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Date : 20211220

Dossier : T-951-20

Référence : 2021 CF 1447

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 20 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ABDALLAH ZOGHBI

demandeur

et

AIR CANADA

défenderesse

ORDONNANCE D’ADJUDICATION DES DÉPENS

I. Aperçu

[1] La présente ordonnance porte sur les dépens et les débours payables par les parties à la suite du jugement rendu par la Cour dans l’affaire Zoghbi c Air Canada, 2021 CF 1154 [Zoghbi].

[2] Dans l’affaire Zoghbi, la Cour a jugé que la décision de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] de rejeter comme étant frivole la plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Zoghbi au titre de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‐6 [la LCDP], était déraisonnable. La Commission a conclu que, même si la plainte de M. Zoghbi était fondée, la Loi sur le transport aérien, LRC 1985, c C‐26 [la LTA], empêcherait toute réparation utile. La Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Zoghbi au motif que la Commission n’a pas examiné si des réparations autres qu’une indemnisation financière, comme des mesures de redressement à l’égard de l’acte discriminatoire reproché ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, pourraient être appropriées.

[3] Pour les motifs qui suivent, Air Canada doit payer les dépens à M. Zoghbi, taxés en fonction de l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B, en plus des débours raisonnables. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens et les débours payables en vertu de la présente ordonnance, l’affaire sera renvoyée à un officier taxateur pour décision.

II. Les positions des parties

A. M. Zoghbi

[4] M. Zoghbi reçoit des fonds du Programme de contestation judiciaire et affirme qu’il a l’obligation contractuelle de demander des dépens. Il sollicite des dépens de 177 090,75 $ et des débours de 11 461,40 $ (composés en grande partie des honoraires du témoin expert, la professeure Phoebe Okowa).

[5] M. Zoghbi fait valoir que les questions juridiques soulevées dans sa demande de contrôle judiciaire étaient importantes pour l’ensemble de la collectivité. Il s’agissait des questions suivantes :

a) La Commission a‐t‐elle le pouvoir, en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP, d’ordonner à l’auteur d’un acte de discrimination raciale de payer à la victime une indemnité, étant donné que l’article 29 de la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, 2242 RTNU 309 [la Convention de Montréal], incorporé dans le droit interne par le paragraphe 2(2.1) de la Loi sur le transport aérien [la LTA], l’emporte sur ces dispositions?

b) L’article 6 de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, RT Can 1970 no 28 [la CEDR], impose‐t‐il une obligation juridique au Canada de prévoir des mesures de redressement à l’égard d’un acte de discrimination raciale dans le secteur privé de l’aviation internationale, et cette obligation juridique internationale s’applique‐t‐elle de façon à restreindre l’effet que l’article 29 de la Convention de Montréal pourrait avoir sur la LCDP?

c) La LCDP, à titre de loi quasi constitutionnelle, l’emporte‐t‐elle sur la LTA, particulièrement dans le contexte de l’aviation civile?

d) La LCDP viole‐t‐elle l’article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R‐U), 1982, c 11 [la Charte], si l’aviation internationale est effectivement exclue à titre de [traduction] « zone dans laquelle les droits de la personne ne s’appliquent pas »?

[6] M. Zoghbi qualifie donc sa demande de [traduction] « litige d’intérêt public » et affirme qu’il devrait se voir adjuger les frais de justice sur une base d’indemnisation substantielle (citant Jodhan c Canada (Procureur général), 2010 CF 1197, conf par 2012 CAF 161). Il soutient que cette adjudication de frais favorisera l’accès à la justice.

B. Air Canada

[7] Selon Air Canada, lorsqu’une partie est celle qui [traduction] « a remporté la plus grande part de succès », elle devrait avoir droit à ses dépens, sous réserve d’une répartition correspondant au succès partiel de la partie adverse. Cela est vrai même si la partie ne réussit pas à faire rejeter une demande de contrôle judiciaire (citant Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 842 aux para 23-26, conf par 2013 CAF 220 et Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2020 CF 643 au para 33).

[8] Air Canada signale qu’il a été jugé que la Cour n’a pas été régulièrement saisie de la plupart des questions soulevées par M. Zoghbi. Elle va même jusqu’à affirmer que la Cour n’a pas accueilli la demande en raison des questions, des motifs, des arguments ou des réparations avancés par M. Zoghbi, mais il s’agit là d’une exagération. Les avocats de M. Zoghbi ont attiré l’attention de la Cour sur les observations écrites de M. Gabor Lukacs à l’intention de la Commission et selon lesquelles la Convention de Montréal n’a pas d’incidence sur les vastes pouvoirs correctifs dont dispose le Tribunal canadien des droits de la personne en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la LCDP (Zoghbi aux paras 14, 45).

[9] Air Canada soutient que la présente demande n’était pas complexe et qu’elle portait sur la simple application des principes établis du droit administratif, malgré les tentatives infructueuses de M. Zoghbi pour avancer de nouveaux arguments concernant le droit international et la Charte. Elle avance qu’elle a dû engager inutilement des frais pour se défendre contre toutes les questions soulevées par M. Zoghbi, dont bon nombre n’étaient pas pertinentes et n’ont pas été présentées à la Cour dans les règles.

[10] Puisque le protonotaire Kevin Aalto a laissé la question de l’admissibilité des affidavits des experts au juge chargé de l’instruction de la demande, Air Canada affirme qu’elle a été tenue d’obtenir un affidavit d’expert en réponse, sinon elle risquait que la Cour admette l’affidavit de l’expert de M. Zoghbi sans qu’il y ait contestation. En plus des dépenses occasionnées pour obtenir un tel affidavit, Air Canada a engagé des frais pour se préparer et participer aux contre‐interrogatoires des experts des deux parties.

III. Analyse

[11] L’adjudication des dépens, y compris la taxation de ceux‐ci, est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour (Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], art. 400(1); Canada (Procureur général) c Rapiscan Systems Inc, 2015 CAF 97 au para 10). Lorsqu’elle établit les dépens à adjuger, la Cour doit tenir compte des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles.

[12] Les principaux facteurs qui orientent la taxation des dépens en l’espèce sont les suivants :

a) le résultat de l’instance;

b) l’importance et la complexité des questions en litige;

c) la charge de travail;

d) le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens;

e) la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance;

f) la question de savoir si une mesure prise au cours de l’instance, selon le cas :

(i) était inappropriée, vexatoire ou inutile;

(ii) a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

g) la question de savoir si les dépenses engagées pour la déposition d’un témoin expert étaient justifiées compte tenu de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

(i) la nature du litige, son importance pour le public et la nécessité de clarifier le droit,

(ii) le nombre, la complexité ou la nature technique des questions en litige.

[13] La demande de contrôle judiciaire de M. Zoghbi a été accueillie, mais la Cour a refusé d’aborder bon nombre des arguments qu’il a avancés à l’appui de sa position. La preuve d’expert de M. Zoghbi concernant le droit international a été jugée non pertinente et donc inadmissible (Zoghbi au para 24). Ses arguments concernant l’article 15 de la Charte ont été jugés inutiles et pas suffisamment étayés par des éléments de preuve (Zoghbi au para 61).

[14] Je rejette néanmoins l’affirmation d’Air Canada selon laquelle elle est la partie qui [traduction] « a remporté la plus grande part de succès ». Vu la décision rendue par la Cour dans l’affaire Zoghbi, la Commission doit à nouveau décider si la plainte pour atteinte aux droits de la personne de M. Zoghbi est recevable ou non. Bon nombre des arguments de M. Zoghbi ont été avancés prématurément en l’espèce, mais cela ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas fondés. Ils seront sans doute repris devant la Commission et, selon ce que celle‐ci décidera, ils pourraient être présentés au Tribunal canadien des droits de la personne également.

[15] Les questions étaient d’importance et de complexité modérées. Le chevauchement entre la LCDP et la LTA dans le contexte du transport aérien international était et demeure une question nouvelle. La charge de travail en l’espèce était plus grande que ce qui est normalement requis dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, et l’intérêt public jouait en faveur de la résolution judiciaire de l’instance.

[16] Lorsqu’il a accueilli la requête présentée par M. Zoghbi visant à obtenir l’autorisation de déposer l’affidavit d’expert de la professeure Okowa, le protonotaire Aalto a conclu que celle‐ci était hautement qualifiée pour expliquer l’interaction entre la Convention de Montréal et la CEDR, qu’il a décrite comme étant un aspect central de la décision faisant l’objet du contrôle. Le protonotaire Aalto a reconnu que le juge présidant l’audience pourrait en fin de compte décider d’accorder peu de poids à l’affidavit de la professeure Okowa, mais a noté qu’il y avait de nombreux exemples d’affaires où la Cour avait admis une opinion d’expert sur les principes du droit international. L’ordonnance du protonotaire Aalto ne portait pas atteinte au droit d’Air Canada de faire valoir, lors de l’instruction de la demande, que l’affidavit de la professeure Okowa n’était pas admissible. Le protonotaire a également accordé à Air Canada l’autorisation de déposer un affidavit d’expert en réponse si elle le souhaitait.

[17] Comme M. Zoghbi a demandé et obtenu l’autorisation de la Cour de présenter l’affidavit de la professeure Okowa, je ne suis pas prêt à conclure qu’il a prolongé inutilement la durée de l’instance ni que cette étape était inappropriée, vexatoire ou inutile ou a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection. Le protonotaire Aalto était convaincu que les dépenses requises pour la déposition d’un témoin expert étaient justifiées, et je ne vois aucune raison de conclure le contraire.

IV. Conclusion

[18] M. Zoghbi a déposé un projet de mémoire de dépens calculés en fonction de l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B. Étant donné toutes les considérations mentionnées précédemment, je suis convaincu qu’il s’agit d’une manière raisonnable de taxer les dépens et les débours en l’espèce.

[19] Air Canada est par conséquent condamnée à payer les dépens à M. Zoghbi, taxés en fonction de l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B, plus les débours raisonnables, y compris ceux liés à la preuve d’expert de la professeure Okowa.


LA COUR ORDONNE :

  1. Air Canada doit payer les dépens à M. Zoghbi, taxés en fonction de l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B, plus les débours raisonnables, y compris ceux liés à la preuve d’expert de la professeure Okowa.

  2. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur les dépens et les débours payables en vertu de la présente ordonnance, l’affaire sera renvoyée à un officier taxateur pour décision.

En blanc

« Simon Fothergill »

En blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina

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