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Date : 20220110


Dossier : IMM‑5946‑19

Référence : 2022 CF 25

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

CONSUELO YERO HEREDIA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE

LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Consuelo Yero Heredia, est une citoyenne de Cuba qui a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire [la demande CH]. Dans une décision datée du 12 décembre 2019, un agent principal d’immigration [l’agent] a conclu que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, les considérations d’ordre humanitaire invoquées dans la demande ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Mme Yero Heredia sollicite, en vertu de l’article 72 de la LIPR, le contrôle judiciaire de la décision prise par l’agent. Après avoir examiné les observations des parties et le dossier, je suis d’avis que la décision de l’agent était raisonnable. La demande est rejetée pour les motifs qui suivent.

II. Contexte

[3] Mme Yero Heredia s’est engagée dans une union de fait en 1974, alors qu’elle avait 15 ans. Elle a eu trois enfants avec son conjoint, et elle déclare que ce dernier a commencé à lui faire subir de la violence verbale et physique et à l’exploiter financièrement. Ils se sont séparés en 1986 après qu’elle eut été victime d’un incident particulièrement grave de violence physique. Comme la famille était en situation de pauvreté, la demanderesse est demeurée sous le même toit que son ex‑conjoint, et ses enfants et elle ont continué à subir de mauvais traitements. Mme Yero Heredia a signalé ces actes de violence à la police, qui n’a mené aucune intervention. Elle affirme que son ex‑conjoint l’a forcée à quitter le domicile familial avec ses enfants en 2005 et que, une fois encore, la police ne lui a prêté aucune assistance.

[4] Mme Yero Heredia s’est remariée en 2007, mais elle affirme que son ex‑conjoint a continué de l’agresser verbalement chaque fois qu’il la croisait dans un lieu public. Elle dit avoir peur de lui parce qu’il est un communiste passionné, qu’il travaille comme garde‑frontière et qu’il est informateur pour la police.

[5] Deux des trois enfants adultes de Mme Yero Heredia, ainsi que son mari et sa sœur demeurent à Cuba. La troisième fille de Mme Yero Heredia est une résidente permanente et elle vit au Canada avec son mari et ses enfants. Mme Yero Heredia a rendu visite à sa fille au Canada à de nombreuses reprises entre 2014 et 2016. Elle est entrée au Canada pour la dernière fois en septembre 2016 munie d’un visa de visiteur et habite avec la famille de sa fille depuis ce temps. Elle a présenté sa demande CH en novembre 2017.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] À l’appui de sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, Mme Yero Heredia a invoqué son établissement au Canada, la difficulté des conditions de vie à Cuba, les séquelles que la violence familiale a eues sur sa santé mentale et l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants au Canada. L’agent a examiné chacun de ces facteurs.

[7] L’agent a pris acte du fait que Mme Yero Heredia vivait au Canada depuis trois ans, qu’elle aidait sa fille et son gendre à s’occuper des enfants et des tâches ménagères, et que des amis et des membres de sa famille avaient fourni des lettres de soutien. L’agent a conclu que l’établissement de la demanderesse constituait un facteur favorable, mais il a également noté que les liens qu’elle avait tissés au Canada pourraient être entretenus au moyen de courriels, d’appels téléphoniques et de visites si elle devait retourner à Cuba.

[8] L’agent a également pris acte du fait que Mme Yero Heredia avait été victime de violence de la part de son ex‑conjoint et que cette violence avait continué après la fin de la relation. Cependant, l’agent a jugé qu’il était difficile de comprendre pourquoi Mme Yero Heredia n’avait pas demandé l’asile au Canada si elle croyait être en danger à Cuba et a noté qu’elle était retournée à Cuba plusieurs fois depuis le début de son séjour au Canada. Mme Yero Heredia a déclaré qu’après son remariage, son ex‑conjoint a continué de lui adresser des injures chaque fois qu’ils se croisaient. L’agent a conclu que cette allégation ne correspondait pas à celle selon laquelle elle avait été [traduction] « agressée, insultée et intimidée quotidiennement ». L’agent a jugé que Mme Yero Heredia n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle avait été harcelée après s’être remariée ou qu’elle risquait d’être victime de violence de la part de son ex‑conjoint ou de qui que ce soit à Cuba. L’agent a également accordé peu de poids à son affirmation selon laquelle elle avait été arrêtée et incarcérée en 1991 et selon laquelle son ex‑conjoint y était pour quelque chose, soulignant que la preuve objective ne suffisait pas à étayer cet élément de la demande.

[9] L’agent s’est appuyé sur un rapport psychologique pour conclure que Mme Yero Heredia avait été victime de violence conjugale. Ce rapport indiquait que Mme Yero Heredia répondait aux critères diagnostiques du trouble de stress post‑traumatique chronique consécutif aux mauvais traitements dont elle avait été victime et qu’elle souffrait également d’un trouble dépressif suscité par la détresse liée à ses problèmes d’immigration. L’agent a admis qu’un retour à Cuba était susceptible de raviver les traumatismes de la demanderesse. Cependant, l’agent a déclaré que rien n’indiquait qu’elle serait protégée de tout nouveau traumatisme si elle restait au Canada. L’agent a souligné qu’aucune preuve ne démontrait que les nombreux séjours effectués par Mme Yero Heredia à Cuba avaient eu des répercussions sur sa santé mentale. De même, rien ne permettait d’établir qu’elle serait privée d’accès à des traitements de santé mentale à Cuba. Enfin, l’agent a conclu que Mme Yero Heredia pourrait continuer à bénéficier du soutien affectif des membres famille installés au Canada même si elle devait retourner à Cuba et qu’elle disposait, dans son pays d’origine, d’un solide réseau de soutien comprenant son mari et ses filles.

[10] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des petits‑enfants de Mme Yero Heredia, qui sont âgés de neuf ans et de trois ans et qui résident au Canada, l’agent a constaté que cette dernière avait participé à leurs soins. Cependant, l’agent a également noté que la fille et le gendre de Mme Yero Heredia étaient des parents attentionnés et aimants qui pouvaient répondre aux besoins de leurs enfants et les encourager à entretenir une relation privilégiée avec leur grand‑mère si elle devait retourner à Cuba. L’agent a jugé que le retour de Mme Yero Heredia à Cuba ne compromettrait pas directement l’intérêt supérieur des petits‑enfants.

[11] Après avoir apprécié les facteurs de façon globale, l’agent a conclu que la dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’était pas justifiée en l’espèce.

IV. La question préliminaire — les nouveaux éléments de preuve

[12] Dans ses observations écrites, le défendeur a fait valoir que les paragraphes 8 et 9 de l’affidavit appuyant la demande souscrit le 31 octobre 2019 par Mme Yero Heredia contiennent des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés au décideur. Le défendeur fait valoir que ces éléments de preuve sont inadmissibles, car ils ne relèvent d’aucune des exceptions relatives à l’admission de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, para 20).

[13] Lors de ses observations orales, l’avocat de Mme Yero Heredia a fait savoir que les paragraphes 8 et 9 de l’affidavit du 31 octobre 2019 ne seraient pas invoqués.

[14] Je conclus que la preuve en cause n’est pas admissible dans le cadre du contrôle judiciaire. Le contenu des paragraphes 8 et 9 de l’affidavit du 31 octobre 2019 n’a pas été pris en compte.

V. Les questions en litige et la norme de contrôle

[15] La demande soulève une seule question. L’examen que l’agent a fait de la demande fondée sur des considérations humanitaires était‑il raisonnable?

[16] La norme de contrôle applicable en l’espèce n’est pas contestée par les parties. La décision de l’agent concernant les considérations d’ordre humanitaire doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Une décision est raisonnable lorsqu’elle est justifiée, transparente et intelligible. Elle doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [être] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux para 15, 16 et 85).

VI. Analyse

[17] Mme Yero Heredia s’appuie sur l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], pour soutenir que l’agent était tenu de prendre en considération et d’analyser les facteurs d’ordre humanitaire recensés en l’espèce de manière conforme aux valeurs d’humanité et de compassion, et de vérifier si ces facteurs étaient « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (au para 21; voir également Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212 aux para 33‑34).

[18] Mme Yero Heredia fait valoir que la preuve, et en particulier le rapport psychologique, a permis d’établir qu’elle avait subi de mauvais traitements tout au long de sa vie à Cuba, qu’elle n’avait connu la tranquillité d’esprit qu’au Canada et qu’elle ne pouvait pas retourner à Cuba bien que son mari et les membres de sa famille lui manquent. Elle soutient que l’agent s’est concentré uniquement sur les difficultés malgré la preuve dont il disposait, et qu’il a commis une erreur en omettant de procéder à un examen de la demande qui soit empreint de compassion. Je n’en suis pas convaincu.

[19] Les motifs de l’agent commencent par un aperçu du parcours de Mme Yero Heredia. L’agent a souligné que Mme Yero Heredia a connu une enfance difficile, qu’elle a vécu dans la pauvreté et qu’elle a été victime de violence physique et verbale de la part de son ex‑conjoint pendant et après leur union. L’agent n’a pas fait abstraction du rapport psychologique qui décrivait les effets bénéfiques de certains aspects du quotidien de Mme Yero Heredia au Canada sur sa santé mentale, notamment le soutien affectif que lui offre sa famille et la stabilité de ses conditions de vie. Dans son analyse des risques et des conditions défavorables à Cuba, l’agent a admis et examiné les éléments de preuve relatifs aux facteurs d’ordre humanitaire sur lesquels la demande était fondée, et il s’y est attardé.

[20] Mme Yero Heredia s’appuie sur la décision Bhalla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1638 [Bhalla], dans laquelle la Cour a statué que l’omission par un agent de tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire peut rendre déraisonnable sa décision relative à une demande CH. Je ne conteste ni l’issue de la décision rendue dans cette affaire ni l’analyse qui la sous‑tend. En revanche, le fait qu’en l’espèce, l’agent a tenu compte des considérations d’ordre humanitaire invoquées dans la demande permet de distinguer la présente affaire de l’affaire Bhalla. Comme il est indiqué ci‑dessus, l’agent a pris acte des antécédents difficiles de Mme Yero Heredia et s’est penché sur les considérations d’ordre humanitaire en tenant compte du contexte plus large des facteurs recensés et des éléments de preuve présentés à l’appui de la demande. Je ne puis souscrire à l’argument de Mme Yero Heredia selon lequel la décision ne fait état d’aucune appréciation des considérations d’ordre humanitaire sur lesquelles est fondée la demande et qu’elle ne porte plutôt que sur les difficultés.

[21] Mme Yero Heredia soutient également que l’agent a procédé à une analyse déraisonnable de la preuve psychologique. Elle fait valoir que l’agent a pris acte du diagnostic et du pronostic établis par le psychologue et selon lesquels un retour à Cuba entraînerait un nouveau traumatisme, mais qu’il a néanmoins conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer que les difficultés justifiaient l’octroi d’une dispense pour des motifs humanitaires. La demanderesse soutient que l’agent a ainsi commis une erreur (1) en omettant d’expliquer en quoi la preuve était insuffisante (2) en omettant de préciser à partir de quel degré les difficultés permettraient de justifier l’octroi d’une dispense et (3) en substituant son opinion à celle du psychologue. Je ne suis pas d’accord.

[22] L’agent n’a pas substitué son opinion à celle du psychologue. Il a accepté le diagnostic et le pronostic. Pour autant, l’agent n’était pas tenu de faire abstraction d’autres preuves et circonstances, ou de les exclure de son analyse. L’agent a notamment fait remarquer que Mme Yero Heredia était retournée à Cuba plusieurs fois, y compris à des dates relativement récentes, et qu’aucune preuve ne montrait que la santé mentale de Mme Yero Heredia avait été perturbée à l’une ou l’autre de ces occasions. L’agent avait déjà souligné qu’il était difficile de comprendre pourquoi Mme Yero Heredia n’avait pas présenté une demande d’asile compte tenu des risques auxquels elle avait déclaré qu’elle serait exposée advenant son renvoi à Cuba, et il a réitéré que la preuve ne suffisait pas à démontrer que son ex‑conjoint avait continué à la harceler après son remariage ou qu’il continuerait à vouloir lui porter préjudice. Je suis convaincu qu’outre le rapport psychologique, les facteurs et les circonstances que l’agent a examinés étaient pertinents quant à l’évaluation globale des difficultés psychologiques.

[23] Je ne saurais non plus trouver à redire à la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve ne permettait pas d’établir que la demanderesse serait privée de tout accès à des services de santé mentale à Cuba. Le fait que l’accès aux services de santé mentale puisse nécessiter une recommandation d’un médecin de famille qui n’a pas nécessairement été formé pour intervenir auprès de victimes de violence familiale ou le fait que les psychologues puissent avoir des croyances dépassées en matière de violence familiale constituent des éléments de preuve généraux qui sont susceptibles de démontrer les lacunes du système de santé cubain. Toutefois, ces éléments ne remettent pas en cause le caractère raisonnable de la conclusion de l’agent portant que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que la demanderesse ne pourrait avoir accès à des services de santé mentale.

[24] De même, l’agent s’est penché sur la question du soutien affectif en tenant compte de l’ensemble des circonstances et de la preuve. L’agent a noté que Mme Yero Heredia bénéficierait du soutien affectueux des membres de sa famille vivant à Cuba et au Canada et que son mari demeuré à Cuba souhaitait qu’elle y revienne. Étant donné ce contexte, il n’était pas déraisonnable que l’agent conclue que les membres de sa famille au Canada pourraient continuer de lui apporter un soutien psychologique, bien que de manière différente, au moyen de la technologie, de l’échange de correspondance et de visites en personne.

[25] Lorsqu’il a apprécié l’intérêt supérieur des petits‑enfants, l’agente a constaté que Mme Yero Heredia s’occupait activement de ses petits‑enfants et qu’elle participait aux tâches ménagères dont sa fille et son gendre devaient s’acquitter. L’agent a examiné la preuve et l’a analysée en tenant compte de la situation des petits‑enfants de la demanderesse, de leur âge, du soutien qu’ils reçoivent de leurs parents, de l’évolution de leurs besoins et de leur capacité à maintenir une relation avec leur grand‑mère. L’agent a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que le retour de Mme Yero Heredia à Cuba compromettrait l’intérêt supérieur des petits‑enfants. Certes, Mme Yero Heredia conteste la conclusion de l’agent selon laquelle elle pourrait entretenir une relation significative avec ses petits‑enfants grâce à la technologie, à l’échange de correspondance et aux visites en personne, mais cet argument ne constitue rien de plus que l’expression d’un désaccord avec sa conclusion. L’agent est parvenu à une conclusion relative à l’intérêt supérieur des enfants qu’il lui était loisible de formuler et qui repose sur une analyse raisonnée et logique.

VII. Conclusion

[26] L’appréciation faite par l’agent des facteurs d’ordre humanitaire invoqués à l’appui de la demande était raisonnable et ces facteurs ont été analysés dans leur ensemble. Je suis d’avis que la décision de l’agent était raisonnable.

[27] La demande est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à des fins de certification et je suis convaincu qu’aucune ne se pose en l’espèce.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5946‑19

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

vierge

« Patrick Gleeson »

vierge

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5946‑19

 

INTITULÉ :

CONSUELO YERO HEREDIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 décembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 10 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Patricia Wells

 

Pour la demanderesse

 

Charles J. Jubenville

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS DE RÉFÉRENCE :

Patricia Wells

Avocate

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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