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Date : 20211223


Dossier : IMM‑9265‑21

Référence : 2021 CF 1463

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

GAJANATH LEDSHUMANAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Gajanath Ledshumanan, présente une requête afin d’obtenir le sursis de l’exécution d’une mesure de renvoi vers le Sri Lanka émise contre lui [la requête en sursis]. Son renvoi est fixé au 28 décembre 2021.

[2] La demande à l’origine de la présente requête en sursis est une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 13 décembre 2021 d’un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent d’exécution] de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC]. Dans sa décision, l’agent d’exécution a refusé la demande de report administratif du renvoi de M. Ledshumanan du Canada [la décision de l’agent d’exécution].

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête en sursis de M. Ledshumanan sera rejetée. Après examen des documents déposés auprès de la Cour par chacune des parties, y compris les affidavits et les observations écrites, et après avoir entendu les plaidoiries des avocats des deux parties par conférence téléphonique le 21 décembre 2021, je ne suis pas persuadé que les faits autorisent la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder le sursis demandé par M. Ledshumanan. J’estime plutôt que, suivant la prépondérance de la preuve, M. Ledshumanan n’a pas satisfait au critère à trois volets exposé par la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald] pour l’octroi d’une injonction interlocutoire ou d’un sursis, et appliqué aux sursis en matière d’immigration par la Cour d’appel fédérale [CAF] dans l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF) [Toth].

II. Les faits

[4] Les faits pertinents à la présente requête en sursis se résument comme suit.

[5] M. Ledshumanan est de nationalité sri‑lankaise et d’origine tamoule. Il est arrivé au Canada en mai 2017 après avoir obtenu un visa d’étudiant temporaire.

[6] Il a plus tard déposé une demande d’asile, qui a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [SPR] en août 2019 [la décision de la SPR]. Il a fait appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés [SAR], mais son appel a été rejeté en décembre 2020 [la décision de la SAR]. En juin 2021, sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SAR a été rejetée par notre Cour.

[7] Dans la décision de la SPR comme dans celle de la SAR, les autorités canadiennes de l’immigration ont notamment examiné les allégations de M. Ledshumanan concernant les risques auxquels il prétendait faire face au Sri Lanka, en tant qu’homme tamoul qui serait ciblé par la police sri‑lankaise ou par le Parti démocratique populaire de l’Eelam [EPDP], pour soupçon d’allégeance aux Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET], un groupe terroriste.

[8] M. Ledshumanan est visé par une mesure de renvoi exécutoire depuis août 2019.

[9] M. Ledshumanan a reçu un avis de convocation à se présenter en vue de son renvoi le 15 novembre 2021. Peu après, le 19 novembre 2021, il a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada, fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH]. La demande CH est en cours de traitement, mais aucune décision n’a encore été prise par les autorités canadiennes d’immigration.

[10] Le 13 décembre 2021, l’agent d’exécution rendait sa décision, refusant la demande de report du renvoi présentée par M. Ledshumanan.

[11] M. Ledshumanan est marié et a deux enfants. Son épouse et ses enfants vivent au Sri Lanka.

III. Analyse

[12] Une ordonnance de sursis est une mesure extraordinaire en equity qui requiert des circonstances spéciales et impérieuses (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Harkat, 2006 CAF 215 au para 10), et dont les conditions peuvent être résumées comme suit.

[13] M. Ledshumanan doit satisfaire au critère à trois volets bien établi exposé dans les arrêts RJR‑MacDonald/Toth. Ce critère l’oblige à prouver : i) qu’il existe une question sérieuse à juger dans la demande sous-jacente de contrôle judiciaire; ii) qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé et si son renvoi n’est pas reporté; et iii) que la prépondérance des inconvénients plaide en faveur de l’ordonnance et du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [Société Radio‑Canada] au para 12).

[14] Comme l’écrivait la CSC dans l’arrêt Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 [Google], il s’agit essentiellement de savoir si le fait d’accorder l’injonction « est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire »; la réponse à cette question « dépendra nécessairement du contexte » (Google au para 25). Je fais observer en passant que l’arrêt Google n’a pas modifié le critère à trois volets développé dans l’arrêt RJR‑MacDonald et étendu, par l’arrêt Société Radio‑Canada, aux injonctions mandatoires, ni n’a ajouté à ce critère une considération additionnelle. Cependant, l’arrêt Google renforce le principe selon lequel, lorsqu’elles exercent leur pouvoir discrétionnaire d’accorder un sursis ou une injonction interlocutoire, les cours de justice doivent prêter attention aux considérations générales de justice et d’équité. En somme, le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald ne saurait se réduire à un simple exercice consistant à cocher les cases des trois volets du critère.

[15] Le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald est conjonctif, ce qui signifie que chacun des éléments du critère doit être rempli pour que la Cour puisse accorder la réparation demandée (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen] para 19). Aucun d’eux ne peut être considéré comme « facultatif » (Janssen, para 19), et « le défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 au para 15; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M‑I LLC, 2020 CAF 3 [Western Oilfield] au para 7).

[16] Cela dit, je reconnais que les trois volets du critère ne sont pas des compartiments étanches, qu’ils sont quelque peu interreliés et qu’ils ne devraient pas être évalués de façon isolée (The Regents of University of California c I‑Med Pharma Inc, 2016 CF 606 au para 27, conf par 2017 CAF 8; Merck & Co Inc c Nu‑Pharm Inc (2000), 4 CPR (4th) 464 (CF) au para 13). Toutefois, cela ne signifie pas que l’un des trois volets peut être complètement écarté si les deux autres volets sont remplis à un seuil supérieur. Il faut tenir compte de chacun des trois volets, et aucun des éléments du test ne peut être complètement mis de côté au profit des deux autres. Quand un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est demandé en matière immigration, les deux premiers volets du critère des arrêts RJR‑MacDonald/Toth se chevauchent parfois considérablement (Gill c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 1075 au para 22).

[17] De plus, le caractère exceptionnel du sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi en matière d’immigration est renforcé par le fait qu’un renvoi perturbe le processus administratif normal prescrit par le législateur à l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Cette disposition dit explicitement qu’une fois exécutoire, la mesure de renvoi doit « être exécutée dès que possible ».

A. La question sérieuse à juger

[18] Le premier volet du critère à trois volets est celui‑ci : les documents étayant la demande sous-jacente de contrôle judiciaire et la preuve soumise suffisent‑ils à convaincre la Cour, suivant la prépondérance des probabilités, que M. Ledshumanan a soulevé une question sérieuse à juger? L’existence d’une seule question sérieuse suffit pour satisfaire à ce volet du critère (Jamieson Laboratories Ltd c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104 au para 26).

(1) Le critère applicable

[19] L’exigence d’une question sérieuse à juger peut faire intervenir l’un de trois critères différents (Letnes c Canada (Procureur général), 2020 CF 636 [Letnes] au para 40; Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880 aux para 69‑87). Premièrement, le critère habituel et général est peu exigeant, et dans ce cas la Cour n’entreprendra pas une analyse approfondie du fond de la demande sous-jacente. Il n’y a pas d’exigences particulières à respecter pour satisfaire à ce critère, la Cour devant simplement conclure que les questions soulevées dans la demande sous-jacente ne sont « ni futiles ni vexatoires » (RJR‑MacDonald aux pp 338‑339). Deuxièmement, le critère sera plus exigeant « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR‑MacDonald à la p 338). Les cas de ce genre commandent un examen plus approfondi du fond de la demande sous-jacente, à la première étape de l’analyse du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald. Ils ont souvent été désignés comme des situations exigeant des « chances de succès » dans la demande sous-jacente. Troisièmement, pour les injonctions interlocutoires mandatoires, la CSC a établi, dans l’arrêt Société Radio‑Canada, qu’un critère plus élevé et encore plus exigeant, soit celui d’une « forte apparence de droit », est de mise. La CSC disait explicitement que, dans ces cas, il faut qu’il existe une « forte chance » de succès au moment d’évaluer la solidité de la preuve du demandeur, à la première étape du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald (Société Radio‑Canada aux para 15, 17).

[20] En l’espèce, la demande sous-jacente de contrôle judiciaire déposée par M. Ledshumanan porte sur le refus de l’agent d’exécution de reporter son renvoi. C’est donc l’un des cas analysés dans la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148 [Wang] et dans les affaires qui l’ont suivie, où l’octroi du sursis interlocutoire a pour effet d’accorder la réparation sollicitée dans la sous-jacente (Wang, para 11). Dans ces conditions, le deuxième critère, plus exigeant, de l’établissement d’une question sérieuse est applicable, et M. Ledshumanan doit démontrer que sa demande sous-jacente de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution présente des « chances de succès » (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 [Baron] au para 66; Fox c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 346 au para 21).

[21] Je souligne que l’étendue du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de l’ASFC de reporter le renvoi d’une personne en vertu du paragraphe 48(2) de la LIPR est limitée, l’agent d’exécution étant tenu d’exécuter la mesure de renvoi dès que possible (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 [Lewis] au para 54). Le pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution se limite à déterminer quand, et non si, le renvoi sera exécuté. Ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé uniquement dans les cas où l’on a la preuve manifeste d’un « risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain », ou lorsque sont présentes des circonstances temporaires, urgentes et à court terme, par exemple la nécessité de faciliter des dispositions de voyage adéquates ou de laisser un enfant terminer son année scolaire (Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144 [Atawnah] aux para 13‑15; Revell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262 au para 50; Lewis aux para 55, 82‑83; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 [Shpati] au para 43; Baron aux para 49‑51; Wang au para 48). La demande de report n’oblige pas l’agent d’exécution à entreprendre une « mini analyse CH » ou de rendre une décision relative à l’examen des risques avant renvoi (Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888 [Newman] au para 19); Shpati au para 45; Baron au para 51).

[22] En outre, lorsque le critère applicable est le critère exigeant des « chances de succès », la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution de l’ASFC de ne pas reporter le renvoi est celle de la décision raisonnable. Pour être raisonnable, une décision doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 83, 85, 101; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31). Au vu de ce qui précède, et étant donné que la norme de contrôle de la décision de l’agent d’exécution est celle de la décision raisonnable, M. Ledshumanan doit avancer « des arguments assez solides » pour obtenir gain de cause dans sa requête en sursis (Baron au para 67).

(2) La décision de l’agent

[23] Dans sa décision, l’agent d’exécution a passé en revue la preuve accompagnant la demande de report et examiné plus précisément le risque couru par M. Ledshumanan au Sri Lanka, ses difficultés au Sri Lanka et son degré d’établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants concernés, ainsi que sa demande CH en attente. Il a conclu que les motifs invoqués par M. Ledshumanan ne suffisaient pas à justifier un report de la mesure de renvoi prononcée contre lui.

[24] S’agissant de la question sérieuse à juger, M. Ledshumanan ne m’a pas persuadé qu’il satisfait au critère exigeant établi dans les décisions Baron et Wang, ni que sa demande sous-jacente de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution présente des chances réalistes de succès. L’agent d’exécution a soigneusement examiné les arguments avancés par M. Ledshumanan, mais il n’a pas été convaincu que sa situation justifiait un report temporaire. Je suis persuadé qu’il a examiné chacun des points soulevés dans la demande de report d’une manière raisonnable et en conformité avec la norme établie dans l’arrêt Vavilov. L’agent a fourni un raisonnement logique et conséquent pour chacun des points soulevés, et sa décision était justifiée compte tenu de la preuve produite par M. Ledshumanan et des contraintes juridiques imposées par la LIPR. Selon moi, les motifs exposés par l’agent d’exécution sont suffisants et offrent une justification transparente et intelligible de ses conclusions. En somme, M. Ledshumanan n’a pas établi l’existence d’une question sérieuse permettant de douter que la décision de l’agent d’exécution soit raisonnable, et ses arguments se résument à un simple désaccord avec les conclusions de l’agent d’exécution.

[25] Je m’arrête ici pour aborder sans plus attendre la principale préoccupation de l’avocate de M. Ledshumanan concernant la décision de l’agent d’exécution, à savoir l’absence de justification et de raisonnement dans sa décision à la lumière de l’arrêt Vavilov. Selon cet arrêt, les motifs du décideur administratif doivent se tenir, ils doivent offrir une justification suffisante démontrant que les inquiétudes des parties ont été entendues et ils ne doivent pas comporter de lacunes fondamentales. Pour accomplir ceci, il suffit que le décideur expose des motifs démontrant clairement qu’il a pris en considération les « points centraux » du cas qu’il doit résoudre (Vavilov au para 103; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 [Alexion] au para 13). Les « points centraux » d’un cas sont façonnés par ses questions centrales, et par les préoccupations soulevées par les parties (Vavilov aux para 127‑128; Alexion au para 13).

[26] Cela dit, même une absence de motifs sur un point central retenu par le décideur dans son analyse n’appelle pas automatiquement une intervention judiciaire, puisque le fondement d’une décision peut être déduit des circonstances d’un cas donné (Vavilov aux para 94, 123; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 [Mason] au para 32). En effet, les motifs d’une décision administrative peuvent être explicites ou implicites, et la cour de révision doit être en mesure d’établir, à partir de ces motifs, une cohérence interne mettant les points centraux d’une décision en relation mutuelle, et ce, d’une façon rationnelle (Vavilov aux para 85, 102-103; Mason au para 33).

[27] La cour de révision doit aussi examiner attentivement les motifs que le décideur a rédigés, et elle doit les interpréter « de façon globale et contextuelle », « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov aux para 97‑103).

[28] En l’espèce, je ne crois pas que le raisonnement de l’agent d’exécution soit entaché d’une « lacune fondamentale », ni qu’il soit impossible de suivre le fil de son raisonnement sur un point central, bien que j’admette que les motifs auraient pu être développés davantage (Vavilov aux para 103‑104; Mason aux para 31, 38). Je ne discerne pas non plus une absence de logique, de cohérence ou de rationalité dans la décision ni « une faille décisive dans la logique globale » (Vavilov au para 102). Dans l’ensemble, je suis persuadé que l’agent « a effectivement écouté les parties » et qu’il a montré qu’il était « effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » [italiques dans l’original.] (Vavilov aux para 127‑128).

[29] Je reconnais que, « [l]orsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (Vavilov au para 133). Mais, encore une fois, je suis d’avis que l’agent d’exécution a bien saisi les conséquences importantes de sa décision pour M. Ledshumanan, et que les motifs de sa décision présentent une analyse suffisamment détaillée qui reflète ses préoccupations concernant les répercussions importantes de la mesure de renvoi.

[30] La norme de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais uniquement sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 au para 29). Il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits, ni même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles et justifiés. La norme de la décision raisonnable oblige la cour de révision à prendre la décision pour point de départ et à comprendre que la première responsabilité du décideur administratif est d’établir les faits. Les déterminations de cette nature commandent la retenue judiciaire. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, si une explication logique et rationnelle justifie le résultat, et que la justification donnée est suffisante, elle s’abstient d’intervenir. Elle ne doit pas assujettir le décideur administratif « aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits » (Alexion aux para 23‑24; Mason aux para 39‑40).

[31] Avant qu’une décision puisse être annulée au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). L’évaluation consistant à se demander si une décision est raisonnable doit être rigoureuse, mais elle doit demeurer sensible et respectueuse envers le décideur administratif (Vavilov aux para 12‑13). La norme de la décision raisonnable est une approche qui tire son origine du principe de la retenue judiciaire et qui témoigne d’un respect envers le rôle distinct et la connaissance spécialisée des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93). Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que la décision de l’agent d’exécution ne satisfait pas aux prescriptions de l’arrêt Vavilov.

a) Les risques au Sri Lanka

[32] L’agent d’exécution a d’abord analysé les observations de M. Ledshumanan se rapportant aux risques qu’il dit courir au Sri Lanka, et il a estimé qu’il avait eu de nombreuses occasions d’étayer les risques en question devant la SPR et la SAR, lesquelles ont toutes deux conclu que le récit de M. Ledshumanan n’était pas crédible et que ce dernier n’était pas exposé à un risque attribuable à son origine tamoule ou à ses allégeances politiques. L’agent d’exécution a examiné la demande de report du renvoi et a conclu à l’absence d’une nouvelle preuve de risque personnalisé pour M. Ledshumanan.

[33] L’agent d’exécution n’a pas employé les mots « menace à la sécurité personnelle », mais il a clairement examiné le risque du point de vue personnel de M. Ledshumanan, y compris son origine tamoule et ses allégations de persécution fondées sur le soupçon de liens avec les TLET, et il a conclu à l’absence d’une preuve de risque personnalisé pour M. Ledshumanan au Sri Lanka. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion. Comme l’a souligné l’agent d’exécution, M. Ledshumanan a eu l’avantage d’obtenir des appréciations du risque par la SPR et par la SAR, qui ont rejeté ses allégations fondées sur ses allégeances politiques, son origine, son appartenance à la diaspora tamoule et son statut de demandeur d’asile débouté et de rapatrié au Sri Lanka.

[34] M. Ledshumanan affirme en outre que l’agent d’exécution n’a pas tenu compte de la nouvelle preuve de risque de préjudice qu’il court aux mains des autorités sri‑lankaises. Il cite la documentation relative à la situation du pays en cause, mettant en évidence les abus de pouvoir de la police et la dégradation des droits de la personne pour la population tamoule au Sri Lanka. Je ne crois pas que cette preuve concerne des risques nouveaux qui n’ont pas déjà été évalués par des décideurs en immigration, ou que l’agent a eu tort de dire que la preuve plus récente reprenait pour l’essentiel ce qui avait déjà été soumis à la SPR et à la SAR. Je suis conscient du fait que la preuve citée aujourd’hui par M. Ledshumanan est postérieure aux évaluations du risque faites par la SPR et la SAR. Toutefois, bien qu’elle fasse état d’une marginalisation de la minorité tamoule, la documentation relative à la situation dans le pays en cause ne prouve pas l’existence d’un risque propre à M. Ledshumanan.

[35] Il est de jurisprudence constante que le report d’un renvoi en raison d’un risque allégué est réservé aux cas où il existe une nouvelle preuve montrant que le non‑report du renvoi exposera le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Ce n’est pas le cas ici. Rien dans la preuve ne permet de soutenir la plainte de M. Ledshumanan selon laquelle la décision de l’agent d’exécution n’est pas suffisamment justifiée, ou selon laquelle l’agent d’exécution a fait fi de la preuve. Je reconnais que la décision aurait pu être plus étoffée. Cependant, bien que la documentation et la preuve produites par M. Ledshumanan dans sa demande de report ne soient pas explicitement citées par l’agent d’exécution, celui‑ci est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve dont il disposait à moins que le contraire ne soit démontré (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36) et, selon moi, M. Ledshumanan n’a pas soulevé une question sérieuse selon laquelle cette présomption devrait être réfutée.

[36] Dans ses observations, M. Ledshumanan déplore à maintes reprises que l’agent d’exécution n’a pas considéré les difficultés qui pouvaient être pertinentes quant à sa demande CH. Ses observations sur la norme d’évaluation du risque dans une demande CH sont mal fondées. L’agent d’exécution saisi d’une demande de report ne fait pas une évaluation CH, ni même « une enquête préliminaire ou une mini analyse CH », si convaincante ou sympathique puisse être la demande CH (Newman au para 19; Shpati au para 45). La question posée dans la présente requête en sursis est celle‑ci : M. Ledshumanan a‑t‑il montré qu’il existe une question sérieuse selon laquelle l’agent d’exécution aurait mal exercé son pouvoir discrétionnaire restreint de reporter le renvoi? Je suis d’avis que M. Ledshumanan n’a apporté aucun élément qui puisse permettre de croire que les conclusions factuelles et discrétionnaires de l’agent d’exécution sur les risques qu’il affirme courir au Sri Lanka seraient infirmées dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

b) Les difficultés au Sri Lanka et le degré d’établissement au Canada

[37] En ce qui concerne les difficultés qu’il connaîtrait au Sri Lanka, M. Ledshumanan a mis l’accent, dans sa demande de report, sur la difficulté qu’il aurait à trouver au Sri Lanka un emploi lui permettant de subvenir aux besoins de sa famille. Dans sa décision, l’agent d’exécution a passé en revue les antécédents professionnels de M. Ledshumanan, noté que sa condition physique ou mentale ne l’empêchait nullement de travailler et conclu qu’il n’avait pas prouvé une incapacité à trouver un emploi et un logement à son retour au Sri Lanka. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion.

[38] M. Ledshumanan affirme que l’agent d’exécution s’est peu soucié de la preuve, qu’il n’en a pas fait une analyse approfondie et qu’il n’a pas suffisamment justifié sa conclusion sur la question de la recherche d’un emploi. Il s’étonne en particulier de l’absence, dans la décision, de renvois à la documentation qu’il avait produite concernant la situation économique générale existant aujourd’hui au Sri Lanka, en raison de la pandémie, du taux de chômage et des défis que les travailleurs migrants doivent affronter à leur retour, surtout s’ils sont d’origine tamoule.

[39] Encore une fois, je ne conteste pas qu’une décision administrative puisse être déraisonnable si elle ne répond pas aux arguments principaux formulés par une partie (Vavilov aux para 127‑128). Toutefois, il ressort clairement de la décision de l’agent d’exécution que celui‑ci a amplement examiné l’expérience professionnelle de M. Ledshumanan et qu’il n’a pas été persuadé que la preuve l’autorisait à conclure à l’existence de difficultés suffisantes pour justifier un report du renvoi. Selon l’agent d’exécution, M. Ledshumanan n’avait pas démontré son incapacité à trouver un emploi, notant en particulier l’absence d’une preuve attestant que cela lui serait impossible au Sri Lanka.

[40] Je ne constate, dans la documentation relative à la situation dans le pays en cause, aucune preuve claire et convaincante contredisant les conclusions de l’agent d’exécution. Hormis les propres déclarations de M. Ledshumanan, dans son affidavit, sur les prétendues difficultés apparentes qu’il aurait à trouver un emploi, et hormis la documentation sur la situation économique générale du Sri Lanka, il n’existe aucune preuve liée à la situation personnelle de M. Ledshumanan. Ce dernier n’a pas soulevé de question sérieuse selon laquelle les conclusions de l’agent d’exécution sur ce point seraient déraisonnables. La preuve de la situation dans un pays n’est pas utile si elle ne peut être rattachée à la situation du demandeur. Il doit y avoir à la fois une preuve relative à la situation dans le pays en cause et une preuve montrant que le demandeur est personnellement exposé à un risque (Delgado c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1227 aux para 14‑19). Dans le cas présent, M. Ledshumanan n’a pas soulevé une question sérieuse à trancher concernant le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent d’exécution à propos de sa recherche d’emploi au Sri Lanka.

c) L’intérêt supérieur des enfants

[41] Passant à l’intérêt supérieur des enfants concernés, l’agent d’exécution s’est penché sur les conséquences du renvoi de M. Ledshumanan pour ses deux enfants qui vivent au Sri Lanka, ainsi que pour les trois enfants de son oncle et pour l’enfant autiste d’un ami. Les quatre derniers enfants vivent tous au Canada avec leurs parents respectifs, mais M. Ledshumanan soutient qu’il a un lien très fort avec eux et que son renvoi sera dévastateur pour eux.

[42] Les observations de M. Ledshumanan à propos de ses propres enfants sont essentiellement des observations de nature pécuniaire liées au risque qu’il devienne chômeur et incapable de subvenir à leurs besoins. L’agent d’exécution a noté que la preuve ne montrait pas que M. Ledshumanan serait incapable de trouver un emploi rémunérateur, ajoutant que, avant 2021, les enfants ne dépendaient pas de lui financièrement. Pour les motifs susmentionnés, je suis persuadé que l’agent d’exécution a fait une bonne analyse de la preuve liée à la prétendue incapacité de M. Ledshumanan à trouver un emploi.

[43] L’avocate de M. Ledshumanan a préconisé avec vigueur une conclusion contraire fondée sur le propre affidavit de son client et sur la documentation portant sur situation dans le pays en cause. En dépit de ces observations, la question posée dans la présente requête en sursis est celle‑ci : M. Ledshumanan a‑t‑il montré qu’il existe une question sérieuse selon laquelle l’agent d’exécution aurait mal exercé son pouvoir discrétionnaire restreint de reporter le renvoi? Je ne suis pas persuadé que tel est le cas en ce qui concerne les perspectives d’emploi de M. Ledshumanan au Sri Lanka.

[44] Quant aux quatre autres enfants qui vivent au Canada, l’agent d’exécution a analysé de manière raisonnable leur cas et le soutien qu’ils continueront de recevoir de leurs propres parents. Il n’a pas fait abstraction du lien entre M. Ledshumanan et ces enfants, et il a reconnu l’impact émotionnel qu’un renvoi aurait sur eux. Cela dit, il a conclu que les enfants continueront de bénéficier de l’assistance dont ils ont besoin, même après le renvoi de M. Ledshumanan. Il n’y a rien de déraisonnable dans ces conclusions. Je peux comprendre que M. Ledshumanan soit en désaccord avec la manière dont l’agent d’exécution a apprécié et traité la preuve, mais cela ne constitue pas une raison pour déclarer ses conclusions déraisonnables.

[45] Encore une fois, le peu de détails donnés dans la décision de l’agent d’exécution ne m’autorise pas à conclure qu’il a omis de faire une analyse raisonnablement solide de l’intérêt supérieur des enfants concernés. Lorsqu’il étudie une requête en report d’un renvoi, un agent d’exécution n’est pas tenu de faire une analyse complète de l’intérêt supérieur des enfants, mais uniquement de considérer leur intérêt supérieur à court terme (Lewis aux para 82‑83). En l’espèce, il lui suffisait de conclure que, au vu de la preuve, l’intérêt supérieur à court terme des enfants ne justifiait pas le report du renvoi.

d) La demande CH pendante

[46] Concernant l’argument de M. Ledshumanan sur sa demande CH pendante, je suis d’avis qu’il ne tient pas la route. D’abord, l’agent d’exécution a noté avec raison qu’une demande CH pendante ne confère aucun droit de rester au Canada et ne donne pas lieu, en vertu de la loi, à un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi ni à une question sérieuse propre à justifier un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi (Baron aux para 50‑51, 57). En outre, la tardiveté de la demande CH de M. Ledshumanan était certainement un facteur pertinent qui pouvait à juste titre être pris en compte. Puisque la demande CH a été déposée peu de temps avant la demande de report du renvoi, l’agent d’exécution n’avait clairement pas affaire à une demande de report à court terme.

[47] Il était également loisible à l’agent d’exécution de se référer au délai actuel de traitement d’environ 22 mois pour une demande CH sur le site Web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC]. Dans les circonstances, sa décision de refuser le report du renvoi au titre de la demande CH pendante n’était donc pas déraisonnable eu égard à la jurisprudence (So c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CanLII 92224 (CF); Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 au para 40; Newman au para 28). Selon moi, M. Ledshumanan n’a pas soulevé une question sérieuse selon laquelle la conclusion de l’agent, compte tenu du site Web d’IRCC, serait jugée déraisonnable dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[48] M. Ledshumanan prétend qu’une décision sur sa demande CH est sans doute plus imminente que ce que croyait l’agent. Son avocate a cité des cas où des décisions ont été rendues dans un délai plus court. Je ne mets pas en doute les affirmations de l’avocate portant sur sa propre expérience. Cependant, selon moi, sans une preuve allant au‑delà de ces exemples anecdotiques, rien ne permet de dire que la conclusion de l’agent d’exécution sur ce point était déraisonnable. L’agent ne disposait d’aucune autre preuve donnant à penser que les estimations de délai d’IRCC étaient inexactes ou périmées.

[49] M. Ledshumanan soutient aussi que l’agent d’exécution, de façon déraisonnable, a négligé de tenir compte de certaines statistiques récentes d’IRCC qui lui avaient été soumises, et qui indiquaient un pourcentage bien inférieur d’approbation des demandes CH après renvoi des demandeurs d’asile par rapport au pourcentage d’approbation des demandes CH présentées par des demandeurs d’asile qui restent au Canada pendant le traitement de leurs demandes CH. Comme l’a expliqué la Cour dans la décision Dosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CanLII 391 (CF) [Dosa], et contrairement à la décision Cvetkovic c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 402 [Cvetkovic] citée par M. Ledshumanan, l’agent d’exécution n’était pas obligé d’analyser ces statistiques. Encore une fois, il n’y a nulle obligation en droit d’autoriser une personne à rester au Canada durant le traitement de sa demande CH. Pour faire écho à ce que la Cour affirmait dans la décision Dosa, [traduction] « la présentation de statistiques — ou autres observations fondées sur des considérations humanitaires — n’oblige pas l’agent d’exécution de l’ASFC à entreprendre une analyse exhaustive » (Dosa, para 3; Barco c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 421 au para 24; Lewis aux para 82‑83).

[50] Ma conclusion est donc qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent d’exécution de ne pas faire état des statistiques montrant que les demandes CH sont moins fréquemment approuvées lorsque le demandeur d’asile se trouve hors du pays, et cette conclusion est renforcée par le fait que, contrairement aux affirmations de M. Ledshumanan, ces statistiques sont sans valeur ni pertinence en ce qui concerne l’objet du report d’un renvoi ou d’une requête en sursis. Ce point sera examiné ci‑après dans la section portant sur le préjudice irréparable.

(3) Conclusion

[51] Pour tous ces motifs, je suis d’avis qu’il est improbable que M. Ledshumanan obtienne gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution, et il n’a donc pas satisfait au volet du critère des arrêts RJR‑Macdonald/Toth relatif à la question sérieuse à juger. Même si cette conclusion suffisait à justifier le rejet de la requête en sursis présentée par M. Ledshumanan, j’analyserai néanmoins le deuxième volet du critère puisque la dimension de la question sérieuse et celle du préjudice irréparable sont étroitement liées dans la présente affaire.

B. Le préjudice irréparable

[52] Sur la question du préjudice irréparable, je ne suis pas persuadé que M. Ledshumanan a produit la preuve requise pour établir une forte probabilité que lui‑même (ou sa famille) subisse un préjudice irréparable d’ici à ce qu’une décision définitive soit rendue sur sa demande de contrôle judiciaire, au cas où il serait renvoyé au Sri Lanka. Il devait démontrer, par une preuve claire, convaincante et non hypothétique, qu’il existe une forte probabilité de préjudice irréparable durant cette période intérimaire, de sorte que le recours extraordinaire qu’est le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi soit justifié (Atwal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 427 [Atwal] au para 14). Comme pour toute demande de sursis, le fardeau de la preuve repose sur la partie qui présente la requête (Canada (Procureur général) c Bertrand, 2021 CAF 103 au para 10). En l’espèce, M. Ledshumanan ne s’est pas acquitté de son fardeau.

(1) Le critère applicable

[53] Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. « C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié » (RJR‑MacDonald à la p 341).

[54] Le critère est rigoureux. En ce qui concerne les sursis d’exécution de mesures de renvoi en matière d’immigration, il suppose une forte probabilité de menace à la vie, à la protection ou à la sécurité d’un demandeur (ou de sa famille), et il requiert également une preuve qui va au‑delà des conséquences inhérentes à une expulsion (Palka c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 165 [Palka] au para 12; Atwal aux para 16‑17; Ghanaseharan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261 [Ghanaseharan] au para 13; Golubyev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 395 au para 12; Melo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (2000), 188 FTR 39 [Melo] au para 21).

[55] La CAF a souvent insisté sur les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaires pour établir le préjudice irréparable dans le contexte de sursis ou d’injonctions interlocutoires. (Canada (Santé) c Glaxosmithkline Biologicals SA, 2020 CAF 135 aux para 15‑16; Western Oilfield au para 11; Janssen au para 24) :

  1. Le préjudice irréparable doit découler d’une preuve claire et non hypothétique (AstraZeneca Canada Inc c Apotex Inc, 2011 CF 505 au para 56, conf par 2011 CAF 211; Aventis Pharma SA c Novopharm Ltd, 2005 CF 815 aux para 59‑61, conf par 2005 CAF 390; Syntex Inc c Novopharm Ltd (1991), 36 CPR (3d) 129 (CAF) à la p 135).

  2. Simplement affirmer qu’un préjudice irréparable est possible ne suffit pas : « [i]l ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable « pourrait » se produire » (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 [US Steel] au para 7). La partie requérante doit prouver qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis lui est refusé (US Steel au para 7; Centre Ice Ltd c Ligne nationale de hockey (1994), 53 CPR (3d) 34 (CAF) à la p 52).

  3. La preuve doit être davantage qu’une série de possibilités, de conjectures ou d’affirmations hypothétiques ou générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway City Church] aux para 15‑16; Atwal au para 14). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par la preuve n’ont aucune valeur probante (Glooscap HeritageSociety c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap] au para 31).

  4. Il n’est pas non plus suffisant « pour ceux qui demandent un sursis […] d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer — et non à prouver à la satisfaction de la Cour — que le préjudice est irréparable » (Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 au para 48). Bien au contraire, il faut produire « des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church au para 16, citant Glooscap au para 31; Janssen au para 24).

  5. Dans l’arrêt Janssen, la CAF faisait observer qu’une partie demandant une suspension, telle qu’un sursis, doit établir de manière détaillée et concrète qu’il subira « un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Janssen au para 24). En outre, la CAF ajoutait qu’« il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée » (Janssen au para 24; voir aussi Western Oilfield aux para 11‑12).

[56] L’existence d’un seul motif répondant aux caractéristiques nécessaires du préjudice irréparable suffit à satisfaire au deuxième volet du critère des arrêts RJR‑MacDonald/Toth (Toth à la p 5).

[57] Je m’arrête ici pour faire une observation. S’appuyant sur la décision Medina Cerrato c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1231 [Cerrato] et d’autres décisions plus anciennes, M. Ledshumanan semble prétendre que le critère du préjudice irréparable l’oblige uniquement à prouver une « probabilité » de préjudice. Ce n’est pas là, malheureusement, un énoncé exact du droit applicable. Je ne crois pas non plus que son propos reflète adéquatement la portée réelle et la teneur de la décision Cerrato. Les décisions de la CAF, par lesquelles je suis lié, ont indiqué à maintes reprises que, pour obtenir un sursis, un demandeur doit démontrer qu’il existe « une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church au para 16) [non souligné dans l’original]; voir aussi, par exemple, Canada (Procureur général) c Robinson, 2021 CAF 39 au para 24; Arctic Cat, Inc c Bombardier Recreational Products Inc, 2020 CAF 116 aux para 19‑20; Glooscap au para 31). J’admets que ce critère n’exige pas la certitude; mais, manifestement, il requiert davantage qu’une simple probabilité. Bien que ces décisions de la CAF ont été rendues dans des contextes autres que celui de l’immigration, M. Ledshumanan n’a pas avancé de motifs ou de précédents qui permettraient d’affirmer que ce critère maintes fois réitéré ne devrait pas s’appliquer en matière d’immigration.

[58] Les sursis et les injonctions sont en général prospectifs, dans le sens où tous visent à prévenir ou éloigner un préjudice appréhendé plutôt qu’à réparer un dommage déjà subi (Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto, Canada Law Book, 1992) (édition à feuilles mobiles mise à jour en 2018, communiqué 23) au para 1.660). Dans la décision Letnes, j’analysais les injonctions quia timet (« parce qu’il ou elle craint »), par lesquelles une injonction est demandée avant que le préjudice ait réellement été subi et où le préjudice est seulement appréhendé et ne devrait se produire qu’ultérieurement. C’est généralement le cas dans les requêtes en sursis à l’exécution de mesures de renvoi en matière d’immigration. Pour apprécier le préjudice prospectif que supposent ces injonctions quia timet, les cours de justice adoptent une approche prudente qui requiert la conjonction de deux éléments probants. D’abord, la preuve doit attester une forte probabilité que le préjudice allégué se produira; ensuite, elle doit montrer que la situation attendue au moment où le préjudice allégué se produira s’est déjà « cristallisée » (Letnes aux para 55‑58).

[59] En l’espèce, M. Ledshumanan affirme que son préjudice irréparable résulte de trois facteurs : i) le risque de préjudice à son retour au Sri Lanka et la menace à sa sécurité personnelle; ii) le préjudice pour les enfants; et iii) sa demande CH pendante. Chacun de ces facteurs sera examiné successivement. Comme indiqué plus haut, le cas présent en est un où les deux premiers volets du critère des arrêts RJR‑MacDonald/Toth se chevauchent considérablement.

(2) La menace à la sécurité personnelle

[60] M. Ledshumanan soutient que la menace à sa sécurité personnelle, ainsi que son incapacité à subvenir aux besoins de ses enfants, constituent en l’espèce un préjudice irréparable. Au vu de la preuve dont je dispose, il m’est impossible de me ranger à cet argument.

[61] Se fondant sur la documentation relative à la situation dans le pays en cause, ainsi que sur les affidavits accompagnant sa demande CH, M. Ledshumanan affirme qu’il s’expose à une menace à sa sécurité personnelle en raison de son profil d’homme tamoul qui aurait des liens potentiels apparents aux TLET et qui retournerait au Sri Lanka en tant que demandeur d’asile débouté. Ce préjudice découle essentiellement d’allégations de risque faites sans succès par M. Ledshumanan dans sa demande d’asile, et réitérées dans sa demande CH. Dans la décision de la SPR comme dans celle de la SAR, les autorités canadiennes d’immigration ont étudié ce risque allégué par M. Ledshumanan, et elles n’ont pas été convaincues qu’il était une personne qui serait ciblée par la police ou par l’EPDP, pour soupçon d’allégeance aux TLET, ni qu’il était personnellement exposé à un risque au Sri Lanka. La SPR et la SAR n’ont pas jugé vraisemblable que M. Ledshumanan ait déjà été arrêté ou détenu au Sri Lanka parce qu’on le soupçonnait d’être membre des TLET ou qu’on l’identifiait comme tel. L’autorisation de déposer un contrôle judiciaire de la décision de la SAR a été refusée par cette Cour.

[62] Le préjudice aujourd’hui allégué par M. Ledshumanan est identique au risque déjà évalué par les autorités canadiennes d’immigration dans les décisions défavorables de la SPR et de la SAR. Les allégations de risque faites par M. Ledshumanan ont été rejetées par ces autorités canadiennes d’immigration après une analyse détaillée, et ont été jugées dépourvues de toute preuve convaincante. Ces risques, déjà adéquatement évalués, ne sauraient resurgir des cendres de ces décisions antérieures pour former aujourd’hui une base étayant une allégation de préjudice irréparable (Atawnah au para 14; Shpati aux para 41‑45; Appu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 780 aux para 59‑61; Ellero c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 1364 au para 49).

[63] La preuve documentaire aujourd’hui produite par M. Ledshumanan pour étayer ses allégations de discrimination contre les Tamouls reprend essentiellement les mêmes allégations de risque faites sans succès dans sa demande d’asile. Selon cette documentation, la caractéristique principale sous‑jacente au risque prétendument couru par les demandeurs d’asile déboutés d’origine tamoule qui retournent au Sri Lanka est leur allégeance, réelle ou soupçonnée, aux TLET. Dans le cas de M. Ledshumanan, la décision de la SPR et celle de la SAR ont précisément conclu qu’il n’avait pas prouvé d’une manière crédible qu’il était une personne susceptible d’être ciblée parce qu’il était un sympathisant réel ou soupçonné des TLET. Le profil de risque de M. Ledshumanan ne cadre tout simplement pas avec la documentation relative à la situation dans le pays en cause, sur laquelle il se fonde pour étayer ses allégations de menace à sa sécurité personnelle. Son profil de risque ne cadrait pas avec la documentation en question avant les décisions de la SPR et de la SAR, et je ne vois aucune preuve nouvelle, claire et convaincante qui donnerait à penser que le passage du temps a modifié la situation au Sri Lanka au point où le profil particulier de M. Ledshumanan éveillerait aujourd’hui l’intérêt des autorités sri‑lankaises et lui ferait courir un risque à son retour. Je relève notamment que la SAR s’était référée explicitement à la situation engendrée par l’élection du nouveau président du pays.

[64] Je ne suis donc pas persuadé que la documentation additionnelle fournie par M. Ledshumanan et relative au sort des Tamouls au Sri Lanka et le danger qui résulterait d’un retour forcé dans ce pays confirment l’existence d’une forte probabilité qu’un préjudice irréparable se produira pour lui, vu l’absence d’une preuve de risque personnalisé et vu sa propre situation et son profil. Une preuve documentaire générale sur la situation dans un pays, ou des références à la situation existante au Sri Lanka, ne suffisent pas à établir un préjudice irréparable, dès lors que c’est à M. Ledshumanan qu’il appartient de montrer qu’il sera personnellement exposé à un risque (Mahmoudian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 87 au para 11). Un lien devait être établi entre la situation existante dans ce pays et la situation personnelle de M. Ledshumanan ou son profil de risque. C’était à M. Ledshumanan qu’il appartenait de le faire, mais il ne l’a pas fait en l’espèce.

[65] En l’absence d’une preuve précise m’autorisant à rattacher la documentation générale sur le pays au cas particulier de M. Ledshumanan, je ne puis que conclure que la preuve produite est conjecturale et hypothétique et qu’elle n’équivaut pas à une forte probabilité qu’un préjudice irréparable s’ensuive inévitablement si M. Ledshumanan est renvoyé du Canada. Le fait d’être un homme tamoul n’est pas en soi suffisant pour constituer un risque de préjudice irréparable.

[66] J’admets que les conclusions antérieures de la SPR et de la SAR ne s’imposent pas nécessairement à moi d’emblée, et que je dois tirer mes propres conclusions sur le préjudice appréhendé par M. Ledshumanan. Or, ce dernier ne m’a pas convaincu que je devrais arriver à une conclusion différente. Au vu de la preuve accompagnant la présente requête en sursis, M. Ledshumanan n’a pas apporté la preuve claire, convaincante et non hypothétique qu’un risque nouveau et non encore évalué s’est manifesté depuis la décision de la SPR ou celle de la SAR, en lien avec la prétendue menace à sa sécurité personnelle au Sri Lanka. J’observe qu’il a produit une lettre de soutien de son père, mais cette lettre n’est pas rédigée sous serment et elle reprend, pour l’essentiel, les allégations que M. Ledshumanan a déjà faites. Quant à la lettre de son épouse, elle fait très largement écho aux déclarations qu’elle avait déjà faites devant la SPR sur le prétendu risque couru par son mari, et que la SPR et la SAR n’ont pas jugées convaincantes.

[67] Pour ce qui est des nouveaux risques liés à la prétendue menace à sa sécurité personnelle, M. Ledshumanan se réfère aussi à la difficile situation économique au Sri Lanka et au risque de chômage auquel il s’expose s’il est renvoyé aujourd’hui dans ce pays. Il affirme que, sans emploi, il est probable qu’il devienne incapable de subvenir aux besoins de sa famille et de ses enfants. Je suis d’avis que cette affirmation comporte deux lacunes. D’abord, elle se fonde sur une affirmation générale faite par M. Ledshumanan lui‑même dans son affidavit. Comme le fait observer l’agent d’exécution dans sa décision, M. Ledshumanan a pu trouver un emploi au Canada, et il n’a pas montré pourquoi il serait improbable qu’il en trouve un au Sri Lanka, vu ses antécédents et sa vaste expérience de travail. Le fait d’invoquer la situation économique générale existant dans le pays ou son origine tamoule ne constitue pas une preuve claire et convaincante d’incapacité à trouver un travail. Deuxièmement, je trouve non convaincante la documentation sur le pays où sont évoqués la situation économique générale et le taux de chômage au Sri Lanka. Le taux de chômage dans de nombreux pays où des demandeurs d’asile sont renvoyés est plus élevé qu’il ne l’est au Canada. Cela ne peut constituer, en tant que tel, un préjudice irréparable, sans une preuve détaillée concernant la propre situation d’un demandeur. La possibilité, voire la probabilité, que l’on devienne chômeur après renvoi vers un tel pays ne constitue pas un préjudice irréparable dans le contexte de l’exécution d’une mesure de renvoi validement émise aux termes de la LIPR (Atwal au para 16).

[68] Le fait de devoir vivre dans un pays où les droits sociaux et économiques n’atteignent pas le même degré qu’au Canada n’est pas considéré, en l’absence de circonstances exceptionnelles, comme un préjudice irréparable et ne justifie pas un sursis (Ghanaseharan au para 13; Tesoro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148 [Tesoro] aux para 30‑35). M. Ledshumanan n’a pas produit de preuve suffisante pour établir que ses difficultés éventuelles à trouver un emploi au Sri Lanka seraient assez importantes pour s’élever au niveau d’un préjudice irréparable.

(3) Préjudice pour les enfants

[69] Concernant l’allégation de préjudice pour les enfants qui seront directement touchés par son renvoi, M. Ledshumanan mentionne ses propres deux enfants, les trois enfants de son oncle et l’enfant autiste d’un ami de la famille.

[70] Pour ce qui est de ses propres enfants, j’observe qu’ils vivent actuellement au Sri Lanka, que M. Ledshumanan ne sera pas séparé d’eux et qu’au contraire, il les retrouvera à son retour au Sri Lanka. Il soutient pour l’essentiel que, comme il est leur seul pourvoyeur, ils subiront un préjudice irréparable s’il est renvoyé et perd par conséquent l’avantage de son emploi au Canada, puisqu’il sera dans l’impossibilité de trouver un emploi rémunérateur au Sri Lanka et de subvenir à leurs besoins. Comme preuve de ce préjudice économique, M. Ledshumanan cite son propre affidavit et la documentation relative à la situation dans le pays, qui décrit les difficultés actuelles du marché du travail au Sri Lanka et la situation économique désastreuse avec laquelle ce pays est aux prises depuis l’apparition de la pandémie.

[71] Je ne suis pas persuadé que cela constitue une preuve claire, convaincante et non hypothétique de préjudice irréparable. Comme l’a fait observer le ministre, il n’est pas établi que M. Ledshumanan apportait un soutien financier à sa famille au Sri Lanka jusqu’en 2021. Je note que la lettre de son épouse ne dit pas que celle‑ci recevait un soutien financier de son mari avant qu’elle ne perde récemment son emploi en raison de la pandémie. Comme je viens de le dire, je ne conteste pas que M. Ledshumanan puisse avoir du mal à trouver un nouvel emploi au Sri Lanka et que la situation économique dans ce pays soit sans doute problématique, mais je refuse d’admettre que la situation économique générale dans un pays donné constitue, en tant que telle, un préjudice irréparable pour une personne en particulier. Vu son niveau d’instruction et son expérience professionnelle au Canada et au Sri Lanka, M. Ledshumanan n’a pas établi une forte probabilité qu’il lui sera impossible de trouver un emploi dans son propre pays. Son allégation de préjudice économique pour ses propres enfants est une conséquence directe de cette allégation non étayée d’incapacité à trouver un emploi.

[72] Quant aux quatre autres enfants dont il sera séparé, il s’agit de citoyens canadiens qui vivent au Canada avec leurs propres parents respectifs, et qui bénéficient tous d’un soutien familial au Canada en dehors de M. Ledshumanan. Il n’est pas établi que M. Ledshumanan est le principal pourvoyeur de l’un de ces enfants, ou qu’il n’existe pas un soutien adéquat pour les enfants qu’il laissera derrière lui, y compris l’enfant autiste. Je suis d’avis qu’aucune preuve convaincante n’a été produite montrant que les besoins et les intérêts à court terme de ces enfants ne seront pas comblés durant la période intérimaire entre le renvoi de M. Ledshumanan et la date où une décision définitive sera rendue sur sa demande sous-jacente. Il n’est pas établi non plus que M. Ledshumanan ne pourra pas maintenir un contact avec la famille de son oncle et avec son ami durant cette période ni qu’il lui serait impossible d’apporter à distance un soutien émotionnel à ces enfants.

[73] Cela ne veut pas dire que la famille et les amis de M. Ledshumanan ne regretteront pas sa présence et son appui s’il est renvoyé ni que les enfants canadiens n’auront pas le cœur brisé. J’en suis bien conscient. Cependant, la séparation avec les proches et les amis est une conséquence normale, bien que malheureuse, d’une expulsion, et cette séparation n’équivaut pas en soi à un préjudice qui va au‑delà du simple inconvénient et des effets regrettables d’une expulsion (Palka au para 12; Tesoro aux para 33‑35). Il est de jurisprudence constante que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 23). Dans la décision Melo, notre Cour a jugé que, « pour que l’expression « préjudice irréparable » conserve un peu de sens, elle doit correspondre à un préjudice au‑delà de ce qui est inhérent à la notion même d’expulsion. Être expulsé veut dire perdre son emploi, être séparé des gens et des endroits connus. L’expulsion s’accompagne de séparations forcées et de cœurs brisés » (Melo au para 21).

[74] Je comprends que M. Ledshumanan puisse jouer un rôle important et utile dans la vie des enfants concernés qui resteront au Canada, et que ceux‑ci reçoivent un soutien émotionnel de sa part. Toutefois, il m’est impossible de trouver une preuve claire et convaincante montrant qu’on « [ne] s’occupera [pas] correctement » des enfants canadiens si M. Ledshumanan est renvoyé du Canada (Pegito London c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 942 aux para 17‑20), ou que leur vie, leur sécurité ou leur protection seront mises en danger si M. Ledshumanan n’est pas au Canada. Il ne s’agit pas ici d’une situation singulière et exceptionnelle comme celle dont il était question dans l’affaire Munar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1180, où la demanderesse était l’unique pourvoyeuse de son propre enfant et où aucun autre membre de la famille ne pouvait veiller à l’intérêt supérieur de l’enfant après le renvoi. Dans le cas présent, rien ne porte à croire que M. Ledshumanan est l’unique pourvoyeur des enfants canadiens, ou que les membres de leurs familles respectives ne seront pas en mesure de leur apporter l’aide et les soins dont ils ont besoin. Le fait que M. Ledshumanan regrettera de ne plus voir les enfants canadiens ou que les enfants perdront un lien — si fort soit‑il — avec M. Ledshumanan, s’il est renvoyé, ne constitue pas, bien qu’une telle séparation soit malheureuse et regrettable, une menace sérieuse à sa vie, à sa sécurité ou à sa protection, ou à celles des enfants, au point de justifier en l’espèce un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

(4) La demande CH

[75] Enfin, dans ses observations écrites, M. Ledshumanan affirme que, puisque ses chances d’obtenir gain de cause dans la demande CH diminueront fortement après son renvoi, cela constitue un autre motif de préjudice irréparable. Je ne partage pas son avis, et je crois plutôt que, tant juridiquement que factuellement, ses arguments sur ce point n’ont absolument aucun fondement.

[76] Ni la LIPR ni ses règlements ne mentionne qu’une demande CH pendante constitue une raison justifiant un report ou un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Un sursis ne sera pas accordé du seul fait qu’une demande CH a été déposée et qu’elle est pendante; cette réalité n’empêche pas un renvoi du Canada.

[77] Il est également de jurisprudence constante que le refus d’accorder un sursis, alors qu’une demande CH est pendante, n’équivaut pas, sauf imminence d’une décision sur la demande ou sauf circonstances exceptionnelles, à un préjudice irréparable puisque la demande CH continuera d’être traitée et que, si elle est accueillie, le demandeur pourra être autorisé à revenir au Canada (Baron aux para 50‑51; Palka aux para 13‑15; Toney c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1018 au para 50; Urbina Ortiz c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 18 aux para 43‑46). Comme la CAF l’a précisé dans l’arrêt Baron, « [l]es demandes CH ne sont pas censées faire obstacle aux mesures de renvoi valides » (Baron aux para 87‑88). En l’espèce, rien n’indique que la décision sur la demande CH de M. Ledshumanan est imminente. Bien au contraire, il n’a déposé sa demande que tout récemment, après avoir reçu instruction de se présenter en vue de son renvoi.

[78] L’éventuel caractère théorique de la demande sous-jacente a également été jugé insuffisant, en soi, pour établir un préjudice irréparable pour l’application du critère à trois volets régissant les sursis judiciaires à l’exécution de mesures de renvoi (Shpati aux para 34‑35, 39; Palka aux para 18‑20). Si la Cour devait accepter un tel argument en tant que principe, « il s’appliquerait à presque tous les cas de renvoi dans lesquels on sollicite un sursis et il priverait essentiellement la Cour du pouvoir discrétionnaire de trancher les questions de préjudice irréparable en se basant sur les faits de chaque espèce » (El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42 au para 8; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 112 au para 32; Ghanaseharan au para 20).

[79] M. Ledshumanan déplore que l’agent d’exécution ait simplement affirmé que sa demande CH continuera d’être traitée après son expulsion, et il ajoute qu’il aurait dû tenir compte des statistiques d’IRCC montrant que le taux d’approbation des demandeurs CH dont l’expulsion a été confirmée n’est que de 3,8 %, un taux négligeable, contre 68,2 % pour les demandeurs CH qui sont restés au Canada. Autrement dit, selon M. Ledshumanan, ces chiffres attestent d’un faible pourcentage d’approbation des demandes CH une fois le renvoi effectué, par rapport au pourcentage d’approbation des demandes CH lorsqu’il n’y a pas eu de renvoi, et ils montrent qu’un renvoi entraînera un préjudice irréparable.

[80] À mon avis, ces chiffres ne sont d’aucune aide à M. Ledshumanan (ni à un quelconque demandeur) pour appuyer une allégation de préjudice irréparable. Son argument à ce chapitre reflète une profonde incompréhension de ce que ces chiffres veulent réellement dire et illustrer. Contrairement à ce qu’il avance, ces chiffres ne signifient pas que ses chances d’obtenir une décision favorable seront notablement réduites s’il est renvoyé. Ils indiquent simplement qu’il existe une corrélation entre le taux d’approbation des demandes CH et les renvois de demandeurs d’asile. Cependant, ils ne permettent pas de conclure qu’il existe un lien de causalité entre le faible taux d’approbation et les renvois. Il y a une différence fondamentale entre corrélation et lien de causalité. Une corrélation entre les taux de succès des demandes CH et l’expulsion d’un demandeur du Canada n’implique pas nécessairement un lien de causalité.

[81] Pour démontrer que son renvoi entraînera un préjudice irréparable parce qu’il réduit les chances de succès d’une demande CH, un demandeur devra être en mesure de prouver que le faible taux de succès observé est causé par le renvoi et attribuable à celui‑ci. Il n’est nullement établi qu’un taux plus faible d’approbation pour les demandeurs CH renvoyés du Canada s’explique par leur renvoi. Cette preuve pourrait peut‑être se faire au moyen d’une analyse statistique plus raffinée, par exemple une analyse de régression, si, dans une telle analyse, tous les autres facteurs intervenant dans une demande CH étaient maintenus constants et que le renvoi constituait la seule variable indépendante. Les statistiques d’IRCC ne contiennent aucune preuve de ce genre, et l’argument à l’effet que le renvoi d’un demandeur d’asile met forcément en péril les chances de succès de sa demande CH pendante relève de la pure conjecture.

[82] M. Ledshumanan ignore une explication logique des résultats observés dans les statistiques d’IRCC, à savoir que les demandeurs qui invoquent de solides facteurs CH sont peut-être, au départ, moins susceptibles d’être renvoyés du Canada si leur demande CH est étayée par une preuve plus sympathique et plus convaincante. En effet, dans la décision Cvetkovic citée par M. Ledshumanan, la Cour a affirmé que « les demandeurs qui présentent de solides facteurs CH ont peut‑être été moins susceptibles d’être renvoyés du Canada, et ceux qui présentent des demandes CH plus faibles peuvent avoir été plus susceptibles de partir volontairement ou d’être renvoyés avant qu’une décision relative à leur demande soit rendue » (Cvetkovic au para 48).

[83] En somme, les statistiques d’IRCC invoquées par M. Ledshumanan ne sauraient être une considération pertinente et utile pour l’appréciation du préjudice irréparable. Elles ne disent pas, et a fortiori ne prouvent pas d’une manière convaincante, que le renvoi induit une perte d’opportunité en ce qui a trait aux demandes CH. Il est impossible de déduire de ces statistiques que le taux inférieur observé d’approbation pourrait être attribué au renvoi plutôt qu’à d’autres facteurs.

(5) Conclusion

[84] En résumé, je ne suis pas persuadé que, suivant la prépondérance des probabilités, la preuve avancée par M. Ledshumanan quant aux diverses sources de préjudice qu’il a indiquées est suffisante pour satisfaire au critère rigoureux exigeant la présentation d’une preuve convaincante et non hypothétique attestant d’une forte probabilité qu’un préjudice irréparable se produise, ou une probabilité sérieuse de danger pour sa vie, sa sécurité ou sa protection, ou pour celles de sa famille, durant la période intérimaire au terme de laquelle une décision sera rendue sur sa demande sous-jacente.

C. Prépondérance des inconvénients

[85] Eu égard à mes conclusions sur les questions sérieuses et le préjudice irréparable, il ne m’est pas nécessaire d’analyser la prépondérance des inconvénients.

IV. Conclusion

[86] Pour les motifs exposés ci-dessus, la requête en sursis déposée par M. Ledshumanan est rejetée. J’arrive à la conclusion que les conditions du critère des arrêts RJR‑MacDonald/Toth régissant l’octroi d’un sursis ne sont pas remplies et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifie l’intervention de la Cour et l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire d’accorder la réparation demandée.

[87] En outre, vu le contexte particulier de la présente affaire, et gardant à l’esprit toutes les circonstances pertinentes, il m’est impossible de conclure qu’il serait juste et équitable d’accorder le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.


ORDONNANCE au dossier IMM‑9265‑21

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1. La requête du demandeur en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est rejetée.

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑9265‑21

INTITULÉ :

GAJANATH LEDSHUMANAN c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOconfÉrence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 21 DÉCEMBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 23 DÉCEMBRE 2021

COMPARUTIONS :

Me Sumeya Mulla

POUR LE demandeur

Me Pavel Filatov

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman et Associés

Toronto (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

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