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Date : 20211222


Dossier : IMM‐5006‐20

Référence : 2021 CF 1457

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

GUILANE DONARUS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est un citoyen d’Haïti qui s’est vu conférer l’asile au Mexique, mais qui ne souhaite pas y retourner parce que, selon lui, il y est en péril. Frappé d’une mesure de renvoi du Canada, il a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi suivant le paragraphe 115(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Un agent principal d’immigration a rejeté la demande le 17 avril 2020. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que l’agent a manqué à l’équité procédurale et que sa décision est déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord. La présente demande doit donc être rejetée.

II. CONTEXTE

[2] Le demandeur possède des antécédents compliqués en matière d’immigration. Il est né en octobre 1968 en Haïti, pays qu’il a d’abord quitté en 1998 pour aller demander l’asile aux États‐Unis. Sa demande a finalement été rejetée. Durant son séjour en sol américain, il a épousé une citoyenne américaine avec qui il a eu un enfant. Redoutant d’être expulsé vers Haïti après le rejet de sa demande d’asile, le demandeur est arrivé au Canada en 2002 et y a revendiqué l’asile. Toutefois, il est retourné aux États‐Unis pour prendre soin de son enfant et de son épouse après que celle‐ci fut tombée malade. Le désistement de sa demande d’asile au Canada a été finalement prononcé en 2003.

[3] Entre 2003 et 2008, le demandeur a été détenu aux États‐Unis, expulsé vers Haïti et a fui au Mexique à deux reprises. Il a finalement été en mesure de se faire conférer l’asile dans ce pays en 2008 et y a ensuite obtenu la résidence permanente en juin 2011. Serge, son frère, s’est également vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention par le Mexique. Pendant un certain temps, ils ont tous deux vécu dans des appartements voisins à Mexico.

[4] Le demandeur a quitté le Mexique pour se rendre aux États‐Unis vers le mois de mai 2012 et a rejoint son épouse et leur enfant. En 2013, les époux ont eu un deuxième enfant. Le demandeur a été en mesure d’obtenir un statut temporaire et un permis de travail aux États‐Unis, mais n’a pas réussi à obtenir de statut permanent dans ce pays. Craignant une seconde expulsion vers Haïti, il est arrivé au Canada en février 2017 et a sollicité une nouvelle fois l’asile. Cette demande a été rejetée vu la décision prononcée en 2003 à l’égard de sa première demande. Cependant, le demandeur a eu l’occasion de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR).

[5] La demande d’ERAR a été rejetée le 16 mai 2017. Fait notable, le risque du demandeur a été apprécié en lien avec Haïti, son pays de nationalité. Nul n’a entrepris un examen des risques qu’il pourrait courir au Mexique.

[6] Le demandeur a sollicité et obtenu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR défavorable. Cependant, il s’est désisté de cette demande en octobre 2017.

[7] Le paragraphe 115(1) de la LIPR interdit de renvoyer toute personne reconnue comme réfugiée au sens de la Convention vers un pays où elle « risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités ». Comme le demandeur s’est vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention par le Mexique et qu’il détient le statut de résident permanent dans ce pays, il a disposé de l’occasion de présenter une demande d’ERAR suivant cette disposition.

[8] Avec l’aide de son avocate qui continue de le représenter dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur a déposé une seconde demande d’ERAR le 8 décembre 2017. La demande était axée sur les risques qu’il alléguait courir advenant son renvoi au Mexique. Il a produit le premier ensemble de documents à l’appui le 27 décembre 2017. Après s’être vu accorder des prorogations de délai pour mettre en état sa demande, le demandeur a soumis le restant de ses documents à l’appui avec les observations de son avocate le ou vers le 11 mai 2018.

[9] Un agent principal d’immigration a rejeté la seconde demande d’ERAR le 17 avril 2020.

[10] Entre‐temps, le ou vers le 12 juin 2019, le demandeur a présenté, sans l’aide de son avocate actuelle, une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Comme je le précise plus loin, le même agent principal d’immigration a statué sur les deux demandes. La demande CH a également été rejetée.

[11] Les décisions sur les demandes CH et d’ERAR ont été remises au demandeur le ou vers le 1er octobre 2020. Celui‐ci n’a pris aucune mesure pour contester la décision sur la demande CH.

III. DÉCISION ATTAQUÉE

[12] La demande d’ERAR reposait sur deux allégations principales. Premièrement, en tant qu’homme noir originaire d’Haïti, le demandeur courait le risque de subir de la discrimination équivalant à de la persécution au Mexique. Deuxièmement, il était également exposé au risque d’être recruté de force par des gangs criminels. Dans ses observations, le demandeur mettait surtout l’accent sur l’article 96 de la LIPR, mais il prétendait qu’il était également une personne à protéger au titre de l’article 97 de la LIPR pour les mêmes raisons. L’agent n’était pas convaincu que le demandeur était exposé à un risque sur aucun de ces plans.

[13] Premièrement, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il était exposé à un risque en raison d’actes discriminatoires ou de racisme parce qu’il n’a pas démontré qu’il lui était impossible de se réclamer de la protection du Mexique. Plus précisément, l’agent s’est prononcé de la manière suivante :

  • Le demandeur a décrit un incident où ses locateurs à Mexico l’ont agressé verbalement et physiquement en 2010. Il prétend avoir signalé cet incident à la police (bien qu’il n’ait fourni aucun document corroborant). Il a également signalé cet incident à la Commission des droits de la personne du Mexique et au Conseil national de la prévention de la discrimination au Mexique (le Conseil national). Le demandeur a fourni une copie d’un avis de règlement de plainte du Conseil national. Si les pouvoirs de réparation de cet organe sont restreints (il peut seulement tenter de réconcilier les parties et demander aux parties contrevenantes de cesser leur comportement raciste), il a tout de même tranché la plainte en faveur du demandeur. Le Conseil national a également transféré la plainte au chef du bureau de la direction générale des droits de la personne pour le Procureur général de la justice du district fédéral afin qu’il y soit donné suite. Le demandeur n’a soumis aucun élément de preuve concernant les événements subséquents.

  • Le demandeur a affirmé qu’il ne serait pas en mesure de décrocher un emploi à cause de la discrimination raciale et s’est référé à ses déboires antérieurs dans sa recherche de travail au Mexique. L’agent a relevé que le demandeur avait déclaré dans sa demande CH qu’il avait travaillé comme professeur au Mexique. Il a également fait remarquer que des éléments de preuve documentaires objectifs donnent à penser que les Haïtiens au Mexique disposent de débouchés dans différents secteurs. L’agent n’était donc [traduction] « pas persuadé » que le demandeur serait incapable de décrocher un emploi s’il remettait les pieds au Mexique.

  • L’agent a fait remarquer que dans ses « Observations finales concernant le rapport du Mexique valant dix‐huitième à vingt et unième rapports périodiques » du 19 septembre 2019, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a accueilli avec satisfaction les progrès que le Mexique a accomplis en ce qui concerne la lutte contre la discrimination raciale, malgré que des efforts soient toujours nécessaires. Sur le fondement de ce rapport, l’agent a conclu que le Mexique [traduction] « a pris les moyens pour veiller à ce que les actes racistes et racialement discriminatoires ne soient plus tolérés, y compris des mesures pour améliorer sa législation ainsi que pour protéger et promouvoir les droits des minorités ethniques, et plus particulièrement ceux des personnes d’ascendance africaine ».

  • Le demandeur n’a pas réussi à réfuter la présomption que la protection de l’État serait disponible au Mexique.

  • En se fondant sur ce qui précède, l’agent a conclu que [traduction] « si le demandeur éprouvait des soucis au Mexique », des mécanismes étatiques en place là‐bas pourraient remédier à ceux‐ci.

[14] En outre, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur serait exposé à un risque du fait de son refus de se joindre à un gang criminel.

[15] Le demandeur a affirmé qu’après l’incident avec ses locateurs à Mexico, il a déménagé dans la cité voisine d’Aculco. Là, son voisin, Carlos Roberto, a tenté de l’amener à grossir les rangs de son gang, lequel était associé à un cartel de la drogue. À la suite du refus du demandeur qui, pour des motifs religieux, ne croit pas aux drogues, Carlos et quatre de ses acolytes l’ont roué de coups. Le demandeur a reçu des soins médicaux, mais n’a pas signalé l’incident à la police de crainte qu’elle ne soit de connivence avec les cartels de la drogue. En mai 2012, après cet incident, il a décidé de quitter le Mexique et de se rendre aux États‐Unis.

[16] À l’appui de sa demande, le demandeur a produit la lettre de son frère Serge pour corroborer son témoignage concernant cet incident.

[17] L’agent a accordé peu de poids à la preuve entourant l’incident. Cette décision reposait sur deux conclusions essentielles. Premièrement, les affirmations du demandeur et de son frère entourant l’incident étaient vagues et lacunaires sur des points importants. Deuxièmement, il existait une contradiction capitale entre la déclaration du demandeur et celle de son frère. L’agent a justifié ses deux conclusions en faisant des références précises à la preuve. Compte tenu de l’évaluation globale de la preuve sur cet incident, l’agent n’était [traduction] « pas convaincu que le demandeur était exposé personnellement à un risque aux mains de Carlos, de tout autre membre du gang, ou d’un gang au Mexique ».

[18] En bref, bien que l’agent ait pris acte du fait le demandeur pourrait être visé par des actes discriminatoires à cause de son ethnicité, il a estimé que cette situation n’équivaudrait pas à de la discrimination, même si elle était envisagée dans son ensemble. De plus, le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption relative à la protection de l’État. De ce fait, l’agent a conclu que le demandeur n’était pas exposé à un risque au sens des articles 96 ou 97 de la LIPR. La demande de protection suivant le paragraphe 115(2) de la LIPR a donc été rejetée.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[19] Comme je l’ai mentionné, le demandeur conteste tant le caractère équitable de la procédure suivie par l’agent que le fond de la décision d’ERAR. Les parties s’entendent sur la norme de contrôle applicable pour chacune de ces questions.

[20] Pour déterminer s’il a été satisfait à l’obligation d’équité procédurale, la cour de révision doit faire sa propre analyse du processus suivi par le décideur et décider si ce processus était équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont celles mentionnées dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817 aux para 21‐28 (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54, et Elson c Canada (Procureur général), 2019 CAF 27 au para 31). Cet exercice revient en réalité à appliquer la norme de la décision correcte (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 49‐56, et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35). Il incombe au demandeur de démontrer que l’obligation d’équité procédurale n’a pas été respectée.

[21] Par contre, le fond de la décision de l’agent doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir Demesa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 135 aux para 9‐10. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable, qui est « méthodologiquement distinct » du contrôle selon la norme de la décision correcte, « tient compte de la nécessité de respecter le choix du législateur de déléguer le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de révision » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 12). Par conséquent, lors de l’examen du caractère raisonnable, il n’appartient pas à la cour d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur ou d’intervenir quant aux conclusions de fait, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Toutefois, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité. Ce type de contrôle demeure rigoureux (Vavilov, au para 13).

[22] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au raisonnement suivi (comme l’illustrent les motifs de la décision) qu’au résultat : voir Vavilov aux para 83‐86. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [être] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Ainsi, pour déterminer si une décision est raisonnable, « [la cour de révision] doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99).

[23] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir annuler la décision sur ce fondement, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Voir également l’arrêt Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 aux para 12‐13.

V. ANALYSE

A. Y a‐t‐il eu un manquement à l’équité procédurale?

[24] Le demandeur soutient qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale à quatre égards. Premièrement, en l’avisant qu’une décision avait été rendue sur sa demande d’ERAR bien avant qu’il n’ait connaissance du résultat, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’IRCC) a privé arbitrairement le demandeur de l’occasion de fournir des observations et de la preuve supplémentaires à l’appui de sa demande. Deuxièmement, l’agent qui a rejeté la demande d’ERAR a contrevenu aux exigences de l’équité procédurale en ayant recours à de la preuve extrinsèque sans en aviser le demandeur. Troisièmement, l’agent a également dérogé aux exigences de l’équité procédurale en utilisant ces éléments de preuve pour tirer une conclusion défavorable sur la crédibilité du demandeur sans d’abord lui donner l’occasion de dissiper ses doutes. Quatrièmement, l’agent a tiré des conclusions défavorables relatives à la crédibilité sur d’autres facettes de la preuve sans d’abord donner au demandeur l’occasion de dissiper ses doutes.

[25] À mon avis, le demandeur n’a pas démontré que le processus décisionnel était vicié à l’un ou l’autre de ces égards.

[26] S’agissant d’abord du moment du prononcé de la décision à la suite de l’examen des risques, il est nécessaire d’apporter des précisions supplémentaires.

[27] Comme je l’ai précisé plus haut, le demandeur a produit ses observations à l’appui de sa seconde demande d’ERAR le ou vers le 11 mai 2018. Bien qu’IRCC soit chargé de rendre la décision sur une demande d’ERAR, l’usage veut que ce soit l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) qui délivre la décision au demandeur en personne. Ainsi, en l’espèce, l’ASFC a avisé le demandeur dans une lettre datée du 6 mai 2020 qu’IRCC avait prononcé une décision sur sa demande, sans toutefois en préciser la teneur. La lettre précisait en outre qu’un rendez‐vous serait fixé pour que la décision soit délivrée au demandeur en personne. Or, compte tenu des [traduction] « circonstances actuelles », l’ASFC ne fixait aucun rendez‐vous à ce moment‐là. Selon la lettre, [traduction] « lorsqu’il sera possible de le faire en toute sécurité, l’ASFC communiquera avec vous et fixera un rendez‐vous ». Bien que la lettre ne soit pas explicite à cet égard, il n’est pas contesté que les [traduction] « circonstances actuelles » évoquées concernent le début de la pandémie de COVID‐19 et les mesures de santé publique qui en ont découlé. (Une lettre datée du 12 juin 2020, d’une teneur identique, a également été acheminée au demandeur.) La décision sur l’ERAR a finalement été délivrée au demandeur en personne le 1er octobre 2020. La décision elle‐même était datée du 17 avril 2020.

[28] Si je comprends bien son argument, le demandeur plaide que son droit à l’équité procédurale a été bafoué du fait que le premier confinement en Ontario (qui a débuté aux alentours de la mi‐mars 2020) a empêché son avocate de mettre à jour la preuve et les observations sur les répercussions de la pandémie au Mexique et qu’ensuite toute mise à jour de ce type a été contrecarrée par la délivrance de l’avis au début de mai 2020.

[29] Cet argument est confronté à deux obstacles insurmontables. Premièrement, le demandeur admet que son droit à l’équité procédurale implique que l’agent n’avait pas à examiner les éléments de preuve et les observations supplémentaires produits après la réception par le demandeur de l’avis du 6 mai 2020 : voir Chudal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 1073 au para 19. Le demandeur n’a fait parvenir aucune observation ou aucun élément de preuve avant cette date. Même si je conviens qu’à cette époque, tout comme pour la plupart d’entre nous, les activités professionnelles de son avocate étaient entravées par les mesures de santé publique alors en vigueur, aucune preuve ne permet de conclure que le demandeur avait l’intention de déposer des observations supplémentaires avant de recevoir l’avis. Deuxièmement, même si je tenais pour acquis, aux fins de la discussion, qu’à un certain moment le demandeur avait décidé de faire parvenir de nouveaux éléments de preuve ou des observations supplémentaires (une hypothèse très généreuse au vu du dossier de la présente demande), je constate qu’il n’a même pas tenté de recourir à la procédure disponible pour cette fin précise — à savoir une demande de réexamen de la décision défavorable fondée sur de nouveaux éléments de preuve. (Voir la section intitulée « Demandes de réexamen d’une décision négative » figurant dans le document d’IRCC « Traitement des demandes d’ERAR : Décisions concernant l’ERAR », disponible en ligne à la page : Traitement des demandes d’ERAR : Décisions concernant l’ERAR – Canada.ca). Dans ces circonstances, je considère que le premier argument du demandeur quant à l’équité procédurale est dénué de fondement.

[30] Les deux prochains arguments du demandeur concernant l’équité procédurale sont interreliés. Là encore, il est nécessaire d’apporter quelques précisions.

[31] Dans un affidavit à l’appui de sa demande d’examen des risques, le demandeur a affirmé que, durant son séjour au Mexique, il [traduction] « n’était pas en mesure de décrocher un emploi ». Il a expliqué ce qui suit [traduction] : « [c]haque fois que je tentais de postuler, on me dévisageait et me disait que le poste n’était plus disponible ». Pour le demandeur, cette situation reflétait le type de discrimination qu’il subissait au Mexique en tant qu’homme noir d’origine haïtienne. Selon lui, il y serait exposé de nouveau s’il retournait dans ce pays.

[32] Comme je l’ai précisé plus haut, en attendant l’issue de la décision sur l’examen des risques, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il y avait affirmé, cependant, qu’il avait travaillé comme professeur de français à l’école Jose Malia à Mexico du [traduction] « 2009‐04 » au [traduction] « 2017‐04 » (comme il est inscrit dans le formulaire).

[33] La décision relative à la demande CH ne figure pas dans le dossier de la présente demande de contrôle judiciaire. Elle faisait cependant partie du dossier de requête du demandeur lorsqu’il a sollicité (avec succès) une ordonnance de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. La décision sur la demande CH date du 21 avril 2020, soit quatre jours après le prononcé de la décision sur l’ERAR. Tout comme cette dernière, la décision sur la demande CH a été prononcée par [traduction] « LC, agent principal d’immigration ». Il ne semble pas contesté que les deux demandes ont été tranchées par le même décideur.

[34] Dans sa demande d’ERAR, le demandeur a allégué que, s’il retournait au Mexique, il serait exposé à de la discrimination équivalant à de la persécution. À l’appui de son argument, il a relevé, entre autres choses, les obstacles affrontés à cause de la discrimination raciale dans le cadre de sa recherche d’emploi. En se penchant sur cette observation, l’agent a pris note de l’affirmation du demandeur dans sa demande d’ERAR selon laquelle il n’avait pas été en mesure de dénicher un emploi à l’époque où il vivait au Mexique. L’agent a également fait état des renseignements tirés de la demande CH selon lesquels le demandeur avait travaillé comme professeur de français à Mexico pendant huit ans, soit d’avril 2009 à avril 2017. En outre, l’agent a soupesé la preuve sur la situation dans le pays au regard de la situation économique des Haïtiens au Mexique. Il a ensuite tiré la conclusion suivante :

[traduction]

Dans l’ensemble, je conclus que la preuve documentaire objective donne à penser que les Haïtiens au Mexique disposent de débouchés dans différents secteurs. Le demandeur a également produit de la preuve qui indique qu’il a été professeur de français au Mexique pendant (huit) 8 ans, ce qui ne témoigne pas de son incapacité à décrocher un emploi du fait de la discrimination au Mexique. Je ne suis donc pas convaincu que le demandeur serait dans l’impossibilité de trouver un emploi s’il devait remettre les pieds dans ce pays.

[35] Comme je l’ai mentionné, le demandeur conteste, pour deux motifs, le recours par l’agent aux renseignements tirés de sa demande CH : il s’agit d’éléments de preuve extrinsèques et ces éléments de preuve ont donné lieu à une conclusion défavorable relative à la crédibilité. Ces deux objections sont sans fondement.

[36] D’abord, il est de jurisprudence constante que, lorsque le même décideur est appelé à examiner des demandes CH et d’ERAR dans un court laps de temps, il doit fonder chacune de ses décisions sur l’ensemble de la preuve dans les deux demandes : voir Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300 au para 12; Durrant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 329, aux para 21, 32‐33; Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 114 aux para 14‐15; Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 65 aux para 38‐47; et Abdinur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 880 au para 13. Ainsi, je ne peux me rallier à la thèse du demandeur et conclure que les renseignements tirés de sa demande CH étaient véritablement « extrinsèques » à sa demande d’ERAR. En fait, il se pourrait bien qu’un décideur chargé de statuer sur des demandes CH et d’ERAR commette une erreur susceptible de contrôle s’il fait fi d’éléments de preuve pertinents produits en lien avec l’une de ces demandes lorsqu’il se prononce sur l’autre : voir Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 aux para 18‐20.

[37] De surcroît, je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent s’est appuyé sur des renseignements tirés de la demande CH pour tirer une conclusion défavorable relative à la crédibilité du demandeur. Il faut souligner, à juste titre, que le demandeur ne prétend pas que les renseignements tirés de sa demande CH selon lesquels il a travaillé comme professeur de français au Mexique sont erronés (quoiqu’il met de l’avant, de manière fondée à mon avis, que l’agent aurait dû se rendre compte qu’il y avait une erreur typographique dans le formulaire et que ce dernier aurait dû indiquer que le demandeur avait travaillé comme professeur d’avril 2009 à avril 2012, date à laquelle, selon d’autres renseignements tirés du formulaire et de la demande d’ERAR, le demandeur a quitté le Mexique pour retourner aux États‐Unis, et non avril 2017). Donc, à mon avis, il était loisible à l’agent de conclure, en se fondant sur l’ensemble de la preuve, que, malgré les difficultés éprouvées par le demandeur pour trouver un emploi au Mexique, il a tout de même été en mesure de le faire. Par conséquent, l’agent pouvait aussi conclure que la preuve produite ne permettait pas d’établir que le demandeur serait incapable de décrocher un emploi dans ce pays du fait de la discrimination raciale s’il y retournait. Au vu de la preuve dont il disposait, l’agent n’était pas tenu de tirer de conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur avant d’arriver à une telle constatation.

[38] Le demandeur invoque l’affaire Abdinur à l’appui de son argument, mais ce cas se distingue de l’espèce parce que le décideur avait bel et bien tiré une conclusion défavorable relative à la crédibilité fondée sur les incohérences entre les renseignements tirés des demandes CH et d’ERAR : voir, plus particulièrement, l’analyse faite aux para 26‐38 de la décision Abdinur.

[39] Comme il n’a pas tiré de conclusion défavorable relative à la crédibilité du demandeur en l’espèce, l’agent n’était pas tenu de lui signaler un problème concernant les renseignements qu’il a fournis sur ses antécédents professionnels dans ses demandes CH et d’ERAR.

[40] Enfin, en ce qui concerne le quatrième argument du demandeur quant à l’équité procédurale, il n’existe aucun fondement dans la thèse selon laquelle l’agent aurait tiré des conclusions défavorables relatives à la crédibilité quant à l’incident avec les locateurs du demandeur au Mexique ou à l’incident faisant intervenir Carlos, le chef de gang. Les conclusions de l’agent à cet égard étaient manifestement associées au caractère insuffisant du témoignage du demandeur et non à sa crédibilité.

[41] Pour ces motifs, le demandeur n’a pas établi que les exigences relatives à l’équité procédurale ont été bafouées.

B. La décision est‐elle déraisonnable?

[42] Le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision de l’agent pour deux motifs connexes. Premièrement, l’agent a fait abstraction, ou a mal interprété, des éléments de preuve pertinents. Deuxièmement, l’analyse sur la protection de l’État est viciée parce que l’agent a omis de tenir compte de l’efficacité des mesures mises en place par le Mexique.

[43] Les deux objections sont dénuées de fondement. Celles‐ci concernent toutes deux principalement le recours par l’agent au rapport de 2019 sur le Mexique produit par le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale mentionné plus haut (le rapport de 2019). Ce rapport, publié après que le demandeur eut soumis ses observations finales quant à l’ERAR, a été consulté par l’agent dans le cadre de son examen des documents sur la situation actuelle dans le pays. Le demandeur prétend que l’agent s’est montré sélectif dans son utilisation du rapport et qu’il s’est fondé sur les commentaires favorables sur les progrès du Mexique dans la lutte contre la discrimination raciale tout en écartant les aspects défavorables du rapport. En particulier, le demandeur soutient que le demandeur a fait abstraction des deux extraits suivants du rapport de 2019 :

12. Le Comité relève avec inquiétude que, malgré les efforts déployés, le Conseil national pour la prévention de la discrimination ne dispose pas de ressources financières, humaines et techniques suffisantes pour accorder l’attention voulue à tous les cas de discrimination raciale dans l’ensemble du territoire de l’État partie. De plus, la majorité des États fédérés ne sont pas dotés d’un organe chargé de la prévention et de l’élimination de la discrimination raciale (art. 2).

[. . .]

14. Le Comité prend note de l’exécution du Programme national pour l’égalité et la non‐discrimination, mais constate avec préoccupation que la discrimination raciale structurelle et historique à l’égard des peuples autochtones et de la population mexicaine d’ascendance africaine demeure profondément enracinée dans l’État partie et constitue un obstacle à l’édification d’une société multiculturelle fondée sur l’égalité et l’équité (art. 2 et 7).

[44] Ces extraits sont certainement pertinents au regard des questions soulevées par le demandeur dans sa demande d’ERAR. Il en va de même pour les recommandations qui les suivent, à savoir, respectivement, les paragraphes 13 et 15 du rapport. Bien qu’il aurait été préférable que l’agent fasse explicitement référence à ces extraits dans sa décision, son silence à cet égard ne signifie pas qu’ils ont été écartés ou mal interprétés. L’agent est présumé avoir tenu compte de toute la preuve dont il dispose jusqu’à preuve du contraire : voir Florea c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (CAF) (QL); Jorfi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 365 au para 31; et Jama c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1459 au para 17. Ce n’est que « lorsque le décideur administratif passe sous silence un élément de preuve qui penche clairement en faveur d’une conclusion opposée que la Cour peut intervenir et inférer que le décideur a écarté la preuve contradictoire lorsqu’il a tiré ses conclusions de fait » (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au par 38).

[45] En l’espèce, le demandeur n’a soulevé aucun motif qui donnerait lieu de penser que l’agent a fait fi de renseignements tirés du rapport de 2019. Au contraire, l’agent a explicitement mentionné dans sa décision que le comité de l’ONU [traduction] « reconnaissait [que le Mexique devait] déployer des d’efforts soutenus » pour lutter contre la discrimination raciale. Ce passage peut seulement être interprété comme une référence aux extraits en question. De plus, ceux‐ci sont tout à fait compatibles avec la conclusion de l’agent selon laquelle si le Mexique a accompli des progrès en matière de lutte contre la discrimination raciale, le travail n’est pas encore achevé. Ainsi, le demandeur n’a pas démontré que l’agent avait fondamentalement fait abstraction de la preuve dont il disposait ou qu’il l’avait fondamentalement mal interprétée : Vavilov, au para 126.

[46] En outre, comme l’a souligné la Cour suprême du Canada, une question fondamentale à cet égard est de savoir si le décideur n’a pas réussi à « s’attaquer de façon significative » à une question clé ou à un argument principal de l’espèce. Le cas échéant, il est permis « de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128). À mon avis, malgré son silence quant aux extraits du rapport de 2019 cités par le demandeur, il est manifeste que l’agent a saisi les questions clés et les arguments principaux formulés par le demandeur dans sa demande d’ERAR, s’y est attaqué d’une façon significative et est parvenu à une décision qui se tient. Que ces extraits ne soient pas mentionnés explicitement par l’agent ne remet pas en question le caractère raisonnable de l’ensemble de la décision en cause.

[47] Enfin, je ne suis pas d’accord avec le demandeur selon qui l’agent a seulement tenu compte des efforts déployés pour lutter contre la discrimination raciale sans considérer leurs résultats lorsqu’il a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Il ressort clairement de la décision que l’agent a compris cette distinction et a apprécié en ce sens la preuve relative à la protection de l’État : voir Giraldo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1052 au para 14. La pondération globale de la preuve relative au risque couru par le demandeur au Mexique et à la disponibilité de recours efficaces relevait de la responsabilité de l’agent. En l’absence de conclusion déraisonnable tirée par celui‐ci — et il n’en apparaît aucune — il n’appartient pas à la cour de révision d’intervenir dans cette pondération.

VI. CONCLUSION

[48] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[49] Aucune partie n’a proposé de question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‐5006‐20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐5006‐20

 

INTITULÉ :

GUILANE DONARUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 SeptembRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 DÉcembRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Lina Anani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Araujo

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lina Anani

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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