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Date : 20211214


Dossier : IMM-5350-20

Référence : 2021 CF 1412

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 décembre 2021

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

CANDER QUIROS QUIROS

JOANNA PAULINA ROMERO RODRIGUEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS


I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Mme Joanna Paulina Romero Rodriguez [Mme Rodriguez] et M. Cander Quiros Quiros [M. Quiros] sont un couple marié. Ils ont présenté conjointement une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration [l’agent], datée du 19 octobre 2020, par laquelle leur demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire [la décision] au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR] a été rejetée.

[2] Les demandeurs soutiennent que la décision était déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte de leur degré d’établissement au Canada, et qu’il a intégré à tort le critère de l’article 97 de la LIPR dans son analyse concernant les difficultés après le renvoi en raison de la situation défavorable dans le pays.

[3] Je conclus que la décision est déraisonnable et je la renverrai pour nouvel examen.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] M. Quiros et Mme Rodriguez sont citoyens du Costa Rica et du Mexique, respectivement. M. Quiros est entré au Canada en 2002 et a présenté une demande d’asile, qu’il a abandonnée en 2003. Il ne s’est pas présenté à son entrevue préalable au renvoi avec l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] en 2005. Le 19 septembre 2005, l’ASFC a émis un mandat contre M. Quiros pour défaut de comparution. Il s’est finalement rendu à l’ASFC le 23 septembre 2020 et le mandat a été exécuté. Mme Rodriguez est arrivée au Canada en 2008 pour étudier l’anglais et est demeurée au pays depuis.

[5] Le couple s’est marié en 2016. M. Quiros a une fille au Costa Rica à qui il envoie de l’argent. Il a travaillé de façon continue au Canada. Au moment de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il travaillait pour la même entreprise de construction en tant que charpentier depuis cinq ans. M. Quiros fait également partie de l’Union internationale des journaliers d’Amérique du Nord depuis avril 2013. Mme Rodriguez a obtenu un permis d’entreprise en 2009 et a conservé un emploi régulier en tant que femme de ménage et aide familiale depuis. Les demandeurs font du bénévolat à leur église et paient des impôts. Leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui a été déposée en avril 2019, était étayée par de nombreuses lettres de recommandation d’amis, de membres de l’église et d’employeurs, ainsi que par des documents attestant des conditions défavorables au Costa Rica et au Mexique.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Dans sa décision, l’agent a conclu que les motifs d’ordre humanitaire n’étaient pas suffisants pour exempter les demandeurs de l’obligation de présenter la demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. En outre, l’agent a conclu que le degré d’établissement des demandeurs correspondait à ce que l’on pouvait s’attendre compte tenu de la durée de leur séjour au Canada, soit environ 18 1⁄2 ans et 12 ans respectivement, et que les demandeurs n’ont pas démontré que leur emploi, leur bénévolat ou leurs amitiés personnelles au Canada étaient caractérisés par un degré d’interdépendance si élevé que la séparation causerait un préjudice irréparable. L’agent a accordé un certain poids à leur indépendance financière, mais il a affirmé qu’elle n’était pas exceptionnelle, car cela était attendu des ressortissants étrangers.

[7] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a constaté qu’il y avait peu d’information sur le soutien que M. Quiros apporte à sa fille, et il a conclu qu’il serait bénéfique pour elle d’être réunie avec lui au Costa Rica.

[8] L’agent a conclu que le retour au Costa Rica, ou au Mexique, entraînerait un certain degré de difficultés pour les demandeurs, puisqu’ils sont citoyens de pays différents, et que le niveau de vie y est moins élevé qu’au Canada. Toutefois, l’agent a conclu que l’objet de l’article 25 de la LIPR n’est pas de compenser les différences de niveau de vie entre les pays. L’agent a également conclu que rien ne prouvait que les demandeurs seraient incapables de se parrainer mutuellement et de demeurer ensemble, qu’ils parlaient tous deux l’espagnol et qu’ils avaient de la famille dans les deux pays. L’agent a souligné que, compte tenu de la capacité d’adaptation, de la résilience et de l’autosuffisance des demandeurs, ceux-ci seraient en mesure de s’adapter dans leur pays d’origine comme ils l’ont fait au Canada.

[9] Faisant remarquer que les demandeurs étaient sans statut la majorité du temps qu’ils ont passé au Canada, l’agent a conclu qu’il s’agissait d’un facteur défavorable important. L’agent a également relevé que M. Quiros a attendu 15 ans après l’émission du mandat pour se présenter, tandis que Mme Rodriguez était sans statut depuis 10 ans avant de déposer sa demande pour motifs d’ordre humanitaire. Selon l’agent, le fait que la majorité du temps de travail des demandeurs a été effectuée sans autorisation, ainsi que leur manque de respect envers les lois sur l’immigration, ont grandement pesé en leur défaveur.

[10] Dans l’ensemble, l’agent a conclu que les facteurs favorables à l’octroi d’une exemption pour motifs humanitaires ne l’emportaient pas sur les antécédents défavorables des demandeurs en matière d’immigration.

III. Les questions en litige

[11] Les demandeurs soulèvent les deux questions suivantes :

  • a) L’agent a-t-il déraisonnablement écarté le degré d’établissement des demandeurs parce qu’il était « attendu », et que les demandeurs n’avaient pas de statut régulier au Canada?

  • b) L’analyse des difficultés effectuée par l’agent était-elle déraisonnable parce que l’agent a utilisé le critère prévu à l’article 97 de la LIPR dans son analyse des difficultés postérieures au renvoi attribuables aux conditions défavorables dans le pays?

IV. La norme de contrôle

[12] La norme de contrôle présumée applicable relativement au bien‐fondé d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[13] Les parties conviennent que les décisions relatives à des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Ainsi, pour annuler une décision, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. L’agent a-t-il déraisonnablement écarté le degré d’établissement des demandeurs parce qu’il était « attendu », et que les demandeurs n’avaient pas de statut régulier au Canada?

[14] Les demandeurs soutiennent que l’agent a conclu que leur degré d’établissement n’était pas extraordinaire ou exceptionnel, mais qu’il n’a pas expliqué ce qu’il considérait être un établissement extraordinaire ou exceptionnel, ce qui constitue une erreur : Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258 au para 80 [Chandidas]; Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 au para 17; Henson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1218 aux para 28-31; Stuurman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 194 aux para 22-24 [Stuurman]; Cojuhari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1009 au para 19; Ndlovu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 878 aux para 12-15; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2917 CF 1185 au para 13; Kachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 871 aux para 15-16.

[15] Le défendeur rétorque que l’agent n’est pas tenu de définir une norme particulière pour l’établissement extraordinaire ou exceptionnel dans son appréciation. Citant le juge Diner dans la décision Regalado c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 540 [Regalado], le défendeur fait valoir qu’une telle obligation n’aboutirait guère plus qu’à fixer une norme arbitraire, puisque ce qui serait exceptionnel serait nécessairement différent dans chaque cas en fonction des faits. Le défendeur fait également une distinction avec l’affaire Chandidas. En effet, dans cette affaire, l’agent n’a pas expliqué pourquoi la preuve de l’établissement des demandeurs était insuffisante, alors qu’en l’espèce, l’explication de l’agent était suffisante au regard de la décision dans son ensemble.

[16] Je n’interprète pas le jugement Regalado comme soutenant la proposition selon laquelle les agents chargés de l’examen des motifs d’ordre humanitaire n’ont pas à fournir d’explication pour leurs conclusions sur l’établissement. Au contraire, la décision Regalado confirme que l’analyse du degré d’établissement « variera nécessairement selon les faits de chaque affaire ».

[17] En l’espèce, l’agent a commencé son analyse concernant l’établissement des demandeurs au Canada en reconnaissant qu’ils sont [traduction] « autosuffisants, financièrement indépendants et ont exercé un emploi rémunéré au Canada ». L’agent a également souligné que les demandeurs [traduction] « ont tissé des liens d’amitié précieux et ont fait du bénévolat pendant leur séjour au Canada ». Mais l’agent a poursuivi comme suit :

[traduction]

Cependant, j’estime que c’est la norme pour les individus d’avoir un certain degré d’établissement après avoir résidé au Canada pendant plus de dix ans, que ce soit par de nouvelles amitiés, le travail, l’église et/ou d’autres activités. Je souligne également que l’on s’attend à ce que les ressortissants étrangers au Canada soient financièrement indépendants. Dans l’ensemble, d’après les renseignements et les éléments de preuve dont je dispose, je conclus que les demandeurs ont démontré un degré d’établissement attendu pour des individus qui sont au Canada depuis tout ce temps. Selon moi, le degré d’établissement des demandeurs n’est ni exceptionnel ni extraordinaire. Néanmoins, compte tenu de leur séjour prolongé dans le pays, j’ai accordé un certain poids à leur établissement au Canada dans le cadre de cette demande.

[18] En fait, l’agent est passé de l’énumération des facteurs d’établissement des demandeurs à la conclusion que leur établissement n’est pas exceptionnel ou extraordinaire en raison d’une certaine « norme » ou « attente », sans préciser à quoi ressemblent ces normes ou attentes. À cet égard, la présente affaire n’est pas différente de la situation dans l’affaire Chandidas, où le juge Kane a affirmé ce qui suit au paragraphe 80 :

80 [D]ans le cas qui nous occupe, l’agent n’a fourni aucune raison pour expliquer pourquoi les éléments de preuve présentés au sujet du degré d’établissement étaient insuffisants. L’agent a examiné en détail le degré d’établissement des membres de la famille en parlant de leur travail, de leur revenu, des attaches familiales, des cours suivis, des établissements d’enseignement fréquentés et de leur participation à la vie de la collectivité dans divers passages de sa décision. L’agent ne précise pas en quoi consisterait pour lui un établissement extraordinaire ou exceptionnel. Il se contente d’affirmer que c’est ce à quoi il s’attendrait et que les membres de la famille ne seraient pas confrontés à des difficultés inusitées et injustifiées ou excessives s’ils étaient contraints de demander un visa depuis l’étranger. Bien que certains pourraient y voir un raisonnement, force est d’admettre qu’il ne s’agit de rien de plus que d’un énoncé informatif.

[19] Une erreur similaire a été relevée par le juge Diner dans la décision Henson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1218 au paragraphe 29.

[20] La façon dont le juge Boswell a analysé l’affaire Stuurman me semble instructive. Après avoir fait remarquer que l’agent dans cette affaire a suivi « la même voie inacceptable et troublante que celle visée par Chandidas », le juge Boswell a jugé déraisonnable le fait que l’agent n’a pas tenu compte du degré d’établissement des demandeurs parce qu’il n’était « pas supérieur[s] à [celui] que l’on attendrait d’autres personnes après presque 2 ans de vie au Canada ». Le juge Boswell a ainsi poursuivi :

24 En l’espèce, l’agent a évalué de manière déraisonnable la durée ou l’établissement des demandeurs au Canada parce que, selon moi, il mettait l’accent sur le niveau « attendu » d’établissement et, par conséquent, il a omis de fournir une explication de ce qui constituerait un niveau d’établissement acceptable ou adéquat. L’évaluation de l’agent concernant le degré d’établissement des demandeurs est au plus superficielle et, par conséquent, déraisonnable parce qu’elle a été fondée sur des « difficultés inusitées et injustifiées ou démesurées » et non, comme énoncé dans Kanthasamy, plus amplement fondée sur une perspective humanitaire qui examine et qui soupèse « toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes ».

[21] La même conclusion, à mon avis, peut être tirée en l’espèce, puisque nous avons affaire à deux personnes qui ont établi leur vie au Canada pendant plus de 18 1⁄2 ans dans un cas, et 12 ans dans l’autre. Les demandeurs ont non seulement travaillé et déclaré des impôts sur le revenu de façon constante tout au long de leur vie, mais ils ont également participé à la communauté en faisant du bénévolat auprès des personnes âgées et des nouveaux arrivants et, dans le cas de M. Quiros, en devenant membre d’un syndicat.

[22] Je suis également d’accord avec les demandeurs que la préoccupation déraisonnable de l’agent concernant l’absence de statut des demandeurs a empêché une appréciation correcte de leur degré d’établissement. L’agent a consacré plusieurs passages, quoique de façon justifiée, aux antécédents défavorables de M. Quiros en matière d’immigration, y compris le fait qu’il ne s’est rendu que 15 ans après que l’ASFC eut émis un mandat à son encontre. Je souligne que les demandeurs n’ont fourni nulle part dans leur demande pour motifs d’ordre humanitaire une explication de leur comportement antérieur. L’agent a donc raisonnablement accordé à leurs antécédents en matière d’immigration un [traduction] « poids négatif important ».

[23] Ce qui est devenu déraisonnable, cependant, est le fait que l’agent a décidé de ne pas tenir compte de l’établissement des demandeurs en raison de leurs antécédents en matière d’immigration, alors qu’il avait déjà accordé un poids négatif à ce dernier facteur. Le passage suivant le démontre clairement :

[traduction]

Je souligne que le demandeur affirme avoir travaillé au Canada dans le domaine de la construction et en tant que charpentier. Je constate également que le demandeur n’avait qu’un permis de travail valide du 09/08/2002 au 19/08/2003. Je constate qu’il y a peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur avait un permis de travail valide après le 19/08/2003. La demanderesse déclare avoir travaillé à son compte dans le domaine de la garde d’enfants et du nettoyage ménager. À l’exception de circonstances très précises, je signale qu’il est interdit aux ressortissants étrangers de travailler au Canada. Compte tenu de l’information dont je dispose, je conclus que le type de travail effectué par les demandeurs nécessiterait, en fait, un permis de travail. Par conséquent, à l’exception de la période d’environ un an allant du 09/08/2002 au 19/08/2003 pour le demandeur, je constate que l’emploi du demandeur au Canada, qui s’étend sur plus d’une décennie, a eu lieu alors qu’il n’avait pas l’autorisation de travailler au pays. Par conséquent, je conclus qu’il s’agit de considérations défavorables importantes pour le demandeur, car cela démontre encore une fois que le demandeur n’a pas respecté les lois sur l’immigration du Canada. À ce titre, j’ai accordé à ces considérations un poids négatif important.

[24] Comme il est susmentionné, l’agent avait initialement accordé un certain poids à l’établissement des demandeurs, y compris à leurs antécédents d’emploi au Canada. En l’espèce, l’agent a utilisé les antécédents en matière d’immigration des demandeurs pour annuler le poids positif qu’il avait accordé au dossier d’emploi.

[25] Je suis d’accord avec le juge Campbell dans la décision Dowers c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 593 au paragraphe 6 : « L’article 25 devient inutile si cette personne est condamnée facilement en fonction de son historique en matière d’immigration. L’historique d’une personne doit être vu comme un fait à considérer, mais à l’intérieur d’une exploration holistique et empathique de la totalité de la preuve, afin de découvrir s’il existe des raisons valables permettant d’accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire ».

[26] En l’espèce, je conclus que l’agent a laissé les antécédents des demandeurs en matière d’immigration influer indûment sur son évaluation de leur établissement, en attribuant un poids négatif à leur emploi parce qu’il a été exercé sans permis de travail valide.

[27] Au vu de ce qui précède, je conclus que l’analyse de l’agent concernant l’établissement était déraisonnable.

B. L’analyse des difficultés effectuée par l’agent était-elle déraisonnable parce que l’agent a utilisé le critère prévu à l’article 97 de la LIPR dans son analyse des difficultés postérieures au renvoi attribuables aux conditions défavorables dans le pays?

[28] Les demandeurs soutiennent que l’agent a utilisé le critère de l’article 97 pour évaluer les conditions défavorables au Mexique et au Costa Rica, en faisant remarquer que les conditions citées, telles que la criminalité et la pauvreté, sont des conditions qui affectent toute la population dans ces pays. Les demandeurs ont cité un certain nombre de décisions de la Cour dans lesquelles des agents ont, à tort, introduit l’exigence d’un ciblage personnel prévue à l’article 97, dans l’analyse des difficultés au titre de l’article 25 : Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 au para 36; Alameddine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1285 au para 44; Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 au para 31; Zingoula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 201 au para 10; Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 aux para 29-31.

[29] Le défendeur, quant à lui, cite des décisions de la Cour qui laissent entendre qu’il incombe au demandeur de prouver que sa crainte est fondée à la lumière de sa situation personnelle : Bakenge c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 517 aux para 32-34. Je relèverai également que l’une des affaires citées par les demandeurs soutient aussi la position du défendeur : Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 661 aux para 53-54.

[30] Dans la décision Marafa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 571 [Marafa], le juge Grammond s’est penché sur la divergence apparente entre deux courants jurisprudentiels. Au paragraphe 4, le juge Grammond fait remarquer que « [d]e nombreuses décisions de notre Cour soulignent que, dans le cadre d’une demande CH, l’agent ne doit pas limiter son examen des difficultés que subirait le demandeur dans son pays d’origine à celles qui se rattachent à une caractéristique personnelle du demandeur ». Il a poursuivi en relevant des affaires qui offrent une perspective différente :

5 Le défendeur invoque trois décisions de cette Cour qui semblent proposer une solution différente (Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Lalane], 2009 CF 6; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Joseph], 2015 CF 661; Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Ibabu], 2015 CF 1068). Le raisonnement qui sous-tend ces trois décisions est exposé de façon succincte dans l’affaire Lalane (au paragaphe 1) :

L’allégation des risques au sein d’une demande de résidence permanente en vertu de considérations humanitaires (CH) doit être un risque particulier et personnel au demandeur. Le demandeur a le fardeau de démontrer un lien entre cette preuve et sa situation personnelle. Autrement, chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande CH [...].

6 Or, avec égard pour mes collègues, j’estime que ce raisonnement exagère la portée de la jurisprudence majoritaire que j’ai évoquée plus haut et néglige le caractère discrétionnaire d’une décision au sujet d’une demande CH. Tenir compte d’un facteur n’est pas synonyme de rendre une décision favorable au demandeur. Ainsi, la prise en considération des conditions générales du pays de renvoi n’équivaut pas à interdire tout renvoi dans certains pays où les conditions de vie sont particulièrement difficiles.

7 Le raisonnement des décisions Lalane, Joseph et Ibabu est difficile à réconcilier avec l’arrêt Kanthasamy de la Cour suprême du Canada. En toute justice pour mes collègues, je signale que cet arrêt est postérieur à leurs décisions. Dans cet arrêt, la Cour suprême a rejeté une analyse compartimentée des facteurs pertinents à une demande CH et a affirmé que l’agent doit « examiner et [...] soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (paragraphe 33, italiques dans l’original). En réalité, refuser de prendre en considération les conditions de vie dans le pays de renvoi, c’est faire comme si le demandeur était renvoyé dans un pays imaginaire. Une telle approche désincarnée est contraire à l’esprit de l’arrêt Kanthasamy.

[31] Je souscris aux motifs du juge Grammond et, par conséquent, sur la question de droit en litige, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire qu’il serait inapproprié pour les agents d’immigration d’utiliser le critère de l’article 97 dans l’analyse au titre de l’article 25, en rejetant les éléments de preuve concernant les conditions défavorables dans le pays. La question à trancher en l’espèce est de savoir si l’agent a commis cette erreur.

[32] À mon avis, la décision, lue dans son ensemble, n’appuie pas la position des demandeurs. Bien qu’il ait commencé par souligner que les conditions défavorables [traduction] « touchent la population générale » des pays d’origine des demandeurs, l’agent a poursuivi en mentionnant les [traduction] « niveaux de vie différents » entre ces pays et le Canada, et le manque de [traduction] « soutien social, y compris le soutien en matière d’économie, de sécurité et de droits de la personne que l’on peut trouver au Canada », avant de conclure qu’il accorderait peu de poids aux conditions du pays.

[33] Il ne s’agit pas d’une affaire où l’agent a simplement fait abstraction des conditions défavorables du pays. Au contraire, l’agent a tenu compte des conditions défavorables du pays, ainsi que des éléments de preuve concernant la situation personnelle des demandeurs, y compris leur maîtrise de la langue (l’espagnol), leurs liens familiaux dans leur pays respectif et leurs compétences, avant de conclure aux difficultés auxquelles ils seraient confrontés en cas de renvoi. L’agent a reconnu qu’il y aurait certaines difficultés, mais il a finalement conclu qu’elles n’étaient pas importantes au vu de la preuve présentée. Je ne peux pas affirmer que la décision de l’agent à cet égard était déraisonnable.

[34] En ce qui concerne le fait que l’agent a mentionné la capacité d’adaptation des demandeurs dans son évaluation des difficultés liées au renvoi, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la capacité d’adaptation peut être une considération valable. Si cela avait été le seul motif de rejet de la demande, cela aurait été une erreur. En l’espèce, il ne s’agissait que de l’un des facteurs pris en compte par l’agent.

[35] En outre, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel l’analyse de l’agent concernant les conditions du pays répondait à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire des demandeurs, qui ne contenait guère plus que quelques déclarations générales sur les conditions du pays, sans établir de lien avec leur situation particulière. À l’audience, les demandeurs ont expressément souligné que l’agent n’avait pas tenu compte de l’aspect lié au sexe des conditions défavorables du pays, à savoir la violence qui prévaut à l’égard des femmes, ainsi que les désavantages socio-économiques auxquels sont confrontées les femmes au Mexique. Cependant, je constate que les observations écrites des demandeurs relativement aux motifs d’ordre humanitaire, ainsi que leur affidavit conjoint, ne mentionnent même pas la violence sexiste de quelque façon que ce soit et n’expliquent pas non plus en quoi cela créerait des difficultés pour Mme Rodriguez. Je ne peux donc pas conclure à une erreur dans la décision pour ne pas avoir examiné cette question particulière.

[36] Pour les motifs susmentionnés, j’accueillerai la demande uniquement en raison de l’analyse erronée que l’agent a faite de l’établissement des demandeurs.

VI. Certification

[37] La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier, chacun a indiqué qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis du même avis.

VII. Conclusion

[38] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5350-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire est annulée et l’affaire est renvoyée pour réexamen par un tribunal différemment constitué.

  3. Il n’y a aucune question aux fins de certification.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5350-20

 

INTITULÉ :

CANDER QUIROS QUIROS, JOANNA PAULINA ROMERO RODRIGUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

JEAN MARIE VECINA

POUR LES DEMANDEURS

 

IDORENYIN UDOH-OROK

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

VECINA LAW PROFESSIONAL CORPORATION

TORONTO (ONTARIO)

POUR LES DEMANDEURS

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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