Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220110


Dossier : IMM-1618-20

Référence : 2022 CF 24

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 janvier 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

JIAJUN GONG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Jiajun Gong [la demanderesse] demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. La SPR avait rejeté la demande d’asile que la demanderesse avait présentée au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR] au motif qu’elle manquait de crédibilité.

[2] La décision de la SAR [la décision contestée] s’appuie sur des incohérences entre les deux entrevues de la demanderesse au point d’entrée, entre ses entrevues et son témoignage devant la Commission, et entre son exposé circonstancié et la preuve documentaire. Selon la demanderesse, la SAR s’est déraisonnablement appuyée sur les entrevues au point d’entrée, n’a pas tenu compte du fait que ses fausses déclarations avaient été faites dans le but d’entrer au Canada pour y demander l’asile, a déraisonnablement apprécié la preuve documentaire concernant son départ de Chine, avait des attentes déraisonnables concernant la preuve qu’elle pouvait présenter, et a rejeté la preuve concernant sa pratique du Falun Gong.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est raisonnable, et je rejetterai la demande.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] La demanderesse est une citoyenne de la Chine. Selon son exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA], elle a deux enfants, l’un né en 2005 et l’autre en 2010. Lorsqu’elle est tombée enceinte de nouveau en 2015, le bureau de planification familiale de sa ville l’a forcée à se faire avorter. Après l’avortement, elle s’est sentie épuisée et elle a ressenti de la douleur. En janvier 2017, un ami lui a dit qu’en pratiquant le Falun Gong, elle pourrait améliorer sa santé et accroître son bonheur. La demanderesse a constaté que les pratiques du Falun Gong amélioraient son sommeil et lui donnaient de l’énergie, alors elle s’est jointe au groupe de Falun Gong clandestin de son ami en avril 2017.

[5] La demanderesse a affirmé que le Bureau de la sécurité publique [le BSP] avait fait une descente là où pratiquait son groupe de Falun Gong le 21 mai 2017 et que certains des membres avaient été arrêtés. Elle-même, qui n’était pas présente le jour de la descente, en a été informée le lendemain et elle est immédiatement entrée dans la clandestinité.

[6] La demanderesse a allégué que, trois jours plus tard, sa mère l’avait informée que des membres du BSP s’étaient présentés chez elle et qu’ils la recherchaient. Elle a vécu dans la clandestinité de mai 2017 à avril 2018. Pendant cette période, elle a travaillé comme serveuse dans un restaurant. En avril 2018, des membres de la famille de la demanderesse ont trouvé un agent qui a pris des dispositions pour lui permettre de fuir la Chine.

B. Les entrevues avec l’Agence des services frontaliers du Canada

[7] La demanderesse est arrivée au Canada le 14 avril 2018 et a été détenue par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC]. Elle a déclaré à un agent de l’ASFC qu’elle venait au Canada en tant que touriste, mais elle n’avait aucune preuve relative à son itinéraire, à ses réservations d’hôtel ou à son vol de retour. Lorsque l’entrée lui a été refusée, elle a affirmé qu’elle demandait l’asile à l’égard de la Chine parce qu’elle voulait avoir un deuxième enfant, mais qu’elle était forcée de se faire avorter.

[8] Le lendemain, en entrevue avec un autre agent de l’ASFC, la demanderesse a affirmé qu’elle avait peur parce qu’elle était enceinte et qu’environ trois ans auparavant, elle avait été forcée de se faire avorter. Elle a ajouté qu’elle avait déjà deux enfants et qu’elle craignait que le gouvernement le découvre. Ses enfants ne l’accompagnaient pas, mais elle a indiqué qu’elle avait l’intention de faire venir sa famille au Canada si elle obtenait le statut de réfugié.

[9] Selon les notes de l’agent, elle a en outre admis avoir donné à l’agent précédent de faux renseignements sur plusieurs points, dont le nom de ses parents, parce qu’elle craignait que le gouvernement chinois découvre qu’elle se trouvait au Canada.

[10] La demanderesse n’a pas mentionné le Falun Gong au cours de ces entrevues.

C. La preuve supplémentaire présentée à la Commission

[11] En plus de son exposé circonstancié, dans lequel elle a relaté les événements liés à sa pratique du Falun Gong décrits plus haut, la demanderesse a présenté à la SPR une lettre d’une condisciple du Falun Gong au Canada, laquelle indique qu’elles ont assisté ensemble à des activités dans le cadre d’un défilé du Falun Gong, ainsi que des photos prises lors de ces activités. Elle a également présenté une lettre de son frère, ainsi qu’une citation à comparaître devant le BSP pour des [traduction] « crimes présumés de [pratique du] Falun Gong et de perturbation de l’ordre social ».

D. La décision de la SPR

[12] La SPR a tenu une audience le 23 novembre 2018 et, ayant conclu que le manque de crédibilité de la demanderesse était déterminant, a rejeté sa demande d’asile le 7 décembre 2018.

[13] La décision de la SPR indique que le commissaire a demandé à la demanderesse d’expliquer les divergences entre sa demande de visa de résidente temporaire, où il est écrit qu’elle a travaillé dans un hôtel, et son formulaire de l’annexe A, où il est écrit qu’elle a travaillé pour une compagnie d’assurance. La demanderesse a expliqué que le passeur lui avait dit de dire qu’elle l’avait rencontré à l’hôtel où elle travaillait. Le commissaire de la SPR a tiré une inférence défavorable du fait qu’elle avait menti à l’agent à son arrivée au Canada.

[14] La SPR a en outre souligné qu’au cours de ses entrevues avec l’ASFC, la demanderesse avait affirmé que sa demande d’asile était liée au bureau de planification familiale et qu’elle n’avait jamais mentionné le Falun Gong. À l’audience, elle a affirmé qu’elle n’avait pas mentionné le Falun Gong parce qu’elle craignait d’attirer l’attention du gouvernement chinois à cause du gouvernement canadien. La SPR a jugé cette explication déraisonnable.

[15] Lorsque le commissaire de la SPR l’a interrogée au sujet du passeport qu’elle avait utilisé pour venir au Canada, la demanderesse a répondu que, pendant qu’elle vivait dans la clandestinité, elle avait demandé un nouveau passeport avec l’aide d’un passeur. La SPR a jugé déraisonnable qu’elle se soit présentée dans un bureau du gouvernement pour faire renouveler son passeport si le gouvernement la recherchait. Elle a également jugé déraisonnable qu’elle ait travaillé auprès du public dans un restaurant tandis qu’elle vivait dans la clandestinité si les autorités la recherchaient réellement.

[16] À la lumière de la preuve documentaire sur les contrôles des sorties du gouvernement chinois (le « projet Bouclier d’or »), la SPR a jugé peu probable que la demanderesse ait pu quitter la Chine avec son propre passeport si les autorités la recherchaient.

[17] La SPR a interrogé la demanderesse sur sa pratique du Falun Gong, puis conclu qu’elle avait une certaine connaissance des concepts de base, mais qu’elle n’avait pas démontré une connaissance suffisante des concepts du Falun Gong pour établir qu’elle était une véritable pratiquante. La SPR a accordé peu de poids à la preuve concernant sa pratique du Falun Gong depuis son arrivée au Canada étant donné que les photos n’étaient pas datées et que l’auteure de la lettre n’avait pas témoigné à l’audience. Elle a conclu que la demanderesse avait assisté à des activités du Falun Gong au Canada seulement pour étayer sa demande d’asile.

E. La décision faisant l’objet du contrôle

[18] La demanderesse a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Dans une décision datée du 26 février 2020, la SAR a admis que les fausses déclarations que la demanderesse avait faites dans le but d’entrer au Canada pour demander l’asile ne devaient pas lui être reprochées, et elle n’a donc pas tenu compte des fausses déclarations faites dans sa demande de visa et les contradictions entre les renseignements contenus dans le formulaire de cette demande et ses renseignements actuels. La SAR a conclu qu’il était peu probable, mais non invraisemblable, qu’elle ait travaillé dans un restaurant alors qu’elle vivait dans la clandestinité, et qu’elle avait démontré une connaissance suffisante du Falun Gong.

[19] Par contre, la SAR a tenu compte des fausses déclarations que la demanderesse avait faites aux agents de l’ASFC après son arrivée au Canada et, notamment, du défaut de mentionner le Falun Gong. Elle a également confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle il était peu probable que la demanderesse ait pu obtenir un nouveau passeport ou quitter la Chine avec son propre passeport si les autorités la recherchaient, et elle a convenu avec la SPR que la preuve de la demanderesse concernant sa pratique du Falun Gong au Canada avait une faible valeur probante.

[20] Après avoir soupesé les facteurs mentionnés ci-dessus, la SAR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible : selon la prépondérance des probabilités, elle ne pratiquait pas le Falun Gong en Chine, n’était pas poursuivie par le BSP et ne pratiquait le Falun Gong au Canada que pour « tromper la Commission ».

[21] La SAR a également conclu que la demanderesse n’était pas une réfugiée sur place, car le gouvernement chinois n’avait aucun moyen de savoir qu’elle pratiquait le Falun Gong au Canada.

III. Les questions en litige

[22] La question en litige que soulève la présente demande est celle de savoir si la SAR a raisonnablement apprécié la crédibilité de la demanderesse. Les arguments de la demanderesse, quelque peu décousus, peuvent être divisés en sous-questions :

  1. La SAR s’est-elle déraisonnablement appuyée sur les entrevues avec l’ASFC?

  2. Était-il déraisonnable de conclure que la demanderesse avait [traduction] « menti »?

  3. Les conclusions de la SAR concernant le départ de Chine de la demanderesse étaient-elles déraisonnables?

  4. Les attentes de la SAR concernant la preuve que la demanderesse pouvait fournir étaient-elles déraisonnables?

  5. La SAR a-t-elle déraisonnablement évalué la pratique du Falun Gong de la demanderesse?

[23] Parmi celles-ci, la question B soulevée par la demanderesse n’est pas opportune, puisqu’il n’a pas été affirmé que la demanderesse avait [traduction] « menti » dans la décision de la SAR, mais dans celle de la SPR. Dans les observations écrites qu’elle a présentées à la Cour, la demanderesse semble avoir repris des parties de ses observations présentées à la SAR, qui s’appliquaient mieux à la décision de la SPR. Qui plus est, je souligne que la SAR a admis son argument selon lequel elle n’avait pas [traduction] « menti », et que la SAR a ensuite établi une distinction entre ses fausses déclarations faites dans le but d’entrer au Canada et celles faites à son arrivée au pays. J’aborderai cependant la question B dans le contexte de l’examen de la question A, car les deux sont liées.

[24] Je juge également que les questions C et D sont liées, alors je les traiterai en même temps.

[25] D’autres observations de la demanderesse semblent dirigées contre la SPR et non la SAR. Je ne les aborderai pas.

IV. La norme de contrôle

[26] La norme de contrôle présumée s’appliquer au fond d’une décision administrative est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25. La décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Elmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 296 au para 8. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant d’infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

V. Analyse

A. La SAR s’est-elle déraisonnablement et indûment appuyée sur les entrevues avec l’ASFC?

[27] La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’affirmer que l’ASFC doit pouvoir « compter sur la sincérité des demandeurs d’asile afin de discerner qui est un véritable réfugié », car l’ASFC [traduction] « décide seulement si une personne doit faire l’objet d’une mesure d’exclusion », et non si elle a la qualité de réfugiée. Elle ajoute que, si l’ASFC a assumé ce rôle, ou si la SAR estime que l’ASFC a ce rôle, les notes prises au point d’entrée devraient être exclues de la preuve. Elle fait valoir que les 15 premiers paragraphes de la décision de la SAR, où l’accent est mis sur les notes de l’ASFC, montrent que la SAR s’est appuyée sur ces notes [traduction] « en estimant à tort qu’il était question d’un processus d’octroi du statut de réfugié ».

[28] Le défendeur répond que la SAR a simplement fait valoir que l’ASCF exige de la sincérité au cours des interrogatoires, et que la demanderesse a isolé l’une des affirmations du commissaire du reste de son analyse. Je souscris à l’avis du défendeur au sujet de cette phrase, qui doit être interprétée dans le contexte de la décision dans son ensemble.

[29] Dans leur mémoire, les parties ne citent aucunement la jurisprudence à l’appui de leur position concernant les notes d’entrevues au point d’entrée sur lesquelles la SPR et la SAR se sont appuyées. À l’audience, la demanderesse a cité une décision récente de la Cour et ne s’est appuyée que sur celle-ci : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1177 [Khan]. Je traiterai de la décision Khan après avoir examiné la jurisprudence actuelle.

[30] La jurisprudence établit que la SPR peut tenir compte des déclarations faites par le demandeur aux autorités de l’immigration au point d’entrée, et que les omissions et les incohérences importantes dans les notes prises au point d’entrée, l’exposé circonstancié du formulaire FDA et le témoignage à l’audience peuvent à juste titre constituer le fondement d’une conclusion défavorable en matière de crédibilité lorsque ces omissions ou ces incohérences sont au cœur de la demande d’asile.

[31] Comme l’a affirmé la juge Walker au paragraphe 24 de la décision Gaprindashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 583 :

[24] La jurisprudence de la Cour établit que la SPR peut prendre en considération les déclarations d’un demandeur aux autorités de l’immigration au point d’entrée (Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856, au paragraphe 15). Une ou plusieurs omissions et incohérences importantes dans les notes au point d’entrée concernant un demandeur, dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile et dans le témoignage oral du demandeur à une audience de la SPR peuvent constituer le fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsque ces omissions ou incohérences sont au cœur de la demande d’asile (Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, au paragraphe 20). La SPR doit évaluer la nature de l’omission ou de l’incohérence et son incidence sur la demande d’asile du demandeur (Shatirishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 407, aux paragraphes 29 et 30) :

[29] Il est aussi loisible à la Commission de fonder ses conclusions concernant la crédibilité sur des omissions et des contradictions entre les notes prises au [point d’entrée], les FRP et le témoignage d’un demandeur à l’audience (Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238 (CA); Kaleja c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 668, au paragraphe 18).

[30] Cependant, les omissions ne sauraient toutes justifier une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Dans la décision Naqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 282, la Cour s’exprimait en ces termes au paragraphe 23 : « Pour juger de l’importance de l’omission, il faut examiner sa nature, ainsi que le contexte dans lequel est présenté le nouveau renseignement. »

[32] La jurisprudence établit également que « la Commission devrait prendre soin de ne pas trop s’appuyer sur les déclarations au [point d’entrée]. Les circonstances dans lesquelles ces déclarations sont recueillies sont loin d’être idéales, et leur fiabilité soulève souvent des doutes » : Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1102 [Wu] au para 16. Néanmoins, dans la décision Wu, la Cour a conclu que la décision par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait rejeté la demande d’asile du demandeur était raisonnable, compte tenu des différences importantes entre le témoignage de M. Wu lors de l’audition de sa demande d’asile et ses déclarations recueillies à son arrivée au point d’entrée au Canada.

[33] En outre, « [l]orsqu'elle évalue les premiers rapports du demandeur avec les autorités canadiennes de l’Immigration ou qu’elle fait référence aux déclarations faites par le demandeur au point d’entrée, la Commission devrait être attentive également au fait que [traduction] “la plupart des réfugiés ont vécu dans leur pays d’origine des expériences qui leur donnent de bonnes raisons de ne pas faire confiance aux personnes en autorité” : voir le professeur James C. Hathaway, The Law of Refugee Status, Toronto, Butterworth, 1991, aux p. 84 et 85 » : Lubana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CFPI 116 au para 13.

[34] Au paragraphe 51 de la décision Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8, la Cour a affirmé que c’est une erreur de mettre en doute la crédibilité d’un demandeur simplement parce que les renseignements qu’il a fournis lors de l’entrevue au point d’entrée ne sont pas détaillés : « L’entrevue effectuée au point d’entrée sert à déterminer si une personne peut présenter une demande d’asile. Elle ne fait pas partie de la demande d’asile proprement dite, de sorte qu’on ne devrait pas s’attendre à ce qu’elle contienne tous les détails de celle‑ci […] ».

[35] Après avoir examiné la jurisprudence, je conclus que la question clé serait celle de savoir si les incohérences entre les déclarations d’un demandeur d’asile recueillies au point d’entrée et son témoignage devant la Commission portent sur « des éléments centraux d’une demande », au point d’entacher suffisamment sa crédibilité : Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 767 au para 23.

[36] La demanderesse soutient qu’il n’y a pas de contradiction entre l’exposé circonstancié de sa demande d’asile et ce qu’elle a affirmé durant l’entrevue au point d’entrée, car une demande d’asile fondée sur la planification familiale est entièrement différente d’une demande d’asile fondée sur une crainte liée à sa pratique du Falun Gong. Elle ajoute qu’il est pire de présenter des renseignements différents à l’appui d’une même demande d’asile que de présenter une demande fondée sur des motifs complètement différents. Selon elle, la Cour devrait en arriver à la même conclusion que la juge Pallotta dans la décision Khan, parce que les demandeurs d’asile dans cette affaire ont modifié l’identité de l’agent de persécution, ce qui est pire que de présenter, comme elle l’a fait, une demande d’asile qui repose sur un fondement entièrement différent.

[37] À l’audience, l’avocat de la demanderesse a en outre affirmé que la demanderesse n’avait non pas menti à l’ASFC, mais seulement omis d’invoquer sa pratique du Falun Gong. Il a ajouté qu’il était permis à la demanderesse de ne pas invoquer la planification familiale à l’audience devant la SPR en raison d’une modification apportée à la loi sur la planification familiale en Chine. Il n’a pas précisé ce qu’il entendait par cette modification à la loi sur la planification familiale. Je suppose qu’il faisait allusion à la modification apportée par le gouvernement chinois suivant laquelle la limite n’est plus d’un, mais de deux enfants par famille. Toutefois, la loi en question a été modifiée en 2015, trois ans avant l’arrivée de la demanderesse au Canada, et, de ce fait, cette modification n’explique pas pourquoi la demanderesse a modifié sa demande d’asile après son arrivée.

[38] Le défendeur répond que, pour trancher la question de savoir si les fausses déclarations de la demanderesse portent sur des éléments centraux de sa demande d’asile, la Cour doit d’abord déterminer quels sont ces éléments centraux. En l’espèce, il s’agit de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle est une adepte du Falun Gong, ce qu’elle avait omis de mentionner durant les entrevues au point d’entrée, même lorsque l’agent de l’ASFC lui avait demandé si elle voulait parler d’un autre incident. À cet égard, le défendeur soutient que l’espèce diffère de l’affaire Khan parce que, dans celle-ci, la juge Pallotta a conclu qu’il était difficile de savoir, d’après le dossier, si la demandeure d’asile avait eu « amplement l’occasion » de fournir des renseignements durant l’entrevue au point d’entrée, et que la SAR n’avait pas examiné comme il se devait son explication selon laquelle elle avait tenté de donner des précisions, mais que celles-ci n’avaient pas été consignées. Tel n’est pas le cas en l’espèce.

[39] Le défendeur ajoute qu’il est illogique de soutenir, comme le fait la demanderesse, qu’il est pire de modifier un élément de la demande d’asile que de la modifier entièrement. Même si tel était le cas, il fait valoir qu’il était néanmoins raisonnable que la SAR exprime des réserves concernant le fait que la demanderesse présentait une toute nouvelle histoire.

[40] Dans le contexte de la présente affaire, je conclus que la question de la pratique du Falun Gong est un élément central de la demande d’asile de la demanderesse, et non pas une question secondaire. Je conclus également que la SAR est raisonnablement arrivée à la même conclusion lorsqu’elle a souligné que « [l]es motifs que [la demanderesse] a donnés pour demander l’asile sont au cœur même de sa demande d’asile et le fait qu’elle ait changé sa preuve à cet égard mine gravement sa crédibilité ».

[41] En effet, la question de la pratique du Falun Gong est le seul élément de la demande d’asile de la demanderesse, puisqu’elle n’a soulevé la question de l’avortement forcé ni devant la SPR ni devant la SAR. Pourtant, elle a omis de mentionner cette question centrale durant l’entrevue au point d’entrée, et ce, même après que l’agent de l’ASFC lui eut demandé s’il y avait d’autres incidents dont elle voudrait lui parler.

[42] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’affaire Khan diffère de l’espèce. Rien dans le dossier n’indique que la demanderesse a voulu parler de sa pratique du Falun Gong. Au contraire, la demanderesse a eu deux occasions d’en parler à l’ASFC, mais, à l’une comme à l’autre, elle s’en est abstenue.

[43] La demanderesse explique qu’elle n’a pas dit toute la vérité aux agents de l’ASFC parce qu’elle craignait qu’ils transmettent des renseignements au gouvernement chinois. Elle fait valoir que cette explication est raisonnable, puisqu’elle n’a menti que dans le but d’entrer au Canada pour demander l’asile. Après avoir relevé les incohérences entre ses entrevues au point d’entrée (soit le nombre d’enfants qu’elle a, le nom de ses parents, la raison de son voyage, la question de savoir si elle allait rencontrer quelqu’un), la SAR a jugé qu’il était peu probable qu’une personne ayant fui la Chine pour demander la protection du Canada ne fasse pas suffisamment confiance aux responsables canadiens pour être honnête avec eux.

[44] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SAR n’a pas fait abstraction de l’explication de la demanderesse à propos du fait qu’elle n’avait pas mentionné sa pratique du Falun Gong au point d’entrée – un autre point sur lequel l’espèce diffère de l’affaire Khan. La SAR a directement traité de l’explication de la demanderesse et a exposé les motifs pour lesquels elle la rejetait. La SAR avait compétence pour examiner et apprécier la preuve ainsi que les incohérences qu’elle pourrait comporter. La demanderesse peut être en désaccord avec la décision de la SAR, mais je ne vois aucune erreur qui justifierait une intervention de la Cour.

[45] Pour terminer, je conclus que la SAR a raisonnablement établi une distinction entre les fausses déclarations que la demanderesse a faites pour entrer au Canada et celles qu’elle a faites à son arrivée au pays. À mon avis, les incohérences flagrantes entre les entrevues de la demanderesse au point d’entrée et l’exposé circonstancié de sa demande d’asile ainsi que l’omission complète de l’élément central de sa demande d’asile étayaient raisonnablement la conclusion de la SAR selon laquelle la demanderesse avait plus tard concocté une histoire selon laquelle elle pratiquait le Falun Gong en vue d’appuyer sa demande.

B. Les conclusions de la SAR concernant le départ de Chine de la demanderesse et les attentes de la SAR concernant la preuve que la demanderesse pouvait fournir étaient-elles déraisonnables?

[46] La demanderesse soutient que les éléments des documents sur la situation dans le pays auxquels a renvoyé la SAR étaient très généraux et qu’ils ne démontraient pas qu’elle n’avait pas pu obtenir un passeport ou que le bureau des passeports échangeait d’une manière ou d’une autre des renseignements avec la police.

[47] La demanderesse soutient également qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de s’attendre à ce qu’elle fournisse des éléments de preuve concernant la façon dont le passeur était parvenu à contourner le système de contrôle des sorties de la Chine, car le passeur n’aurait probablement pas révélé ses méthodes (en particulier si elles impliquaient de la corruption).

[48] La demanderesse affirme qu’en concluant que « rien dans la preuve ne montre [qu’elle] a quitté la Chine sans que son passeport n’ait été scanné », la SAR lui demandait de démontrer que son passeport n’avait pas été scanné à son départ, ce qui était déraisonnable. Elle fait valoir qu’il serait pratiquement impossible de fournir une telle preuve. À l’audience, le défendeur a admis qu’il était peut-être impossible pour la demanderesse de fournir une telle preuve, mais il a soutenu que ce n’était pas le seul motif pour lequel la SAR avait rejeté l’appel.

[49] Bien que je convienne avec la demanderesse qu’il n’était pas raisonnable de la part de la SAR de s’attendre à ce qu’elle explique comment le passeur pourrait l’avoir aidée à contourner le système de contrôle des sorties en Chine, je juge que la décision contestée indique d’une façon raisonnablement détaillée comment la SAR a analysé la question du départ de la demanderesse dans son ensemble, à la lumière des documents sur la situation dans le pays et du témoignage de la demanderesse.

[50] La SAR a admis que le Bouclier d’or utilisé par le gouvernement chinois pour « [établir] des liens entre les divers organismes et échelons de commandement au sein de l’appareil de sécurité publique » n’est pas « parfait et qu’il peut y avoir parfois une application inégale ou une corruption possible ». Dans l’analyse qui l’a menée à conclure que la demanderesse n’avait pas présenté d’éléments de preuve concernant la façon dont un passeur pourrait avoir déjoué les contrôles du gouvernement chinois, elle a en outre pris en compte le fait que la demanderesse avait présenté en personne une demande au service de contrôle des entrées et des sorties de l’organe de sécurité publique, en dépit du fait que, selon ses dires, elle se cachait du BSP. La SAR a également rejeté l’argument de la demanderesse selon lequel le passeport était peut-être contrefait, la demanderesse ayant elle-même affirmé dans ses documents remplis au point d’entrée qu’il était authentique. C’est à la lumière de l’ensemble de la preuve que la SAR a conclu qu’il était très improbable que la demanderesse ait été en mesure d’obtenir un nouveau passeport alors que le BSP la recherchait activement, et je juge cette conclusion raisonnable.

C. La SAR a-t-elle déraisonnablement évalué la pratique du Falun Gong de la demanderesse?

[51] La demanderesse soutient qu’il revenait à la SPR de signaler les incohérences entre sa connaissance du Falun Gong et la preuve documentaire, ce que la SPR n’avait pas fait. Cet argument est inopportun, puisque la SAR a admis que la demanderesse avait une connaissance suffisante du Falun Gong.

[52] En outre, la demanderesse soutient que la SPR avait rejeté la preuve concernant sa pratique du Falun Gong au Canada (c’est-à-dire des photos et une lettre d’appui) sans exposer de motif. Encore là, cet argument a été présenté à la SAR, et la SAR y a répondu en concluant que les photos et la lettre avaient peu de valeur et en indiquant qu’elle tiendrait compte de ces documents lorsqu’elle évaluerait la crédibilité générale de la demanderesse. La conclusion de la SAR à cet égard est raisonnable.

VI. Les questions à certifier

[53] La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Ils ont tous deux affirmé que l’affaire n’en soulevait aucune, et je suis d’accord.

VII. Conclusion

[54] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1618-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1618-20

 

INTITULÉ :

JIAJUN GONG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 NOVEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Peter Lulic

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Peter Lulic

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.