion défavorable en matière de crédibilité n’a été tirée, malgré l’intervention du ministre à cet égard. La question déterminante a plutôt été l’existence de PRI viables dans les villes de Guatemala et de Quetzaltenango.

[13] La SPR a fondé sa conclusion en partie sur le fait que la demanderesse n’a pas réussi à prouver qu’elle serait exposée à une possibilité sérieuse de persécution ou au risque d’être soumise à la torture ou à une menace à sa vie dans les villes proposées comme PRI. La SPR a mentionné que l’identité des hommes que la demanderesse craignait n’avait pas été établie et qu’il n’y avait pas de preuve démontrant leur portée ou leur influence, leur lien avec la mort de José, ou leur capacité ou motivation pour retrouver la demanderesse et lui faire du mal dans les villes proposées comme PRI.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[14] Dans le cadre de l’appel, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que les agents du préjudice étaient des membres d’une organisation criminelle et que ces agents ou toute organisation connexe avaient un lien avec la sphère politique, et que la SPR avait établi à juste titre que la question déterminante était celle de savoir si la demanderesse disposait d’une PRI viable.

[15] La SAR a conclu que les agents de persécution n’avaient ni les moyens ni la motivation de retrouver la demanderesse dans les lieux proposés comme PRI et qu’il n’était pas déraisonnable pour la demanderesse d’y déménager. Pour arriver à cette conclusion, la SAR a examiné les conclusions factuelles de la SPR, dont les suivantes : pendant les sept mois qu’elle a passés dans la ville de Guatemala, la demanderesse n’a pas vu les agents du préjudice ou entendu parler d’eux, la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour établir un lien entre la mort de son conjoint et les agents du préjudice, et la demanderesse ne travaillait plus pour la banque depuis plus de deux ans et n’avait donc plus accès aux renseignements qui auraient incité les agents du préjudice à continuer de la prendre pour cible. La SAR a souscrit à ces conclusions.

[16] Dans ses propres motifs, la SAR a également souligné que la cause du décès de José était inconnue et a donné l’explication suivante au paragraphe 24 : « Compte tenu du manque d’éléments de preuve établissant qu’il s’agissait d’un assassinat ou de tout lien entre ce décès et les agents du préjudice, je conviens que [la demanderesse] n’a pas établi que ses agents du préjudice étaient responsables du décès de son conjoint. »

[17] La SAR a également accepté les éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays qui établissent que les organisations criminelles et les gangs sont répandus au Guatemala, peuvent être violents et se livrent souvent à l’extorsion, mais elle a ajouté que ces mêmes éléments de preuve montrent que les criminels se livrent aussi généralement à ce type de comportement. De plus, la SAR a conclu que rien ne donnait à penser que les agents du préjudice, dans le cas de la demanderesse, étaient associés à une organisation particulière, et que la demanderesse n’avait pas démontré qu’un gang ou une organisation criminelle était responsable de la tentative d’extorsion dont elle a été victime.

[18] La SAR a aussi reconnu que la demanderesse croyait que les agents du préjudice étaient au courant du fait qu’elle avait signalé la tentative d’extorsion à la police, mais a néanmoins conclu que, comme la police avait refusé de recevoir une plainte ou de faire un suivi, rien ne pouvait motiver les agents du préjudice à cibler la demanderesse. La SAR a conclu que, même si elle admettait qu’il y avait un lien entre les agents du préjudice et la police locale, cela ne permettrait pas d’établir que ceux-ci avaient une grande influence sur les responsables de l’application de la loi ou un lien important avec eux qui leur permettrait de retrouver la demanderesse dans les lieux proposés comme PRI.

[19] Compte tenu de ces constatations, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré qu’il serait déraisonnable pour elle de déménager dans les lieux proposés comme PRI. La SAR a donc rejeté l’appel de la demanderesse et confirmé la décision de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

IV. Norme de contrôle

[20] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable.

[21] La Cour qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable examine de près la décision du décideur pour établir si elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 99). Le raisonnement suivi et le résultat obtenu doivent être raisonnables et la décision dans son ensemble doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle (Vavilov, aux para 83-85).

V. Analyse

[22] La demanderesse soutient que la décision était déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les agents du préjudice n’étaient pas liés à une organisation criminelle. Deuxièmement, et dans le même ordre d’idées, il était déraisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse disposait de PRI viables au Guatemala.

[23] En revanche, le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’il n’y avait aucune preuve établissant que les agents du préjudice étaient des membres d’un gang ou d’une organisation criminelle et de conclure qu’ils n’auraient ni les moyens ni la motivation de retrouver la demanderesse dans les lieux proposés comme PRI.

[24] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir la demande et de renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

A. La conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse n’a pas démontré que les agents du préjudice étaient liés à une organisation criminelle n’était pas justifiée

[25] À l’appui de son argument portant qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure qu’il n’y avait aucune preuve établissant que les agents du préjudice étaient liés à une organisation criminelle, la demanderesse fait valoir que la SAR i) a omis certains éléments de preuve relatifs au décès de José, ii) a mal interprété les éléments de preuve concernant le lien entre les agents et les autorités, et iii) a mal interprété et a écarté la preuve relative à la situation dans le pays.

(1) Décès de José

[26] Premièrement, le défendeur ne nie pas que la SAR a omis de mentionner le certificat de décès de José, mais, s’appuyant sur la décision Florea c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598, il affirme que les décideurs ne sont pas tenus de mentionner chaque élément de preuve. Le défendeur soutient que la conclusion de la SAR était justifiée et logique étant donné que celle-ci a conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait un lien entre le décès de José et les agents du préjudice. Je ne suis pas d’accord.

[27] Le problème que pose le raisonnement de la SAR concernant la mort violente de José est que, non seulement la SAR a omis de mentionner le certificat de décès, mais elle n’a pas reconnu que José était décédé des suites d’une blessure par balle à la tête. Comme l’a montré l’extrait ci-dessus, elle a conclu au manque de preuve établissant l’existence d’un meurtre ou d’un lien entre ce décès et les agents du préjudice.

[28] Cependant, étant donné qu’il y avait bel et bien des éléments de preuve troublants qui donnaient fortement à penser que José avait été assassiné, cette conclusion démontre que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants qui étaient au cœur de la demande. À mon avis, en l’espèce, il n’y avait pas d’éléments de preuve plus convaincants au dossier quant aux répercussions violentes potentielles auxquelles la demanderesse et, éventuellement, son enfant seraient exposés, si elle retournait au Guatemala. Si ces éléments de preuve fondamentaux concernant le meurtre de José avaient été examinés, c’est-à-dire les éléments de preuve explicites relatifs au décès de José que la demanderesse avait présentés au moyen i) du certificat de décès et (ii) de l’article paru sur Facebook, il est fort probable que la SAR aurait tiré une conclusion différente. Après tout, aucune autre personne n’était plus proche de la demanderesse que José, qui a fui le pays à deux reprises avec elle avant d’être assassiné.

[29] J’ai résumé cette erreur, mais il ne m’appartient pas d’apprécier à nouveau les éléments de preuve concernant le meurtre. Je dois seulement m’assurer que les éléments de preuve importants ont été pris en considération et soupesés dans le résultat. La SAR doit soupeser adéquatement tous les éléments de preuve importants. Lorsque celle-ci omet de le faire, comme en l’espèce, la Cour peut inférer que la preuve n’a pas été prise en compte. Comme il est indiqué au paragraphe 25 de la décision Varatharajah c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 149 :

Si des éléments de preuve directement pertinents ne sont pas examinés ou analysés par le décideur, il est loisible d’inférer que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve ou en faisant abstraction de la preuve contradictoire (Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 886, au paragraphe 27). Bien entendu, il est bien établi en droit que, même si la Commission n’est pas tenue d’examiner tous les éléments de preuve, elle doit tenir compte de la preuve contradictoire (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF)). Le fait d’omettre des éléments qui tendent à aller dans le sens contraire de la conclusion permet d’inférer que la preuve contradictoire a été négligée (Jalili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1267, au paragraphe 11).

[30] À elle seule, cette erreur suffit pour renvoyer l’affaire afin qu’une nouvelle décision soit rendue. Toutefois, pour faciliter la prise d’une nouvelle décision, je me pencherai sur les autres arguments qui ont été présentés à la Cour.

(2) Liens avec la police et agents de persécution rationnels

[31] Deuxièmement, le défendeur soutient que, compte tenu du témoignage de la demanderesse selon lequel les agents du préjudice avaient des liens avec la police locale et étaient au fait de sa plainte, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de conclure tout de même qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant une influence ou un lien qui permettrait de retrouver la demanderesse dans les lieux proposés comme PRI. Je suis encore une fois d’un avis différent.

[32] En admettant le témoignage de la demanderesse, la SAR n’avait pas le choix de tenir compte du fait que la demanderesse avait été la cible d’extorsion et que, lorsqu’elle a refusé de collaborer et a dénoncé les extorqueurs à la police, ceux-ci ont révélé qu’ils étaient au courant de sa plainte. La SAR a fondé sa conclusion sur le refus de la police et du procureur de recevoir une plainte ou de prendre toute mesure. Elle a inféré de ce refus qu’il n’y avait aucun intérêt continu de la part de la police qui pourrait motiver les agents du préjudice à cibler la demanderesse dans les lieux proposés comme PRI, et ce, même si c’est plusieurs mois après le dépôt de la plainte que les extorqueurs ont révélé être au courant du fait que la demanderesse était allée voir la police. La SAR a ensuite tiré des conclusions quant à la motivation continue des agents du préjudice en fonction de leur décision de ne pas communiquer avec la famille de la demanderesse et du temps écoulé depuis que la demanderesse avait travaillé à la banque.

[33] La logique de la SAR comporte deux problèmes majeurs en ce qui a trait aux circonstances.

[34] Premièrement, la SAR n’a pas cherché à savoir comment les agents de persécution ont été informés de la plainte auprès de la police et de ce que cela laisse supposer quant à leurs liens avec le crime organisé, à leur influence et à leur motivation à se venger de la demanderesse, ce qui était d’une importance capitale dans la prise de sa décision. Elle a plutôt écarté toute association entre les agents de persécution présumés et les responsables de l’application de la loi en concluant que les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir un lien quelconque. Il s’agit certes d’une façon facile d’écarter les éléments de preuve, mais cette approche est problématique parce que la documentation tant subjective qu’objective évoque la complicité entre le crime organisé et les responsables de l’application de la loi au Guatemala.

[35] En bref, je juge qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure qu’il n’y avait pas de preuve établissant un lien entre les agents de persécution de la demanderesse et le crime organisé ou que ceux-ci n’avaient pas l’influence ou la motivation pour la poursuivre, alors que les comportements menaçants liés à l’extorsion avaient augmenté immédiatement après le signalement fait par la demanderesse à la police et au procureur, dont les extorqueurs avaient été informés d’une manière ou d’une autre. Ces événements ont été la cause directe du déménagement de la demanderesse ailleurs au Guatemala (où elle a revu les extorqueurs) et, ultimement, de sa fuite hors du pays. José est décédé subitement et violemment peu après son retour au Guatemala, où il avait cherché à vivre isolé sur une ferme. Le fait d’affirmer simplement que la preuve était insuffisante à l’égard de l’ensemble de ces événements équivalait à faire abstraction de faits importants qui auraient pu permettre à la SAR de tirer des conclusions essentielles et qu’elle aurait dû sérieusement prendre en considération dans ses motifs, même si elle devait finalement conclure qu’ils n’étaient pas déterminants.

[36] Le second problème en ce qui concerne la logique de la SAR est l’inverse du premier problème traité au paragraphe ci-dessus : au lieu de se pencher sur les conclusions qui pouvaient être tirées de la preuve, la SAR a tiré des conclusions déraisonnables de cette preuve. Plus précisément, la SAR a spéculé quant aux gestes rationnels des agents de persécution raisonnables. Pourtant, la Cour a, à de multiples occasions, fait des mises en garde contre une telle erreur (Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 aux para 18-19; Soos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 455 aux para 12-14; Builes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 215 aux para 16-17).

(3) La preuve relative à la situation dans le pays

[37] Troisièmement, en réponse à l’allégation selon laquelle la preuve relative à la situation dans le pays a été mal interprétée et écartée, le défendeur renvoie au même principe évoqué dans la décision Florea, c’est-à-dire que les décideurs sont présumés avoir tenu compte de toute la preuve et n’ont pas besoin de mentionner chaque élément. Le défendeur fait valoir que la SAR a reconnu de façon explicite que les gangs et les organisations criminelles se livrent à l’extorsion et à des représailles, mais que, au regard des faits, il était néanmoins raisonnable de conclure qu’il n’y avait pas de preuve établissant un lien entre les agents de persécution de la demanderesse et le crime organisé.

[38] En ce qui concerne la preuve relative à la situation dans le pays que la SAR n’a pas examinée, je suis du même avis que le défendeur. On doit présumer que la SAR a tenu compte des faits saillants présentés par la demanderesse dans ses observations écrites décrivant la vaste portée des organisations criminelles, leurs liens avec les responsables de l’application de la loi ainsi que l’omniprésence de l’extorsion, particulièrement envers les travailleurs du secteur public au Guatemala. Ces faits proviennent, entre autres, du rapport de 2020 de Human Rights Watch et du rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés sur le Guatemala.

[39] Cependant, le problème que soulève la décision de la SAR est lié aux éléments de preuve qu’elle a examinés, plutôt qu’à ceux qu’elle a écartés. Plus précisément, la SAR s’est appuyée sur un rapport de 2017 de l’International Crisis Group pour tirer la conclusion suivante : « Même si j’admets que les éléments de preuve objectifs donnent à penser que les gangs et les organisations criminelles se livrent à l’extorsion, les éléments de preuve objectifs montrent également que les criminels se livrent aussi généralement à ce type de comportement » (décision de la SAR, au para 25). Le problème que pose cette déclaration est que le rapport en question ne dit rien de tel; il indique plutôt que les gangs et les autres organisations criminelles se livrent à l’extorsion.

[40] La SAR s’est donc appuyée sur une mauvaise interprétation de la preuve relative à la situation dans le pays pour produire une justification centrale, mais incorrecte, afin de soutenir sa conclusion selon laquelle les agents de persécution de la demanderesse n’étaient pas nécessairement liés à une organisation criminelle. Ce faisant, elle a plutôt supposé que les agents pouvaient être des individus ayant agi seuls. On ignore quelle conclusion la SAR aurait tirée si elle avait bien interprété le rapport de 2017.

[41] À elle seule, une telle erreur aurait pu ne pas être suffisamment grave pour annuler une décision par ailleurs raisonnable.

[42] Toutefois, en jumelant cette erreur aux autres erreurs relevées précédemment, je ne peux pas souscrire à l’argument du défendeur selon lequel la décision de la SAR était logique ou justifiée en ce qui concerne le lien, ou l’absence de lien, entre les agents du préjudice et une organisation criminelle. Selon l’arrêt Vavilov, les décisions raisonnables doivent être sensibles et adaptées au point de vue de la personne visée et aux éventuelles conséquences pour elle. Les motifs doivent refléter ces enjeux (au para 133). Les enjeux ne pouvaient pas être plus importants pour la demanderesse. Il s’agissait d’une question de vie ou de mort pour sa fille et elle, comme ce le fut pour son conjoint José. La justification dans la décision de la SAR est déficiente. La SAR doit donc réexaminer sa conclusion relative à l’existence d’un lien entre les agents de persécution et le crime organisé.

B. La SAR a commis une erreur en concluant qu’il existait des possibilités de refuge intérieur viables

[43] Le second motif de contrôle judiciaire fait suite au premier, car il porte sur la conclusion selon laquelle les agents du préjudice n’étaient pas associés à un gang ou à une organisation criminelle. L’existence de PRI au Guatemala dépend nécessairement, en grande partie, de la question de savoir si les agents de persécution de la demanderesse sont associés à un gang ou à une organisation criminelle. Compte tenu de ce fait et de la preuve relative à la situation dans le pays qui a été présentée et à laquelle je renvoie au paragraphe 38 des présents motifs, la SAR devra examiner de nouveau la question de savoir si la demanderesse et sa fille disposent bel et bien de PRI au Guatemala.

[44] Ayant jugé que la première conclusion était déraisonnable, je n’ai d’autre choix que de conclure que la décision de la SAR était insuffisamment justifiée à l’égard de la seconde conclusion.

VI. Conclusion

[45] Pour les motifs détaillés qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire et de renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3609-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-3609-21

 

INTITULÉ :

HELEN XIOMARA HERNANDEZ CORTEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 DÉCEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 9 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Julie Beauchamp

POUR LA DEMANDERESSE

Leanna Gruendel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Immigration & Refugee Legal

Clinic

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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