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Date : 20211217


Dossier : T‑17‑21

Référence : 2021 CF 1436

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

ALI AL‑HALBOUNI

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le présent dossier se trouve dans un état de désordre quasi absolu.

[2] Cela est attribuable aux faits et gestes des parties. Sauf pendant une brève période, M. Al‑Halbouni a agi pour son propre compte. Les parties qui agissent pour leur propre compte posent souvent certaines difficultés pour la Cour et pour la partie adverse, car elles ne connaissent pas la procédure de la Cour. L’état du dossier peut également être imputé au procureur général; or ce dernier était représenté par un avocat tout au long de l’instance, contrairement au demandeur.

[3] Il semble que les services de l’avocate qui a comparu à l’audience aient été retenus récemment afin qu’elle présente des observations orales. Certes, l’état du dossier au moment où il a été initialement déposé ne relève pas de sa responsabilité; toutefois, il n’a pas échappé à la Cour qu’aucun effort n’a été déployé pour remédier aux lacunes du dossier jusqu’à ce que la Cour les mette en relief à l’audience.

[4] La Cour a dû consacrer beaucoup de temps à essayer de comprendre le présent dossier et les événements qui se sont produits.

La nature de la demande dont est saisie la Cour

[5] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7. Comme il sera expliqué ci‑dessous, la présente demande semble porter sur la décision datée du 28 octobre 2020 par laquelle le demandeur a été débouté de sa demande d’autorisation de déposer des documents médicaux [la décision relative au dépôt de documents]. Toutefois, le défendeur et, dans une certaine mesure, le demandeur, ont présenté des observations qui concernent la décision datée du 22 janvier 2020, par laquelle un membre de la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale a refusé au demandeur l’autorisation d’interjeter appel d’une décision rendue par la Division générale [la décision relative à l’appel].

Les questions relatives à la preuve dont dispose la Cour

[6] En premier lieu, il convient d’aborder certaines préoccupations relatives aux éléments de preuve contenus dans le dossier du défendeur. En raison des faits sous‑jacents à ces préoccupations, la plupart des documents invoqués dans les observations du défendeur ne sont pas en bonne et due forme en preuve devant la Cour.

[7] La plupart des documents dont disposait la Division d’appel ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal qui a été fourni par le Tribunal de la sécurité sociale [le Tribunal]. Plusieurs documents contenus dans le dossier certifié du tribunal consistent en des courriels indiquant que des documents ont été versés dans le lecteur partagé réservé au personnel du Tribunal de la sécurité sociale. Les documents proprement dits qui ont été téléversés dans ce lecteur n’ont pas été joints aux courriels, mais ils sont répertoriés dans l’Index des documents, où ils sont désignés par le préfixe GD et où le nombre de pages qu’ils contiennent est indiqué (par exemple, le document portant le code GD4 compte 199 pages et il semble s’agir des observations présentées par le ministre devant la division générale).

[8] Il semble que le Tribunal ait tenu pour acquis que le demandeur avait déjà obtenu ces documents en suivant la procédure prévue à l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et qu’il n’ait donc pas jugé nécessaire de les transmettre. La première page du dossier certifié du Tribunal consiste en une lettre adressée au Service administratif des tribunaux judiciaires et datée du 12 février 2021, à laquelle sont joints les documents suivants : [traduction] « (1) Index des documents et (2) Demande présentée à la Cour fédérale » et qui indique ce qui suit :

[traduction]

L’Index des documents ci‑joint répertorie tous les documents dont disposait le Tribunal lorsque la décision faisant l’objet du contrôle a été rendue. Une copie des documents dont disposait le membre du Tribunal, mais qui n’ont pas été communiqués aux parties pendant le processus d’appel, est envoyée avec l’Index des documents (joint à cette lettre).

Veuillez noter que l’enregistrement audio de l’audience tenue devant la division générale a été envoyé au demandeur le 12 février 2021.

[9] Le dossier certifié du tribunal comprend un courriel daté du 23 janvier 2020 et destiné au demandeur, dans lequel il est indiqué que les deux documents suivants sont transmis sous forme de pièces jointes : [traduction] « Demande d’autorisation d’appel — refusée.pdf » et « Décision.pdf ». Or, ces pièces jointes proprement dites ne se trouvent pas dans le dossier certifié du tribunal.

[10] Le dossier certifié du tribunal contient également une liste de vérification relative au contrôle du dossier, des enregistrements d’appels téléphoniques avec le demandeur et des documents administratifs. Les documents contenus dans le dossier certifié du tribunal portent sur la décision relative à la demande d’autorisation d’appel et non sur la décision relative au dépôt de documents.

[11] Des documents qui semblent correspondre aux documents manquants et qui sont désignés par le préfixe « GD » sont inclus dans le dossier du défendeur. Au volume I de ce dossier, il est indiqué qu’à l’onglet 1 se trouve un document de 618 pages intitulé [traduction] « Affidavit d’Annie Berthiaume souscrit le 1er mars 2021, Pièces A et B ». Cependant, l’affidavit d’Annie Berthiaume proprement dit n’a pas été produit. Au début du volume, à la page 1 se trouve une lettre datée du 12 février 2021, qui est désignée sous le nom de Pièce A de l’affidavit d’Annie Berthiaume. Il s’agit d’une lettre adressée à Sarah Webb, une parajuriste du ministère de la Justice, qui n’est pas la même que celle datée du 12 février 2021 qui figure à la page 1 du dossier certifié du tribunal. La lettre est accompagnée des documents suivants : [traduction] « (1) Index des documents; (2) Enregistrement de l’audience (3) Demande présentée à la Cour fédérale », et elle contient la déclaration suivante qui a été rédigée par le service des Opérations du greffe du Tribunal de la sécurité sociale du Canada :

[traduction]

Les parties au présent contrôle judiciaire sont chargées de fournir à la Cour les documents qu’elles estiment importants dans le cadre de l’affaire soumise à la Cour. L’Index des documents ci‑joint répertorie tous les documents dont disposait le Tribunal lorsque la décision faisant l’objet du contrôle a été rendue. Une copie des documents que le membre du Tribunal avait en sa possession, mais qui n’ont pas été communiquées aux parties lors du processus d’appel, est transmise conjointement avec l’index des documents (annexé à la présente lettre). Si vous avez égaré un document, veuillez communiquer avec le/la soussigné(e) dès que possible […] et préciser le(s) document(s) dont vous avez besoin.

[12] La pièce B consiste en un courriel interne du Tribunal daté du 23 janvier 2020 dans lequel il est indiqué que deux documents ont été versés dans un lecteur partagé à usage interne. Les autres documents que renferme le dossier du défendeur ne portent pas le cachet apposé aux pièces.

[13] Les documents qui sont contenus dans le dossier du défendeur, mais qui ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal, n’ont pas été déposés en preuve. Ils ne font pas partie du dossier certifié du tribunal, et ils ne constituent pas des pièces annexées à un affidavit. Par conséquent, seuls le dossier certifié du tribunal et les documents contenus dans le dossier du demandeur qui ont été joints à son affidavit comme pièces peuvent être invoqués en l’espèce.

La ou les décisions faisant l’objet du présent contrôle

[14] Le demandeur s’est blessé en jouant au soccer le 31 juillet 2010, et il affirme qu’il n’est plus en mesure de travailler depuis lors. Il a demandé une pension d’invalidité au titre du Régime de pensions du Canada [le RPC] peu de temps après sa blessure.

[15] Il n’est pas nécessaire de décrire en détail le parcours plutôt tortueux que cette demande a suivi au cours de la décennie qui a suivi son dépôt. Il est toutefois pertinent de relever qu’il appert que la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale a rendu, le 22 janvier 2020, une décision par laquelle elle déboutait le demandeur de sa demande d’autorisation d’interjeter appel de la décision rendue par la Division générale.

[16] Comme il est indiqué ci‑dessus, le dossier certifié du tribunal contient un courriel daté du 23 janvier 2020, et envoyé à l’adresse électronique que le demandeur a donnée dans sa demande de contrôle judiciaire. Voici le courriel :

[traduction]

La (les) pièce(s) jointe(s) au présent courriel fait (font) partie de votre appel devant le Tribunal de la sécurité sociale. Veuillez ouvrir et lire la ou les pièces jointes dès que vous les recevez. Vous devez pouvoir lire les documents et les désigner par leur numéro pendant l’audition de votre appel.

Votre numéro de dossier du Tribunal est AD‑20‑9. Veuillez inscrire ce numéro dans vos communications avec nous.

[Non souligné dans l’original]

Il est indiqué que le courriel renferme les deux pièces jointes suivantes : [traduction] « Demande d’autorisation d’appel— Rejetée.pdf » et « Décision.pdf ». Or, les pièces jointes elles‑mêmes ne sont pas incluses dans le dossier certifié du tribunal et il ne peut être confirmé que ces pièces jointes sont identiques aux documents qui ont été fournis ultérieurement au demandeur.

[17] Le dossier certifié du tribunal ne contient aucune preuve démontrant que le demandeur a reçu ce courriel ou qu’il a consulté ces pièces jointes. L’affidavit produit par le demandeur à l’appui de la présente demande laisse supposer qu’il n’a pris connaissance du rejet de sa demande d’autorisation d’appel que le 7 décembre 2020. Il affirme ce qui suit :

[traduction]

Je, Ali Al‑Halbourni, de la ville de London dans le comté de Middlesex, AFFIRME QUE :

1. Je suis le demandeur dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire de la décision relative à ma demande d’autorisation d’appel rendue par le Tribunal de la sécurité sociale.

2. Le 4 octobre 2020, j’ai envoyé un courriel à la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale auquel était joint un rapport médical du Dr Burke que je souhaitais faire ajouter à mon dossier d’appel (voir pièce « A »).

3. Je n’ai pas reçu de confirmation de la réception du courriel.

4. Le 2 décembre 2020, j’ai appris, lors de ma conversation téléphonique avec le représentant du RPC, que le rapport médical du Dr Burke n’avait pas été ajouté au dossier et que le dossier avait été clos.

5. Le 7 décembre 2020, j’ai eu une conversation téléphonique avec un représentant du RPC qui m’a dit que la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale avait rejeté ma demande d’autorisation d’appel dans une décision datée du 22 janvier 2020. (Voir la pièce « B »)

6. Le 7 décembre 2020, j’ai reçu un courriel du Tribunal de la sécurité sociale, auquel était joint une lettre datée du 28 octobre 2020 intitulée : [traduction] « Accusé de réception ‑ Correspondance post‑décision » concernant la clôture de mon dossier. (Voir pièce « C »)

7. Je souscris le présent affidavit afin de demander que ce rapport médical soit ajouté à mon dossier.

[18] Comme indiqué ci‑dessus, la décision relative au dépôt de documents a été envoyée au demandeur en tant que pièce jointe intitulée « Accusé de réception ‑ Correspondance post‑décision.pdf », et annexée à un courriel daté du 7 décembre 2020. Cette lettre se lit comme suit :

[traduction]

La présente vise à accuser réception de votre communication du 23 octobre 2020.

Le membre du Tribunal de la Division d’appel qui a statué sur votre appel a rendu une décision le 23 octobre 2020. Cette décision étant considérée comme définitive, le dossier d’appel a été clos.

Le document envoyé au Tribunal de la sécurité sociale du Canada le 23 octobre 2020 ne sera pas pris en considération ni ajouté à votre dossier.

Si vous n’êtes pas d’accord avec cette décision, vous pouvez demander à la Cour fédérale de l’examiner. D’autres parties peuvent faire de même. C’est ce qu’on appelle le contrôle judiciaire.

Si vous décidez de demander à la Cour de procéder au contrôle de cette décision, vous devez savoir que le délai imparti pour déposer votre demande est très court.

[Non souligné dans l’original.]

[19] Cette décision est inintelligible. Elle ne satisfait pas au critère du caractère raisonnable établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. La décision est inintelligible pour les raisons suivantes : (i) aucune communication écrite du demandeur ne porte la date du 23 octobre 2020, et (ii) rien n’indique qu’une décision relative à son appel ait été rendue le 23 octobre 2020. Le défendeur affirme plutôt que la décision relative à l’appel a été rendue le 22 janvier 2020.

[20] S’il s’agit de la décision faisant l’objet du contrôle, alors la demande doit être accueillie.

[21] Le 8 janvier 2021, l’avocate du défendeur a fait parvenir une lettre au demandeur. Elle y a indiqué que sa lettre [traduction] « fai[sai]t suite à la demande de contrôle judiciaire mentionnée ci‑dessus qui vise la lettre de la Division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale que vous avez reçue le 7 décembre 2020 concernant la clôture de votre dossier (la Division d’appel a rejeté votre demande autorisation d’appel dans une décision datée du 22 janvier 2020) ». Par conséquent, il semble que le défendeur ait pu avoir initialement adopté la position selon laquelle la lettre du 28 octobre, telle qu’elle a été communiquée au demandeur le 7 décembre 2020, constitue la décision faisant l’objet du présent contrôle. Toutefois, les observations écrites du défendeur portent sur la décision relative à la demande d’autorisation d’appel, et non sur la décision relative au dépôt d’un document.

[22] La lettre du 28 octobre 2020 indique à tort que la demande d’autorisation d’appel du demandeur a été rejetée le 23 octobre 2020, soit après que le demandeur eut soumis le rapport médical. Il aurait été raisonnable, compte tenu de ces faits, que le demandeur croie que l’appel a été rejeté après qu’il eut déposé le rapport médical. Il en est particulièrement ainsi si, comme il semble que ce soit le cas en l’espèce, le demandeur n’a pas reçu la décision relative à l’appel en janvier 2020, mais qu’il l’a plutôt reçue seulement au moyen du courriel qu’on lui a transmis le 19 octobre 2020.

[23] Une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule ordonnance ou décision; toutefois, l’article 302 des Règles confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire d’examiner plus d’une seule décision. À mon avis, la présente affaire se prête à une telle démarche et j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire d’examiner les deux décisions.

[24] Il ne serait pas préjudiciable pour les parties que la présente demande de contrôle judiciaire soit considérée comme portant à la fois sur la décision relative au dépôt de documents et sur la décision relative à la demande d’autorisation d’appel. Les deux parties ont présenté des observations sur la décision relative à la demande d’autorisation d’appel et le défendeur semble avoir adopté une position équivoque sur la question de savoir s’il s’agissait de la décision faisait l’objet du contrôle. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, l’équité exige que la Cour instruise la présente affaire en partant du principe que le demandeur sollicite le contrôle judiciaire des deux décisions, soit celle relative à la demande d’autorisation d’appel et celle relative au dépôt de documents.

Le respect des délais

[25] Le défendeur soutient que la présente demande doit être rejetée en raison du non‑respect des délais. Selon le défendeur, la décision relative à l’autorisation d’appel a été rendue le 22 janvier 2020 et a été communiquée au demandeur le 23 janvier 2020.

[26] Le défendeur fait valoir que le demandeur a sollicité un contrôle judiciaire de la décision après le délai prescrit de 30 jours, et qu’il n’a fourni aucune explication justifiant ce retard ni demandé une prorogation de délai.

[27] Le défendeur fait valoir qu’afin de décider s’il y a lieu de proroger le délai, la Cour doit chercher à savoir si la demande a un certain fondement, si la Couronne a subi un préjudice en raison du retard et si le demandeur a une explication raisonnable pour justifier le retard (citant Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 [Larkman]).

[28] Le défendeur soutient que, pour les motifs exposés dans ses arguments de fond, la présente demande n’est pas fondée, parce que le principe de l’autorité de la chose jugée s’applique à la question dont le Tribunal. Le défendeur fait valoir que la Couronne a subi un préjudice en raison du retard, car elle avait supposé que la question avait été tranchée en sa faveur. Enfin, le défendeur avance que, si le demandeur affirme n’avoir été informé de la décision relative à la demande d’autorisation d’appel qu’en décembre 2020, il n’explique pas comment la décision a été portée à sa connaissance ni pourquoi il y a eu un délai avant qu’elle lui soit communiquée.

[29] Le demandeur n’a pas présenté d’observations au sujet de ce retard et n’a pas déposé d’observations en réponse portant sur ce point. Dans son affidavit, le demandeur déclare avoir appris le 2 décembre 2020 que son dossier avait été clos et il laisse entendre qu’il n’a reçu la décision d’appel que le 7 décembre 2020.

[30] Aucune preuve n’indique que la décision écrite rendue au sujet du dépôt de documents a été reçue par le demandeur avant le 7 décembre 2020. La demande de contrôle judiciaire a été présentée le 6 janvier 2021. Aucun motif lié au délai ne justifie le rejet de la demande de contrôle judiciaire.

[31] Rien ne prouve que la décision écrite relative à l’appel a effectivement été transmise au demandeur avant que le courriel du 19 octobre 2020 lui soit envoyé. Le demandeur semble avoir laissé s’écouler environ 11 semaines avant de demander le contrôle judiciaire de la décision relative à l’appel. Toutefois, il affirme qu’il n’a été informé du rejet de sa demande d’autorisation d’appel et de la clôture du dossier que le 7 décembre 2020. Si tel est le cas, la demande de contrôle judiciaire visant cette décision a également été présentée dans le délai prescrit.

[32] Dans l’arrêt Meeches c Assiniboine, 2017 CAF 123, au para 40, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

Notre Cour a conclu que le délai prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales ne commence à courir qu’au moment où le demandeur prend connaissance de la décision définitive qu’il souhaite subséquemment contester (Robertson c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 30, par. 7; Larkman, par. 63 à 68; Zündel c. Canada (Commission des droits de la personne), [2000] 4 R.C.F. 255, 2000 CanLII 17138 (CAF), par. 17)

[33] En l’espèce, nous disposons d’un courriel daté du 19 octobre 2020 transmettant au demandeur en pièce jointe la décision relative à l’appel rendue en janvier 2020. Or, ce dernier affirme n’avoir été informé de cette décision définitive que le 7 décembre 2020. Aucune preuve ne démontre que le demandeur a ouvert la pièce jointe ni n’indique en quoi elle consistait. La décision définitive peut‑elle être considérée comme ayant été communiquée au demandeur s’il n’en a pas pris connaissance? Il est possible de soutenir qu’un destinataire d’un courriel a l’obligation d’ouvrir les pièces qui y sont jointes. En effet, en l’espèce, le courriel contient la mention explicite suivante : [traduction] « Ouvrez et lisez la ou les pièces jointes dès que vous les recevez ». Cependant, on ne saurait reprocher au demandeur d’avoir omis de constater sur le champ que la pièce jointe consistait en la décision définitive relative à l’appel, puisque le courriel indique également ce qui suit : [traduction] « Vous devez pouvoir lire les documents et les désigner par leur numéro pendant l’audition de votre appel » [non souligné dans l’original]. À première vue, il serait raisonnablement possible de croire que l’appel n’avait toujours pas été tranché.

[34] Le demandeur n’a pas été contre‑interrogé sur cette question essentielle et je suis disposé à convenir que, malgré le courriel envoyé en octobre, la décision définitive ne lui a été communiquée que le 7 décembre 2020.

[35] Même si la demande n’avait pas été déposée dans le délai prescrit, j’aurais exercé le pouvoir discrétionnaire dont je dispose pour accorder une prorogation de délai compte tenu des circonstances très inhabituelles de l’espèce, malgré l’absence d’explication de la part du demandeur.

[36] Dans l’arrêt Larkman, la Cour d’appel fédérale a déclaré que les questions pertinentes qui doivent être prises en compte sont les suivantes : (1) Le demandeur a‑t‑il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande? (2) La demande a‑t‑elle un certain fondement? (3) La Couronne a‑t‑elle subi un préjudice en raison du retard? (4) Le demandeur a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard? Au paragraphe 62, citant l’arrêt Grewal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 2 CF 263 (CA), la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

« L’importance de chacun de ces facteurs dépend des circonstances de l’espèce. De plus, il n’est pas nécessaire de répondre aux quatre questions en faveur du requérant. […] La considération primordiale est celle de savoir si l’octroi d’une prorogation de délai serait dans l’intérêt de la justice. »

[37] À mon avis, comme le demandeur mène des démarches entourant sa cause depuis une dizaine d’années, il avait une intention continue de poursuivre la présente demande.

[38] En ce qui concerne le bien‑fondé de la présente demande, les observations du défendeur s’appuient largement sur des documents qui n’ont pas été déposés en preuve. Compte tenu du manque de preuve dont dispose la Cour, je ne peux conclure que la décision relative à la demande d’autorisation d’appel est raisonnable et, par conséquent, la présente demande est fondée.

[39] Je conviens que le défendeur a subi un certain préjudice, car il a supposé que la décision relative à la demande d’autorisation d’appel était définitive. Toutefois, je conclus qu’il ne s’agit pas d’un préjudice important par rapport à celui causé dans d’autres situations, comme celles où la Couronne a engagé le financement d’un projet en s’appuyant sur la décision faisant l’objet du contrôle. En l’espèce, la seule mesure prise par la Couronne sur la base de la décision relative à l’autorisation d’appel a consisté à refuser d’entendre l’appel du demandeur et à refuser de lui verser des prestations qui lui seraient dues si son appel était accueilli.

[40] À mon avis, ces facteurs militent fortement en faveur de l’octroi d’une prorogation de délai, même en l’absence de toute explication du demandeur hormis celle consistant à dire qu’il a eu connaissance de la décision définitive longtemps après le fait. Compte tenu des actions posées par le défendeur dans le cadre de la présente demande, y compris l’état du dossier dont dispose la Cour, l’intérêt de la justice exige que toute prorogation nécessaire soit accordée.

Le caractère raisonnable des décisions examinées

[41] Compte tenu de la preuve lacunaire dont dispose la Cour, je ne saurais conclure que la décision relative à l’autorisation d’appel est raisonnable au vu du dossier. Le dossier présenté à la Cour ne comprend même pas la décision rendue par la Division générale dont la Division d’appel était saisie. Une décision rendue en appel dans laquelle le décideur ne prend pas en compte la décision portée en appel ne peut pas être justifiée et, en conséquence, elle est déraisonnable.

[42] Comme indiqué ci‑dessus, la décision relative au dépôt de documents est inintelligible et elle est donc déraisonnable.

Conclusion

[43] La décision relative à l’appel et la décision relative au dépôt de documents sont annulées. La décision relative à l’appel doit être examinée à nouveau par un autre membre du Tribunal qui devra examiner et analyser les documents médicaux du Dr Brad Burke déposés en 2020.

[44] Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑17‑21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision relative à l’appel et la décision relative au dépôt de documents sont annulées, que la demande d’autorisation d’interjeter appel du refus d’accorder des prestations d’invalidité au titre du RPC doit faire l’objet d’une nouvelle décision, laquelle sera rendue par un autre membre, qui devra tenir compte des rapports médicaux du Dr Brad Burke et les analyser. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t‑17‑21

 

INTITULÉ :

ALI AL‑HALBOUNI c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

15 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE zinn

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Ali Al‑Halbouni

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Suzette Bernard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS DE RÉFÉRENCE :

Aucun

LE DEMANDEUR (Pour son propre compte)

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Services juridiques d’ESDC

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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