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Date : 20060605

Dossier : T-154-05

Référence : 2006 CF 697

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

WALTER KENNEDY

demandeur

et

 

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Walter Kennedy demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne rejetant la plainte de discrimination qu’il a déposée contre son ancien employeur, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada.   

 

[2]               Je suis convaincue que la demande de M. Kennedy doit être accueillie, car le rapport d’enquête sur lequel s’est fondée la Commission pour rendre sa décision était entaché d’un vice fondamental.

 

 

Contexte

[3]               M. Kennedy a été embauché par le CN en 1972.  En novembre 1991, il a été blessé au dos dans un accident de travail quand il a glissé et est tombé alors qu’il nettoyait un wagon de queue. Au moment où il s’est blessé, M. Kennedy était employé à titre de chauffeur / commis aux installations du CN à Capreol en Ontario.

 

[4]               M. Kennedy a reçu des indemnités d’accident du travail pendant un certain temps après son accident. La preuve est contradictoire quant au moment où M. Kennedy a été prêt à retourner au travail et où il a informé le CN qu’il souhaitait retourner au travail. Selon M. Kennedy, il a informé le CN de son désir de retourner au travail en novembre 1994, mais le CN a refusé de répondre à ses demandes. 

           

[5]               Par contre, le CN affirme que M. Kennedy ne l’a pas informé de sa volonté de retourner au travail avant septembre 1996, époque à laquelle les postes de chauffeur / commis avaient été supprimés, et qu’il ne restait plus de poste dans lequel M. Kennedy aurait pu être réintégré. 

 

[6]               Ce qui est clair, c’est que le CN a commencé à abolir les postes de chauffeur / commis à partir du milieu des années 90. L’un des deux chauffeurs / commis travaillant à Capreol a été mis à pied en octobre 1995, bien qu’il ait travaillé sporadiquement jusqu’en septembre 1996. L’autre chauffeur / commis a été mis à pied en septembre 1996, mais il a continué à travailler sporadiquement jusqu’en décembre de cette année.    

 

[7]               Parce que M. Kennedy n’était pas en service actif pour le CN au moment où les postes de chauffeur / commis ont été supprimés, il n’a pas été admissible à certaines prestations de sécurité du revenu auxquelles il aurait sinon eu droit.   

 

[8]               En avril 2001, M. Kennedy a déposé sa plainte relative aux droits de la personne auprès de la Commission, soutenant que le CN avait refusé de lui permettre de retourner au travail après sa blessure et n’avait pas pris de mesures d’adaptation pour son incapacité, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne

 

[9]               Il ressort que la Commission a d’abord refusé de traiter la plainte pour le motif qu’elle avait été déposée plus d’un an après le dernier des faits pertinents. Cependant, après que M. Kennedy eut contesté la décision au moyen d’un contrôle judiciaire, la Commission a décidé de faire enquête sur la plainte.

 

Décision de la Commission

[10]           La Commission a terminé son enquête en septembre 2004. Après avoir pris en note que le poste de M. Kennedy, ainsi que de nombreux autres postes, avait été supprimé, l’enquêteur a affirmé ce qui suit, à titre d’[traduction] « analyse globale » :

 

[traduction]

[41]   La preuve amassée au cours de l’enquête n’appuie pas les allégations du plaignant selon lesquelles la défenderesse a refusé de prendre des mesures d’adaptation pour lui et l’a empêché de retourner au travail. Le plaignant n’a pas été victime de discrimination en raison de son incapacité.

 

[42]   La preuve indique que, en août 1995 et en avril 1996, le plaignant n’a pas été considéré pour les postes de chauffeur restants, parce qu’il n’avait pas suffisamment d’ancienneté. Dans l’arrêt Renaud (1994), la Cour suprême du Canada a jugé : « Bien que les dispositions d'une convention collective ne puissent dégager les parties de l'obligation d'accommodement, l'effet de la convention est pertinent pour évaluer le degré de contrainte résultant de l'ingérence dans ses conditions. » L’obligation de prendre des mesures d’adaptation peut avoir priorité sur l’ancienneté, s’il n’existe aucun autre moyen possible d’adaptation, moins gênant. En l’espèce, cependant, le poste du plaignant a été supprimé, ainsi que les postes d’un certain nombre d’autres employés qui n’avaient pas d’incapacité, pendant qu’il était en congé. Le devoir de prendre des mesures d’adaptation ne protège pas contre la mise à pied. [Non‑souligné dans l’original.]  

 

 

[11]           La décision de la Commission rejetant la plainte de M. Kennedy a été rendue dans une lettre datée du 29 décembre 2004, dont la partie-clé est rédigée ainsi :

[traduction]

Avant de rendre leur décision, les commissaires ont examiné le rapport qui vous a déjà été communiqué ainsi que toutes les observations déposées en réponse au rapport. Après avoir examiné ces informations, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de rejeter la plainte parce que :

- la preuve n’appuie pas les allégations du plaignant selon lesquelles il a été victime de discrimination en raison de son incapacité.

 

 

           

[12]           M. Kennedy affirme que la conclusion de l’enquêteur selon laquelle il n’avait pas suffisamment d’ancienneté pour retourner à l’un des postes de chauffeur / commis restant à Capreol contredisait la preuve devant l’enquêteur. En outre, la conclusion de l’enquêteur sur cette question était contraire à une de ses propres conclusions précédentes voulant que M. Kennedy ait en fait plus d’ancienneté que les deux personnes occupant les postes de chauffeur / commis durant la période en cause. 

 

[13]           Dans la mesure où la décision de la Commission était fondée sur une enquête entachée d’un vice, d’après M. Kennedy, la décision de la Commission était elle-même entachée d’un vice.

 

Norme de contrôle

[14]           Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission canadienne des droits de la personne rejetant des plaintes relatives aux droits de la personne est la décision raisonnable, conformément aux observations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tahmourpour c. Canada (Solliciteur général), [2005] A.C.F. n543, dans lequel le juge Evans affirme :

Le sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi confère un pouvoir discrétionnaire important à la Commission qui décide si la plainte doit être rejetée ou entendue devant un tribunal. Conséquemment, la Cour n'interviendra que si la conclusion de la Commission est jugée déraisonnable, lorsqu'il n'y a pas eu violation de l'obligation d'équité ou d'autres erreurs de droit : Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (C.A.), [1999] 1 C.F. 113 (C.A.), paragraphe 35; voir également Marie-Hélène Blais et autres, Standards of Review of Federal Administrative Tribunals, éd. 2005 (Markham Ont.: LexisNexis Butterworth, 2004), la section 3.2.1.4.

 

[15]           Puisque M. Kennedy ne prétend pas qu’il y a eu en l’espèce manquement à l’équité procédurale par la Commission, je suis convaincue que la décision de la Commission doit être contrôlée suivant la norme de la décision raisonnable. En d’autres termes, la Cour doit examiner si la décision peut résister à un examen assez poussé : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam, [1997] 1 R.C.S. 748, au paragraphe 56.

 

[16]           Avec cette norme de contrôle à l’esprit, je me pencherai maintenant sur les questions soulevées en l’espèce, à commencer par la question de savoir ce qui constitue la décision de la Commission.

 

Contenu de la décision de la Commission

[17]           L’avocat du CN soutient que la décision à l’étude est celle de la Commission canadienne des droits de la personne, et non le rapport de l’enquêteur. Étant donné que la Commission ne donne que des motifs superficiels pour expliquer le rejet de la plainte de M. Kennedy, il nous est impossible de savoir sur quelles conclusions de l’enquêteur s’est appuyée la Commission pour en arriver à sa décision.   

 

[18]           En conséquence, selon l’avocat, la Cour, dans son examen de la présente demande, ne devrait prendre en considération que les motifs présentés par la Commission dans sa lettre du 29 décembre 2004.

 

[19]           Je n’accepte pas les observations de l’avocat à cet égard. Il est bien établi que, compte tenu de la nature superficielle des décisions de la Commission, le rapport d’enquête doit être considéré comme faisant partie des motifs de la Commission : voir l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37, dans lequel la Cour d’appel fédérale affirme :

L'enquêteur établit son rapport à l'intention de la Commission et, par conséquent, il mène l'enquête en tant que prolongement de la Commission (SEPQA [Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879], au paragraphe 25). Lorsque la Commission adopte les recommandations de l'enquêteur et qu'elle ne présente aucun motif ou qu'elle fournit des motifs très succincts, les cours ont, à juste titre, décidé que le rapport d'enquête constituait les motifs de la Commission aux fins de la prise décision en vertu du paragraphe 44(3) de la Loi (SEPQA, précité, au paragraphe 35; Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (1999) 167 D.L.R. (4th) 432, [1999] 1 C.F. 113, au paragraphe 30 (C.A.) [Bell Canada]; Société Radio-Canada c. Paul (2001), 274 N.R. 47, 2001 CAF 93, au paragraphe 43 (C.A.)).

 

 

[20]           En outre, toute lacune d’un rapport d’enquête est pertinente dans le cadre du contrôle judiciaire. En effet, comme l’a fait observer le juge Noël dans la décision Société Radio-Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1993] A.C.F. n1334 :

Si le rapport que la Commission a adopté dans le cadre de sa décision est défectueux, il s'ensuit que la décision est, elle aussi, défectueuse.

 

 

[21]           Ce qui constitue la décision de la Commission étant ainsi défini, j’examinerai maintenant si la décision de la Commission en l’espèce était raisonnable.

 

La décision de la Commission était-elle raisonnable?        

[22]           Comme je l’ai indiqué plus tôt, la preuve devant l’enquêteur était contradictoire quant au moment où M. Kennedy a informé son employeur qu’il était prêt à retourner au travail.

 

[23]           Cela étant dit, selon le rapport d’enquête, le CN savait depuis août 1995 que M. Kennedy était capable de retourner au travail. De plus, le rapport souligne que des courriels ont été échangés au sein du CN à l’automne 1995, ce qui montre que des efforts ont été faits afin de trouver un poste de chauffeur / commis pour M. Kennedy.

 

[24]           L’enquêteur a également observé que, selon ces courriels internes, M. Kennedy n’avait pas suffisamment d’ancienneté en date du 31 août 1995 pour occuper un des postes restants de chauffeur / commis à Capreol, ni nulle part ailleurs en Ontario, au demeurant. Un autre échange de courriels au sein du CN en avril 1996 allait dans le même sens.    

 

[25]           Ces observations ont amené l’enquêteur à conclure ainsi :

[traduction]

La preuve indique que, en août 1995 et en avril 1996, le plaignant n’a pas été considéré pour les postes de chauffeur restants, parce qu’il n’avait pas suffisamment d’ancienneté. 

 

 

[26]           Cette conclusion a pour sa part amené l’enquêteur à conclure que la preuve n’appuyait pas l’allégation de M. Kennedy selon laquelle le refus du CN de le rétablir dans son poste de chauffeur / commis à Capreol constituait une différence de traitement défavorable issue de son incapacité.

 

[27]           Le problème de la conclusion de l’enquêteur est que celle‑ci est complètement à l’opposé de la conclusion précédente de l’enquêteur selon laquelle les personnes occupant les postes de chauffeur / commis à Capreol au moment où M. Kennedy essayait de retourner au travail avaient moins d’ancienneté que lui. À cet égard, je renvoie au paragraphe 18 du rapport d’enquête, où l’enquêteur affirme :

[traduction]

La défenderesse a soumis les registres de travail des chauffeurs travaillant à Capreol. Ces dossiers indiquent que monsieur G., qui avait moins d’ancienneté que le plaignant, a été mis à pied en septembre 1996 et qu’il a travaillé sporadiquement jusqu’en décembre 1996. Monsieur B., qui avait également moins d’ancienneté que le plaignant, a été mis à pied en octobre 1995 et a travaillé sporadiquement jusqu’en septembre 1996. Comme le plaignant, ils étaient tous deux des travailleurs d’appoint […] [Noms omis. Non souligné dans l’original.] 

 

 

[28]           En toute déférence, l’enquêteur doit choisir. Soit M. Kennedy avait plus d’ancienneté que les personnes occupant les postes de chauffeur / commis à Capreol à l’automne 1995, soit il en avait moins.

 

[29]           Il était tout simplement abusif pour l’enquêteur, après avoir conclu précédemment que M. Kennedy avait plus d’ancienneté que ceux qu’il cherchait à remplacer, de conclure ensuite que M. Kennedy n’avait pas droit à un poste de chauffeur / commis parce qu’il avait moins d’ancienneté que les autres chauffeurs / commis à Capreol. 

 

[30]           La conclusion selon laquelle M. Kennedy avait moins d’ancienneté que les personnes occupant les postes de chauffeur / commis à Capreol à l’automne 1995 et au printemps 1996 était essentielle à la conclusion de l’enquêteur selon laquelle la preuve n’appuyait pas la prétention de M. Kennedy voulant qu’il ait été traité d’une manière différente et défavorable pendant son emploi en raison de son incapacité. Compte tenu des contradictions internes que comporte le rapport d’enquête sur la question de l’ancienneté, la conclusion de l’enquêteur ne peut demeurer valable.  

 

[31]           Puisque la décision de la Commission était fondée sur un rapport entaché d’un vice, il s’ensuit que la décision de la Commission était elle-même entachée d’un vice.

 

[32]           Puisque j’ai conclu que les contradictions dans les conclusions de l’enquêteur étaient manifestes à la lecture du rapport d’enquête, il n’est pas nécessaire d’examiner les éléments de preuve extrinsèques produits par M. Kennedy. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de traiter de l’opposition de l’avocat de la défenderesse à l’utilisation de ces éléments de preuve. 

 

Conclusion

[33]           Pour ces motifs, je suis convaincue que la décision de la Commission canadienne des droits de la personne rejetant la plainte de M. Kennedy était déraisonnable. Cette décision est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’un enquêteur différent procède à une nouvelle enquête.

 

Dépens

[34]           Les deux parties ont convenu que les dépens devraient suivre l’issue de la cause et être calculés de la façon ordinaire. Cependant, l’avocat du CN souligne que M. Kennedy est représenté par un avocat des TCA, le syndicat de M. Kennedy. L’avocat soutient que M. Kennedy a droit aux dépens qu’il a véritablement engagés, mais que son syndicat – un tiers dans la présente procédure – ne devrait pas avoir droit aux siens.

 

[35]           Je ne suis pas d’accord avec cette observation. Il existe un certain nombre de considérations de principe régissant l’adjudication de dépens, autres que le remboursement partiel de la partie ayant gain de cause. En outre, si l’avocat du CN avait raison, une personne représentée par un avocat payé au titre d’un certificat d’aide juridique n’aurait jamais droit à des dépens.  

 

[36]           Compte tenu de toutes les circonstances, et dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles des Cours fédérales, je suis d’avis que M. Kennedy a droit à ses dépens dans le cadre de la présente demande, calculés de la façon ordinaire.

 

                       

JUGEMENT

 

            Pour ces motifs, la Cour ordonne que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, avec dépens. La décision de la Commission canadienne des droits de la personne rejetant la plainte de M. Kennedy est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission afin que la plainte de M. Kennedy fasse l’objet d’une nouvelle enquête par un enquêteur différent.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T-154-05        

 

INTITULÉ :                                                   WALTER KENNEDY

                                                                        c.

                                                            COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 31 MAI 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 5 JUIN 2006         

 

 

COMPARUTIONS :

 

L. N. Gottheil

 

POUR LE DEMANDEUR

William G. McMurray

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

L. N. Gottheil

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William G. McMurray

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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