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Date : 20220107


Dossier : IMM-3835-20

Référence : 2022 CF 14

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 janvier 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

ASFAND YAR AHMAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Monsieur Asfand Yar Ahmad [le demandeur] a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 30 juillet 2020 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté son appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Le demandeur soutient que la SAR a manqué à l’équité procédurale en soulevant de nouvelles questions sans lui donner la possibilité de répondre.

[2] La demande est rejetée pour les motifs exposés ci-dessous.

II. Le contexte

A. Contexte factuel

[3] Le demandeur est un citoyen du Pakistan qui est arrivé au Canada en 2012 muni d’un permis d’études. Il a présenté une demande d’asile en mai 2017 parce qu’il craint d’être persécuté par le groupe extrémiste Lashkar-e-Jhangvi [LEJ], la police et l’ancien partenaire d’affaires de son père, Farooq Malik [Farooq], en raison de sa conversion de la branche sunnite de l’islam à la branche chiite en 2016.

[4] Le demandeur affirme qu’il s’est converti à Lahore, lors d’une cérémonie présidée par un imam à laquelle sa famille a assisté en personne, mais lui par téléphone. Il allègue que Farooq s’est opposé à sa conversion et qu’il a annulé les fiançailles précédemment célébrées entre le demandeur et sa fille. Farooq a également mis fin au partenariat d’affaires avec le père du demandeur et a refusé de rembourser l’argent que celui‑ci avait investi dans une propriété qu’ils avaient achetée ensemble. Le père du demandeur a intenté une poursuite contre Farooq et, lorsqu’il l’a accusé de fraude, celui‑ci aurait menacé de tuer toute sa famille.

[5] Le demandeur affirme avoir ensuite reçu une lettre de menaces du groupe LEJ, dans laquelle il lui demandait de se reconvertir à la branche sunnite sous peine d’être tué. Il prétend que son père s’est rendu à un poste de police local pour signaler la menace, mais que la police ne l’a pas pris au sérieux. Le demandeur allègue également que des individus s’identifiant comme des membres du LEJ ont attaqué son père et son frère, ce qui a poussé la famille à déménager plusieurs fois et à signaler la situation aux policiers pour leur demander une protection, mais sans succès.

[6] Craignant pour sa sécurité après avoir vu les difficultés vécues par sa famille, le demandeur a présenté une demande d’asile en 2017. À ce moment‑là, son statut d’étudiant avait expiré.

B. La décision de la SPR

[7] La SPR a rendu une décision défavorable le 27 novembre 2018 et a jugé que la crédibilité était un facteur déterminant. Elle a relevé de nombreuses omissions et incohérences entre le témoignage et le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] du demandeur et les notes de point d’entrée [NPE]. Ces omissions et incohérences étaient des éléments essentiels de la demande, mais n’étaient pas suffisamment expliquées. La SPR a exprimé quelques réserves quant à la crédibilité, notamment pour ce qui est des questions suivantes : l’incapacité du demandeur à se rappeler le nom des mosquées qu’il avait fréquentées ou le nom des imams de ces mosquées, tant au Canada qu’au Pakistan; les circonstances de la conversion du demandeur à la branche chiite de l’islam; les incohérences dans les rapports de police et les lettres de plainte, où Farooq n’a pas toujours le même nom, et le fait que celui‑ci n’est pas nommé dans le formulaire FDA; les incohérences et l’omission dans le témoignage, le formulaire FDA et le rapport de police concernant les attaques visant le père et le frère du demandeur par le LEJ; et le fait que le demandeur a présenté une demande d’asile seulement après l’expiration de son visa d’étudiant et le rejet de sa demande de rétablissement du statut.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[8] Le demandeur a interjeté appel devant la SAR, soulevant un certain nombre de motifs pour contester les conclusions de la SPR. Aux fins du présent contrôle, le seul motif pertinent était l’observation du demandeur selon laquelle la SPR a commis une erreur [traduction] « en ne tenant pas compte des éléments de preuve corroborants et en ne les évaluant pas de manière indépendante avant de rendre une conclusion générale quant à la crédibilité ». La SAR a effectué sa propre appréciation de la preuve et a décidé d’accorder peu de poids à ces documents. Elle a ensuite conclu que les allégations du demandeur « ne sont pas crédibles et qu’il n’a pas établi avoir le profil d’un musulman chiite selon la prépondérance des probabilités ».

III. Les questions en litige

[9] Le demandeur soutient que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité des documents à l’appui sont de nouvelles questions et que la SAR a violé les principes de justice naturelle en tirant ces conclusions nouvelles sur la crédibilité sans lui donner de préavis. Le défendeur fait valoir qu’il n’était pas justifié de donner un préavis en l’espèce. La seule question dont je suis saisie est de savoir si les conclusions relatives à la crédibilité tirées par la SAR constituent de nouvelles questions et, par conséquent, si la SAR aurait dû donner au demandeur la possibilité de répondre.

IV. La norme de contrôle

[10] La norme de contrôle présumée du bien-fondé d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25. La décision de la SAR doit donc être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Huruglica, 2016 CSC 93 au para 35.

[11] La question de savoir si la SAR a tiré des conclusions additionnelles quant à la crédibilité sans faire part de ses préoccupations aux parties est une question d’équité procédurale, qui est susceptible de contrôle selon une norme semblable à celle de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] au para 43; Vavilov, au para 23, Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 180 au para 17; Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa] au para 19.

[12] Le rôle de la cour de révision est de se demander si la procédure suivie par le décideur était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Khosa, au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Zhou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 313 au para 12; Kwakwa, au para 19.

V. Analyse

[13] Le demandeur fait valoir que la SAR a souscrit à son argument selon lequel la SPR n’avait pas examiné les documents à l’appui ni tiré de conclusion à leur égard. Il soutient que la SAR a ensuite apprécié la preuve documentaire et a tiré un certain nombre de nouvelles conclusions relatives à la crédibilité, que la SPR n’avait jamais formulées. Par exemple, la SAR a accordé peu de poids aux documents suivants pour les motifs résumés ci‑après :

  • la lettre du groupe LEJ « parce qu’elle n’est pas signée et qu’il n’y a aucune façon d’identifier son auteur ».

  • les affidavits du frère et du père du demandeur et les plaintes à la police parce qu’aucun de ces documents n’était accompagné d’une pièce d’identité permettant d’authentifier les signatures, et parce qu’ils ont été signés, mais n’ont pas été produits devant témoin ni sous serment, et ne sont pas légalisés.

  • la lettre de l’imam qui a converti le demandeur parce qu’elle n’était pas accompagnée de pièces d’identité permettant d’authentifier la signature.

[14] En outre, le demandeur soutient qu’il était particulièrement choquant que la SAR tire une nouvelle conclusion selon laquelle le document juridique concernant la poursuite judiciaire intentée contre Farooq « semble avoir été fabriqué » parce qu’il comporte « des erreurs grammaticales et une erreur typographique dans le nom du tribunal, dans le titre du document » et parce que le numéro de dossier renvoie à l’année 2017 alors que le document semble avoir été déposé en 2016. Ces questions n’ont pas été soulevées par la SPR.

[15] Le demandeur invoque la décision Laag c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 890, laquelle cite la décision Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10, où le juge Hughes a déclaré que « si la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations ».

[16] Se fondant sur les décisions Dalirani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2020 CF 258, et He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316 au para 79, où le juge Elliott a reproduit les principes énoncés dans le jugement Kwakwa du juge Gascon, le demandeur fait valoir que ces principes devraient également s’appliquer en l’espèce.

[17] Le défendeur rétorque que la SAR n’a jamais souscrit à l’argument du demandeur selon lequel la SPR n’a pas examiné les documents; elle a simplement déclaré que la décision ne reflétait pas tous les facteurs qui ont été soupesés. De plus, il soutient qu’aucune des questions soulevées n’était nouvelle, car elles portaient sur les mêmes réserves quant à la crédibilité des documents que la SPR avait déjà examinés. Je ne suis pas de cet avis. La SPR a effectivement été silencieuse sur une grande partie de la preuve documentaire dans sa décision.

[18] Cependant, je souscris à l’argument du défendeur selon lequel le facteur important en l’espèce est que le demandeur est celui qui a demandé à la SAR d’examiner ses documents personnels. C’est dans ce contexte que je me pencherai sur la question de savoir si les conclusions de la SAR en matière de crédibilité constituent de nouvelles questions.

[19] Tout d’abord, je note que le demandeur a consacré environ sept paragraphes sur les 26 que contenait son mémoire des arguments à l’intention de la SAR à la question de l’examen des documents. Il a fait observer que [traduction] « le rejet complet [par la SPR] des nombreux éléments de preuve documentaire personnels qu’il a présentés à l’appui de sa demande d’asile » était déraisonnable. Il a soutenu que la SPR [traduction] « ne leur avait accordé aucun poids » et qu’elle [traduction] « n’avait pas tenu compte des éléments de preuve personnels dont elle était saisie » et que, par conséquent, elle avait [traduction] « commis une erreur en n’examinant pas toute la preuve dont elle disposait avant de tirer une conclusion générale quant à la crédibilité ».

[20] Le demandeur a précisé que les [traduction] « divers affidavits et les demandes répétées à la police et d’autres autorités » faisaient partie des documents que la SPR avait déraisonnablement écartés même s’ils [traduction] « corroboraient les éléments constitutifs de sa demande ».

[21] Fait significatif, le demandeur a reproché à la SPR de [traduction] « ne pas avoir tiré de conclusion explicite quant à la question de savoir si la preuve à l’appui était en réalité frauduleuse ». Invoquant la décision Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, le demandeur a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en ne tirant pas une conclusion claire quant à [traduction] « l’authenticité/la crédibilité de la preuve documentaire personnelle » qu’il a présentée et que [traduction] « si la SPR jugeait que la preuve était frauduleuse, elle aurait dû le dire (et fournir des motifs) en termes clairs et sans équivoque ».

[22] Vu l’observation qui précède, je conclus que la SAR n’a pas « décidé de plonger dans le dossier » de manière unilatérale. Elle l’a fait parce que le demandeur le lui avait demandé.

[23] Dans la décision Kwakwa, le juge Gascon a défini une « nouvelle question » comme étant une « question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel » : Kwakwa, au para 25 [non souligné dans l’original].

[24] Comme il a soulevé des arguments dans son appel devant la SAR pour critiquer l’absence d’évaluation de la crédibilité des documents par la SPR, notamment de la question de savoir si les documents à l’appui sont « frauduleux », il est maintenant difficile pour le demandeur de prétendre qu’il est surpris que la SAR fasse exactement ce qu’il lui a demandé de faire.

[25] Autrement dit, la crédibilité de ces documents était si essentielle aux motifs d’appel du demandeur qu’on ne peut dire que les conclusions de la SAR concernant ceux‑ci « sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés » et donc, elles ne constituent pas un manquement à l’équité procédurale : Daodu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 316 au para 24.

[26] L’avocat du demandeur a exprimé des « frustrations » quant au fait que la SPR a fourni un ensemble de motifs pour justifier le rejet de certains éléments de preuve documentaire et que la SAR a fourni un ensemble complètement différent en appel pour justifier le rejet des mêmes documents. Il affirme qu’il est [traduction] « toujours à l’affût des différentes exigences des commissaires de la SPR et de la SAR » et que leurs motifs sont souvent [traduction] « arbitraires » et reflètent la [traduction] « norme personnelle » des commissaires.

[27] Bien que je ne sois pas insensible à la situation de l’avocat, la Cour répond à ces préoccupations en confirmant que la SAR a l’obligation d’aviser les demandeurs lorsqu’ils soulèvent de nouvelles questions. En fin de compte, il incombe au demandeur de démontrer qu’il est crédible. Comme il avait demandé à la SAR d’évaluer la crédibilité et l’authenticité des documents, son avocat et lui auraient dû être prêts à expliquer les lacunes et les incohérences relevées dans les documents lors de l’appel.

VI. Certification

[28] La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont affirmé que l’affaire n’en soulevait aucune, et je suis d’accord avec eux.

VII. Conclusion

[29] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3835-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3835-20

 

INTITULÉ :

ASFAND YAR AHMAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Ian R.J. Wong

 

Pour le demandeur

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ian R.J. Wong

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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