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Date : 20211125


Dossier : IMM-254-21

Référence : 2021 CF 1305

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2021

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

LYUDMILA MOLCHANOVA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse est citoyenne du Kazakhstan. Elle est arrivée au Canada en 2019 pour aller vivre avec sa fille à la suite du décès de son mari. Peu de temps après, la demanderesse a présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire (la demande). Un agent d’immigration principal a rejeté sa demande le 4 janvier 2021 (la décision) et la demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas évalué de manière raisonnable son âge avancé et sa vie solitaire au Kazakhstan et l’a désignée à tort comme une citoyenne de la Russie.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I. Aperçu

[3] La demanderesse est âgée de 80 ans. Bien qu’elle soit née en Russie, elle a vécu au Kazakhstan pendant la majeure partie de sa vie. L’une de ses deux filles a immigré au Canada au milieu des années 1990 et est devenue citoyenne canadienne en 2004. Au fil des ans, la demanderesse et son mari sont venus au Canada à plusieurs reprises pour rendre visite à leur fille et à leur gendre.

[4] À partir de 2001, la fille de la demanderesse a tenté à plusieurs reprises de parrainer sa mère et son père pour qu’ils la rejoignent au Canada, mais sans succès.

[5] En 2018, l’époux de la demanderesse, avec qui elle était mariée depuis 57 ans, est décédé, la laissant seule à Temirtau, au Kazakhstan, leur deuxième fille vivant aux États-Unis.

[6] Le 3 juin 2019, la demanderesse est arrivée au Canada munie d’un visa de résidence temporaire (VRT) pour rejoindre sa fille et son gendre au Québec. Elle vit depuis avec sa fille et son gendre et a rencontré plusieurs de leurs amis.

[7] Le 31 juillet 2019, la demanderesse a présenté depuis le Canada une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. Elle a fondé sa demande sur son âge et son établissement au Canada et sur les conséquences néfastes qu’aurait pour elle un retour au Kazakhstan, où elle serait sans soutien ni compagnie. La demanderesse a inclus dans sa demande ses propres observations, celles de sa fille, des lettres d’appui des amis de sa fille au Canada et des renseignements sur l’impôt sur le revenu du Canada et du Québec concernant sa fille et son gendre.

[8] Dans sa décision, l’agent a tenu compte de la situation personnelle de la demanderesse, notamment de son âge et de sa solitude au Kazakhstan depuis le décès de son mari, ainsi que de son sentiment d’être aimée et bien accueillie au Canada. L’agent a pris acte du témoignage de la demanderesse selon lequel sa présence au Canada avec sa fille et son gendre a eu un effet positif sur son bien-être, mais a souligné qu’il n’y avait aucune preuve médicale d’un problème de santé existant qui ne pourrait être traité qu’au Canada. L’agent a conclu que la demanderesse n’était pas au Canada depuis longtemps et qu’elle avait établi certains liens par l’entremise de sa fille, mais qu’elle s’était peu impliquée dans la communauté. Dans l’ensemble, l’agent a accordé un poids modeste à l’établissement de la demanderesse au Canada.

[9] En ce qui concerne les conditions défavorables dans le pays de la demanderesse, l’agent a reconnu que plus aucun membre de sa famille ne vivait à Temirtau, au Kazakhstan, mais a souligné que sa sœur vivait en Russie et qu’elle serait en mesure de l’aider à réintégrer ce pays. À cet égard, l’agent a fait référence à un accord conclu en janvier 1995 entre la Russie et le Kazakhstan concernant la possibilité pour leurs citoyens respectifs d’obtenir la citoyenneté dans l’autre pays (accord de citoyenneté de 1995). L’agent a également noté que la demanderesse, maintenant retraitée, a eu une brillante carrière en tant qu’économiste principale du gouvernement, qu’elle bénéficie d’une pension en lien avec ce poste et qu’elle possède un appartement à Temirtau, tous des facteurs qui atténueraient certaines des difficultés auxquelles elle pourrait faire face lors de sa réintégration au pays après une absence de deux ans. De plus, bien que la mobilité de la demanderesse puisse être limitée compte tenu de son âge, elle connaît bien la manière d’accéder aux systèmes de soins de santé gratuits en Russie et au Kazakhstan.

[10] En conclusion, l’agent n’a accordé qu’un poids modeste aux facteurs d’ordre humanitaire avancés par la demanderesse et n’a pas été convaincu que ces facteurs justifiaient d’accorder une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II. Analyse

L’affidavit de la demanderesse

[11] Le défendeur s’oppose d’abord à l’admissibilité de l’affidavit de la demanderesse du 23 mars 2021 présenté à l’appui de la présente demande au motif que l’affidavit a été traduit par le gendre de cette dernière. Il n’y a aucune preuve démontrant que le gendre de la demanderesse est un interprète compétent et indépendant comme l’exige le paragraphe 80(2.1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. De plus, en tant que parent de la demanderesse, le gendre de la demanderesse ne devrait pas participer à la traduction de documents liés à sa demande devant la Cour.

[12] Je suis d’accord avec le défendeur. L’affidavit de la demanderesse n’est pas admissible, car il n’a pas été traduit de manière fiable conformément au paragraphe 80(2.1). Les pièces jointes à l’affidavit qui figurent dans le dossier certifié du tribunal (DCT) ne sont pas touchées, car elles ont été présentées régulièrement devant la Cour.

Caractère raisonnable de l’analyse effectuée par l’agent de l’établissement/des circonstances personnelles

[13] La demanderesse présente un certain nombre d’arguments pour contester le bien-fondé de la décision, qui sont tous susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov); Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 777 aux para 13, 37-39). Lorsque la Cour apprécie le caractère raisonnable d’une décision administrative, son rôle consiste à examiner les motifs fournis par le décideur et à déterminer si la décision « est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[14] La demanderesse fait valoir que l’agent a mal qualifié le fondement de sa demande en analysant la demande de façon restrictive en fonction de son établissement et des conditions défavorables du pays. En fait, la demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse était fondée sur son âge avancé et l’absence de tout soutien et de toute compagnie pour elle à Temirtau. Selon la demanderesse, cette mauvaise qualification ou ce malentendu a conduit l’agent à commettre des erreurs susceptibles de contrôle dans son analyse de sa situation personnelle, des lettres de soutien des amis de sa fille, de l’absence de documentation médicale sur sa solitude, de la pertinence de l’existence d’un appartement à Temirtau lui appartenant et des précédentes tentatives de parrainage infructueuses de sa fille.

[15] Je ne trouve pas les arguments de la demanderesse convaincants.

[16] La demanderesse n’a pas relevé de graves lacunes dans l’évaluation faite par l’agent du fondement de la demande, de sa situation personnelle ou des éléments de preuve se rapportant à sa vie au Canada. L’analyse que l’on retrouve dans la décision n’a pas été effectuée de manière machinale, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse. Bien que l’agent ait effectué son analyse en fonction des rubriques utilisées dans le formulaire standard de décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, le contenu de l’analyse est déterminant et montre que l’agent s’est concentré sur les renseignements et les observations fournis par la demanderesse.

[17] L’agent a reconnu clairement et avec compassion la solitude vécue par la demanderesse après le décès de son époux, déclarant qu’elle avait perdu [traduction] « un mari, un compagnon et un confident ». L’agent a accordé un certain poids aux circonstances qui l’ont amenée à rejoindre sa fille au Canada et à son sentiment de bien-être après son arrivée au Canada. L’agent a également examiné les lettres des amis de sa fille, mais leur a accordé un poids modeste parce que ces amis n’avaient pas passé beaucoup de temps avec la demanderesse et que leur soutien était fondé sur les liens d’amitié avec sa fille. Enfin, l’agent n’a pas fait abstraction des éléments de preuve médicaux se rapportant à toute affection ou dépression dont souffrirait la demanderesse, qui reconnaît que la solitude n’est pas une maladie.

[18] J’estime également que l’agent n’a pas commis d’erreur en tenant compte du fait que la demanderesse était propriétaire d’un appartement à Temirtau. La demanderesse fait valoir que son droit de propriété sur ce bien n’était pas un élément présenté à l’agent. Toutefois, dans sa très récente demande de VRT, la demanderesse a fait référence à son appartement comme preuve de son intention de retourner au Kazakhstan. Le contenu de la demande de VRT ne constituait pas un élément de preuve extrinsèque, mais plutôt des renseignements que non seulement la demanderesse connaissait, mais qu’elle avait fournis (Azali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 517 au para 26; Moïse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 93 aux para 9-10).

[19] L’agent n’a pas fait abstraction des tentatives passées de la fille de la demanderesse de parrainer sa mère au Canada. Les demandes de parrainage présentées antérieurement par la fille de la demanderesse se sont effectivement avérées infructueuses, mais cette seule réalité ne saurait justifier une dispense spéciale. L’argument fondé sur cet historique laisse entendre que la dispense pour considérations humanitaires est largement accessible, contrairement aux mises en garde exprimées par la juge Abella dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 14 et 23 (Kanthasamy). Le fait que la fille ne puisse pas parrainer la demanderesse parce qu’elle ne répondait pas au critère de revenu minimum et qu’elles n’aient pas été sélectionnées dans le cadre du processus de demandes de parrainage sont représentatifs des déceptions que vivent de nombreux demandeurs. Les dispositions de l’article 25 de la LIPR ne constituent pas un régime d’immigration parallèle.

[20] En résumé, je conclus que l’agent pouvait raisonnablement conclure que l’âge de la demanderesse et sa solitude au Kazakhstan ne constituaient pas des circonstances spéciales ou inhabituelles selon les paramètres établis par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy. En faisant valoir que le fait d’être laissée seule et malheureuse à un âge avancé était suffisant et que l’agent aurait dû accorder plus de poids à cet élément, la demanderesse demande essentiellement à la Cour de réexaminer la preuve qui a été présentée à l’agent. Il est bien établi que ce n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125); Ogiemwonyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 268, au para 31. La demanderesse n’a rien soulevé dans l’analyse de l’agent qui justifierait l’intervention de la Cour, si l’on garde à l’esprit la nature hautement discrétionnaire d’une évaluation fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27, au para 18).

Conditions au Kazakhstan ou en Russie pour la demanderesse

[21] L’appréciation par l’agent des conditions défavorables au Kazakhstan ou en Russie ou des conditions de renvoi auxquelles la demanderesse pourrait faire face pose toutefois problème. À cet égard, je suis d’accord avec la demanderesse. Je conclus que l’omission par l’agent d’indiquer adéquatement la citoyenneté de la demanderesse, et les conclusions qui semblent résulter de cette omission, constituent une erreur déterminante et commande qu’il soit statué à nouveau sur la demande.

[22] Le défendeur fait valoir que l’agent a mentionné le Kazakhstan à plusieurs reprises dans la décision et que ce dernier savait manifestement que le pays de résidence de la demanderesse était le Kazakhstan. Toutefois, l’agent commence son examen de la demande dans la décision en déclarant que la demanderesse [traduction] « est une citoyenne de la Russie âgée de 79 ans ». C’est faux. Le passeport de la demanderesse indique qu’elle est citoyenne du Kazakhstan, tout comme les nombreux documents d’immigration figurant dans le DCT.

[23] Par conséquent, l’erreur de l’agent donne lieu à une analyse qui considère tantôt la Russie, tantôt le Kazakhstan, tantôt les deux pays de façon combinée et qui laisse entendre que la demanderesse peut retourner dans l’un ou l’autre pays pour y vivre. L’analyse de l’agent à cet égard porte à confusion et n’est pas justifiée. Elle conduit l’agent à minimiser les obstacles auxquels la demanderesse pourrait faire face si elle décidait de déménager en Russie pour être avec sa sœur. Par exemple, l’agent fait référence à l’accord de citoyenneté de 1995 et semble supposer que la demanderesse pourra en tirer profit. L’agent n’expose aucunement les raisons de cette supposition et ne fait aucun le lien entre les modalités de l’accord et la situation de la demanderesse. Ce qui est encore plus troublant, c’est que l’agent n’a pas tenu compte du fait que l’accord date de plus de 25 ans et que son application semble à première vue limitée à une période d’un an à partir de la date de son entrée en vigueur.

[24] Je conclus que l’erreur de l’agent concernant la citoyenneté et le pays de retour est importante et donne lieu à une décision qui ne répond pas aux critères qui caractérisent une décision administrative raisonnable établis dans l’arrêt Vavilov. L’analyse de la décision ne repose pas sur un raisonnement rationnel, car il n’est pas clair si l’agent comprend pleinement la preuve de la demanderesse et l’endroit où elle résiderait vraisemblablement si elle quittait le Canada.

Équité procédurale

[25] Corollairement, la demanderesse conteste l’équité du processus suivi par l’agent pour parvenir à une décision défavorable fondée en partie sur l’accord de citoyenneté de 1995. Elle fait valoir que l’accord constituait un élément de preuve extrinsèque et que l’agent était tenu de l’aviser des préoccupations découlant de l’accord. Étant donné que j’ai conclu que l’analyse de fond dans la décision de l’agent n’est pas raisonnable et doit être réexaminée, je me contenterai d’indiquer que je ne sais pas avec certitude, au vu de l’ensemble de la preuve dont je dispose, si l’accord de citoyenneté de 1995 peut être considéré à juste titre comme un élément de preuve extrinsèque ou s’il faisait partie des documents facilement et publiquement accessibles à la demanderesse et à l’agent.

III. Conclusion

[26] La demande est accueillie.

[27] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

[28] Avec le consentement des parties, l’intitulé de la présente demande est modifié afin que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-254-21

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est modifié, de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et l’Immigration soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre, LL. B. trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-254-21

 

INTITULÉ :

DEEPAK KANDA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 25 novembre 2021

 

COMPARUTIONS :

Me Nataliya Dzera

 

Pour la demanderesse

 

Me Jocelyne Murphy

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Nataliya Dzera

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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