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Date : 20220111


Dossier : IMM-1506-21

Référence : 2022 CF 31

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), 11 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

DAMIJIDA KAMBASAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Damijida Kambasaya, demande le contrôle judiciaire du rejet de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] Le demandeur affirme qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que l’agent des visas (l’agent) a mis en doute la crédibilité de la preuve qu’il a présentée sans lui donner l’occasion de répondre à ses préoccupations. Il fait également valoir que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents et n’a pas expliqué le raisonnement sous-tendant les conclusions principales énoncées dans sa décision.

[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, la présente demande sera accueillie.

I. Contexte

[4] Le demandeur est un citoyen du Nigeria qui s’est rendu aux États-Unis avant d’entrer au Canada en tant que visiteur en mai 2008. En décembre 2008, il a demandé l’asile au Canada. Il a déclaré qu’il était menacé par son père et d’autres personnes au Nigeria en raison de sa conversion de l’islam au christianisme. Sa demande d’asile a été rejetée en décembre 2012.

[5] Le demandeur a un casier judiciaire au Canada. En octobre 2008, il a été accusé de négligence criminelle causant des lésions corporelles et de négligence criminelle causant la mort parce que la voiture qu’il conduisait avait été impliquée dans un accident où son frère avait trouvé la mort et un autre passager avait été blessé. Il a plaidé coupable à ces accusations et a été condamné à 15 mois de détention. En outre, il a plaidé coupable d’avoir omis de comparaître, d’avoir enfreint les conditions de sa mise en liberté sous caution, d’avoir commis une fraude de moins de 5 000 $ et d’avoir mis en circulation un document contrefait. Toutes ces déclarations de culpabilité ont eu lieu en 2009 et au début de 2010. Depuis lors, rien n’indique que le demandeur ait été lié à une quelconque activité criminelle. Au moment de l’examen de l’affaire dans la décision visée par la présente demande de contrôle judiciaire, il avait entrepris des démarches pour demander la suspension de son casier judiciaire, mais il était alors soumis à la période d’attente de 10 ans. Il a également dû composer avec des délais d’attente pour l’obtention des dossiers judiciaires nécessaires, en partie à cause des restrictions liées à la pandémie de COVID-19.

[6] En juin 2012, le demandeur a épousé une citoyenne canadienne. Ils ont ensemble trois enfants, âgés de trois, cinq et sept ans. Le demandeur est séparé de sa femme. Il paie une pension alimentaire et a la garde partagée des enfants. Il bénéficie d’un temps parental hebdomadaire avec ses enfants, soit du jeudi après l’école au samedi en fin d’après-midi. Il dit s’impliquer activement dans la vie de ses enfants et faire du bénévolat à leur école.

[7] Le demandeur détenait des permis de travail lui permettant de rester au Canada entre 2010 et 2015. En mai 2013, il a présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait, mais sa demande a été jugée irrecevable en raison de son casier judiciaire. Le demandeur s’est vu accorder un permis de séjour temporaire (PST) en 2017, et s’est vu depuis accorder d’autres PST.

[8] En novembre 2019, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). À la même époque, il a également présenté une deuxième demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) qui, comme la précédente, a été rejetée. Aucune demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’a été déposée pour contester les deux rejets des demandes d’ERAR.

[9] En janvier 2020, le défendeur a envoyé une lettre d’équité procédurale au demandeur dans laquelle il lui demandait des renseignements supplémentaires relativement à son casier judiciaire. Après plusieurs prolongations de délai, le demandeur a envoyé sa réponse en septembre 2020. Dans une décision datée du 5 janvier 2021 (la décision ou la décision contestée), l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur. Ce dernier a présenté des renseignements supplémentaires à l’appui de sa demande en février 2021, mais l’agent l’a informé que la décision dans son dossier avait déjà été prise.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[10] Le demandeur a fondé sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de ses trois enfants nés au Canada, sur son établissement au Canada et sur les conditions défavorables au Nigeria. Il a reconnu qu’il avait déjà été déclaré coupable d’infractions criminelles. Toutefois, il a fait remarquer que ces déclarations de culpabilité dataient de 2009 et 2010, qu’il n’avait depuis lors plus été lié à des activités criminelles et qu’il avait entamé le processus de demande de suspension de son casier. Le demandeur a souligné ses antécédents professionnels, son implication dans son église, notamment son rôle de pasteur laïc, ainsi que les lettres de soutien qu’il a reçues des pasteurs et amis de son église. Il a également décrit sa relation avec ses enfants et la façon dont il s’impliquait dans leur vie, ainsi que le soutien financier qu’il leur apporte. Enfin, le demandeur a fait valoir que les conditions de vie au Nigeria le mettraient en danger parce qu’il s’est converti de l’islam au christianisme.

[11] L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au motif que le degré d’établissement du demandeur n’allait pas au-delà de ce que toute personne résidant au Canada pendant un certain temps devrait atteindre, et a indiqué que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité.

[12] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants du demandeur, l’agent a estimé que cela [traduction] « constituait l’aspect le plus convaincant de la présente demande », notant que le demandeur était légalement séparé de sa femme, qui est la mère des enfants, mais qu’il partageait la garde de ces derniers et qu’il avait un temps parental avec eux chaque semaine. L’agent a déclaré que le demandeur avait fourni des copies de dix chèques d’un montant de 600 $ chacun comme preuve qu’il payait une pension alimentaire pour ses enfants, mais il a par la suite fait observer [traduction] « [qu’]il n’[était] pas établi que ces chèques [avaient] été encaissés » et [traduction] « [qu’]il [était] difficile de savoir comment la pension alimentaire [que le demandeur] déclare payer [était] attribuée ». L’agent a également mentionné qu’un engagement à ne pas troubler l’ordre public était en vigueur, lequel empêchait le demandeur de contacter la mère des enfants.

[13] Compte tenu du caractère central de cette question dans l’affaire, il convient de citer la conclusion de l’agent à cet égard :

[traduction]

L’intérêt supérieur des enfants constitue l’aspect le plus convaincant de la présente demande, et je l’ai donc examiné très attentivement. Je ne doute pas que le demandeur ne souhaite que le meilleur pour ses enfants; c’est un désir que partagent la plupart des parents de partout dans le monde. Je reconnais qu’il est généralement dans l’intérêt supérieur des enfants d’être en contact avec leurs deux parents et qu’une séparation physique entre M. Kambasaya et ses enfants sera probablement difficile sur le plan émotionnel, et ce, pour eux tous. Pour ces raisons, je suis d’avis qu’il serait probablement dans l’intérêt supérieur des enfants que M. Kambasaya reste au Canada. Toutefois, comme on l’a vu, le principe de l’intérêt supérieur des enfants n’est pas le seul facteur à prendre en considération dans le contexte d’une demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, et il ne l’emporte pas sur tous les autres facteurs.

[14] En ce qui concerne les observations du demandeur concernant la situation du Nigeria et le risque que représente son père (que le demandeur a décrit comme un islamiste radical) en raison du fait que le demandeur a abandonné l’islam pour de convertir au christianisme, l’agent a constaté que ces risques avaient déjà été évalués et rejetés lors de l’analyse de la demande d’asile. L’agent a également estimé que la preuve à l’appui de la situation du pays ne permettait pas de conclure que le demandeur courrait un risque important en tant que chrétien retournant au Nigeria.

[15] L’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. Ce dernier sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Le demandeur fait valoir deux arguments principaux :

  1. l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent équivalait à un déni d’équité procédurale en plus d’être déraisonnable;

  2. l’analyse de l’établissement du demandeur au Canada effectuée par l’agent était déraisonnable.

[17] En outre, le demandeur soutient que l’agent a omis d’évaluer l’ensemble de sa situation en faisant preuve d’empathie comme l’exige l’article 25 de la LIPR.

[18] La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, le rôle de la cour de révision « consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 2 [Postes Canada]). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100, cité avec approbation dans Postes Canada, au para 33).

[19] Les questions d’équité procédurale commandent une démarche qui s’apparente à la norme de la décision correcte et qui consiste à se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd v Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107). Comme il est indiqué au paragraphe 56 de l’arrêt Canadien Pacifique, « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre », et au paragraphe 54 de ce même arrêt, « [u]ne cour de révision [...] demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi ».

[20] Le défendeur a soulevé une question préliminaire concernant l’affidavit du demandeur et l’inclusion de nouvelles informations relatives au taux de rejet des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire traitées par un bureau particulier, mais cette question n’a été soulevée ni par l’une ni par l’autre des parties lors des plaidoiries. De plus, ces informations ne jouent aucun rôle dans la décision contestée. J’ajouterais simplement que la Cour n’accorderait que peu d’importance, voire aucune importance, à un argument fondé sur des données brutes non officielles, sans aucune preuve d’expert, indépendamment de la question de savoir si ces nouveaux éléments de preuve seraient admissibles au stade du contrôle judiciaire.

IV. Analyse

[21] Il n’est pas nécessaire de discuter de toutes les questions soulevées par le demandeur, car la question déterminante en l’espèce est l’incapacité de l’agent à expliquer son évaluation des éléments cruciaux que sont l’intérêt supérieur des enfants et l’établissement du demandeur au Canada. Ces lacunes sont suffisamment importantes pour rendre la décision contestée déraisonnable. Je passerai en revue chaque élément séparément, avant de formuler quelques observations finales.

A. L’intérêt supérieur des enfants

[22] Le demandeur affirme qu’on l’a privé de son droit à l’équité procédurale parce que l’agent a tiré des conclusions sur sa crédibilité sans lui donner l’occasion de répondre aux préoccupations. Le demandeur soutient également que l’analyse faite par l’agent des facteurs liés à l’intérêt supérieur des enfants était déraisonnable, car l’agent n’a pas tenu compte de certains éléments clés de la preuve et ne s’est pas intéressé à l’essence de sa demande.

[23] L’allégation de manquement à l’équité procédurale concerne les commentaires de l’agent où il se demande si les chèques de pension alimentaire fournis par le demandeur ont été encaissés et mentionne qu’il était difficile de savoir comment la pension alimentaire avait été attribuée.

[24] Le demandeur fait valoir qu’il s’agit de conclusions quant à la crédibilité, qui jettent un doute sur sa relation avec ses enfants et sur son respect de l’ordonnance du tribunal concernant la pension alimentaire qu’il doit verser. Il affirme qu’il était injuste que l’agent tire ces conclusions défavorables sans lui donner l’occasion de répondre à ses préoccupations. Subsidiairement, le demandeur fait valoir que ces conclusions sont déraisonnables parce qu’elles sont incompréhensibles et ne sont pas étayées par la preuve.

[25] Le défendeur fait quant à lui valoir que la décision de l’agent doit être évaluée en fonction du cadre législatif applicable, qui inclut le principe selon lequel l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est discrétionnaire et exceptionnel, et que cette mesure ne vise pas à atténuer toutes les difficultés auxquelles un demandeur est confronté. Cette question a été abordée dans des affaires telles que Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 au para 17, et Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 [Braud] au para 50.

[26] Le défendeur soutient que l’argument du demandeur relativement à l’équité procédurale devrait être rejeté parce qu’il fait abstraction du fait que l’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants pesait lourdement en faveur du demandeur et que rien n’indique que l’agent a tiré une quelconque conclusion quant à la crédibilité. Au contraire, l’agent a conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants jouait en faveur d’une dispense permettant au demandeur de demeurer au Canada.

[27] Je ne trouve pas nécessaire de discuter en détail de l’argument relatif à l’équité procédurale, car je ne suis pas convaincu que les déclarations de l’agent puissent être considérées comme des conclusions relatives à la crédibilité. Très franchement, considérant le dossier qui a été présenté à l’agent et le cadre juridique qui s’appliquait, ces déclarations sont tout simplement incompréhensibles. De plus, bien que l’agent énumère les facteurs positifs dans la partie de la décision concernant l’intérêt supérieur des enfants, il n’y a aucune explication valable en ce qui concerne la façon dont il en a tenu compte dans son évaluation globale. Cela suffit à rendre déraisonnable l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent, qu’elle constitue ou non un déni d’équité procédurale.

[28] Le demandeur avait fourni des ordonnances judiciaires établissant trois choses : i) il avait la garde partagée des enfants avec la mère; ii) il avait un temps parental hebdomadaire avec les enfants; iii) il était tenu de verser une pension alimentaire mensuelle de 600 $. En outre, il avait fourni des copies de chèques libellés au nom de la mère des enfants pour le montant requis, ainsi que des relevés bancaires montrant trois retraits mensuels d’un montant de 600 $, chacun étant relié à un numéro de chèque correspondant à l’un des chèques de paiement de la pension alimentaire.

[29] L’agent n’explique pas si ou en quoi la question de savoir si les chèques de pension alimentaire avaient été encaissés était une considération pertinente quant à l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, mais le fait qu’il l’ait soulevée montre qu’il n’a pas tenu compte des relevés bancaires indiquant des retraits mensuels pour des chèques d’un montant de 600 $. De même, l’agent n’explique pas si ou en quoi la question de l’attribution de la pension alimentaire était une considération pertinente en ce qui concerne l’évaluation des facteurs relatifs à l’intérêt supérieur des enfants dans la présente affaire. Ces déclarations n’ont tout simplement aucun sens dans le contexte de la décision contestée.

[30] L’agent aurait pu raisonnablement tenir compte des conséquences pratiques du paiement de la pension alimentaire sur la vie des enfants et de l’incidence de la perte de ces fonds advenant le renvoi du demandeur au Nigeria et son incapacité à continuer à payer ces montants, mais il ne l’a pas fait. À la décharge de l’agent, il convient de noter que le demandeur n’a pas expressément allégué ces points dans les observations déposées à l’appui de sa demande. Je le mentionne ici uniquement dans le but de souligner que la question de savoir si le demandeur se conformait effectivement à l’ordonnance de paiement d’une pension alimentaire était une considération pertinente, mais elle aurait dû être examinée à la lumière du contexte factuel, en particulier des copies des chèques et des relevés bancaires qui y étaient associés, mais cela n’a pas été fait. Selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, une décision peut être jugée déraisonnable si elle n’est pas « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[31] À cette préoccupation s’ajoute celle connexe de l’absence d’une analyse approfondie de la preuve par l’agent en ce qui a trait à la relation entre le demandeur et ses enfants. Il convient de répéter que les enfants sont âgés de trois, cinq et sept ans. Le demandeur a fourni une lettre décrivant sa relation avec ses enfants ainsi que les activités qu’il fait avec eux lorsqu’ils sont ensemble et lorsqu’il fait du bénévolat à leur école. Il a également fourni des photos de lui avec ses enfants.

[32] Dans le passage de la décision contestée cité précédemment, l’agent a déclaré que l’intérêt supérieur des enfants [traduction] « constitue l’aspect le plus convaincant de la présente demande » et qu’il a été [traduction] « examiné très attentivement », ce qui est conforme aux exigences de la jurisprudence depuis l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Ce qui fait défaut, toutefois, c’est une explication de la manière dont l’agent a apprécié la preuve concernant la relation qu’entretient ce demandeur et ces enfants en particulier. Les déclarations de l’agent selon lesquelles leur séparation [traduction] « sera probablement difficile sur le plan émotionnel [et] il serait probablement dans l’intérêt supérieur des enfants » que le demandeur reste au Canada répondent de façon inexpliquée aux exigences tout en étant déraisonnablement vagues, compte tenu de la preuve présentée à l’agent quant à l’implication du demandeur auprès de ses enfants.

[33] Le problème en l’espèce n’est pas que l’agent semble avoir fait abstraction de nombreux faits cruciaux, bien que, comme on l’a vu, il appert qu’il n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve. Le problème est que l’agent n’explique pas la pertinence de plusieurs des éléments mentionnés dans la décision qui tendent à présenter le demandeur sous un jour négatif (par exemple, le doute soulevé quant à l’encaissement des chèques de pension alimentaire et sur la manière dont la pension alimentaire a été attribuée, ainsi que le renvoi à l’ordonnance de non‐communication). Par ailleurs, l’agent ne mentionne pas d’autres faits qui seraient plus manifestement pertinents et qui placeraient le demandeur sous un jour plus favorable en ce qui concerne sa relation actuelle avec ses enfants. Il n’explique pas non plus la façon dont ces faits ont été pris en compte dans son analyse. Cela ne correspond pas au type d’analyse de l’intérêt supérieur des enfants prôné dans l’arrêt Kanthasamy et exigé par l’arrêt Vavilov.

[34] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il n’appartient pas aux cours de révision d’apprécier à nouveau la preuve. Toutefois, il appartient à la cour qui effectue le contrôle de déterminer si une décision est « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci [...] » (Vavilov, au para 99). En l’espèce, je conclus que la décision contestée ne l’est pas.

[35] Bien que cela ne soit pas suffisamment grave pour rendre la décision contestée déraisonnable, j’estime qu’il ne s’agit pas de la seule lacune grave de l’analyse de l’agent. Cela m’amène au second point en litige.

B. Établissement au Canada

[36] Le demandeur fait valoir que l’agent s’est contenté d’énumérer les facteurs d’établissement sans procéder à une véritable analyse. L’agent a reconnu des éléments positifs dans la preuve du demandeur, à savoir :

  • il résidait au Canada depuis plus de 11 ans et occupait un emploi depuis 2012;

  • il a trois enfants qui sont nés au Canada;

  • il est bénévole à l’église qu’il fréquente régulièrement et il a présenté plusieurs lettres de soutien de la part de pasteurs et d’autres membres de son église;

  • il a eu au fil des ans divers statuts d’immigrant, notamment en obtenant des permis de travail et plus récemment des PST.

[37] Le demandeur soutient que l’agent a par la suite écarté ce facteur de manière déraisonnable en déclarant que [traduction] « l’établissement est généralement créé conséquemment à un séjour prolongé dans le pays » et qu’il [traduction] « n’est pas rare de commencer à s’enraciner en trouvant un emploi et en nouant des amitiés avec ceux qui vous entourent ».

[38] Le demandeur fait valoir que la conclusion de l’agent selon laquelle son expérience professionnelle et ses liens avec la communauté n’allaient pas [traduction] « au-delà de ce que toute personne résidant au Canada pendant un certain temps devrait atteindre » est déraisonnable, car elle répète l’erreur contre laquelle la Cour a mis en garde dans des affaires telles que Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813. En particulier, le demandeur affirme que l’agent n’a pas tenu compte, lors de l’analyse comparative de son degré d’établissement, des mesures qu’il avait prises pour apporter une contribution positive et significative à sa famille et à sa communauté.

[39] Le demandeur soutient aussi que les commentaires de l’agent à propos de son casier judiciaire sont déraisonnables. L’agent a dit ce qui suit :

[traduction]

De plus, ce qui nuit quelque peu à son établissement, c’est le fait que M. Kambasaya a passé 15 mois en prison pendant son séjour au Canada et que, malgré une demande de suspension de son casier judiciaire, il est toujours à l’heure actuelle interdit de territoire pour criminalité.

[...]

En outre, je ne peux nier le fait que M. Kambasaya est interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 36(l)a) de la LIPR, et je suis d’avis que ce facteur diminue grandement les aspects positifs de la présente demande.

[40] Le demandeur soutient que cette conclusion est déraisonnable, car il n’y a pas d’analyse du contexte de ses antécédents criminels ou de ses efforts de réadaptation. Il fait valoir qu’en omettant de tenir compte de ces facteurs, l’agent n’a pas suivi les directives données dans le guide opérationnel relativement à l’évaluation de l’interdiction de territoire pour criminalité dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ce document recommande aux agents de prendre en compte des facteurs tels que le temps écoulé depuis la déclaration de culpabilité, le fait qu’il s’agit d’un incident isolé ou faisant partie d’un schéma criminel, ainsi que toute autre information pertinente. Le demandeur affirme que l’agent aurait également pu tenir compte des facteurs énoncés dans la décision Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL) [Ribic], notamment la possibilité de réadaptation, le degré d’établissement au Canada et les répercussions que son renvoi aurait sur ses enfants au Canada.

[41] De plus, le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable que l’agent ne tienne pas compte du fait qu’il s’était vu accorder deux PST. Il soutient que, lorsqu’ils accordent un PST, les agents sont tenus de prendre en considération la sécurité des Canadiens mais aussi la situation particulière du demandeur. Le demandeur fait valoir que notre Cour a reconnu, dans des affaires telles que Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 au para 56, que les PST peuvent être et sont employés « comme une forme de probation, grâce à laquelle ceux qui sont interdits de territoire au Canada pour criminalité, mais qui ont des motifs impérieux de rester ici, peuvent continuer d’accumuler des antécédents de comportements respectueux des lois ». Le fait que l’agent n’en ait pas tenu compte est un autre élément qui rend la décision contestée déraisonnable, selon le demandeur.

[42] Encore une fois, le défendeur insiste sur le large pouvoir discrétionnaire dont dispose l’agent en vertu de l’article 25 et sur le fait qu’il incombe au demandeur de démontrer que les motifs d’ordre humanitaire l’emportent sur ses antécédents criminels, compte tenu de la politique publique énoncée au paragraphe 36(2) de la LIPR. Le défendeur renvoie au paragraphe 52 de la décision Braud pour affirmer qu’il incombe aux agents d’apprécier les considérations d’ordre humanitaire et le facteur de la criminalité pour déterminer si la levée de l’interdiction de territoire pour criminalité est justifiée, et qu’il est nécessaire de faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions des agents à cet égard.

[43] En l’espèce, le défendeur souligne que l’agent était en droit de considérer que le demandeur était toujours interdit de territoire pour criminalité lorsqu’il a présenté sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. De même, le fait que le demandeur se soit vu accorder des PST ne lui confère qu’un statut temporaire au Canada, et la décision montre que l’agent était au courant de l’octroi de ces PST. Le défendeur soutient qu’il était raisonnable de la part de l’agent de ne pas accorder davantage de poids à ce facteur.

[44] En ce qui concerne les autres aspects de l’établissement du demandeur, le défendeur affirme que ce dernier a fait une série de choix tout en sachant qu’il ne bénéficiait que d’un statut temporaire au Canada, notamment le choix de se marier, d’avoir trois enfants et de rester au Canada. Aucune de ces considérations n’échappait au contrôle du demandeur, ce qui constitue un facteur important énoncé dans les lignes directrices relatives à l’évaluation des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Ce facteur a aussi été reconnu dans des affaires telles que Mann c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 126 au para 15.

[45] En ce qui concerne l’évaluation du casier judiciaire du demandeur par l’agent, le défendeur fait valoir que le fait que le demandeur a accumulé la plupart de ses années d’établissement après ses déclarations de culpabilité et son incarcération est une considération pertinente, comme l’a affirmé notre Cour dans la décision Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 772 aux para 70-71.

[46] Je conclus que l’analyse de l’établissement par l’agent n’est pas satisfaisante, car elle n’explique pas de quelle façon l’agent a tenu compte des éléments positifs de l’établissement du demandeur, ni comment il les a soupesés au regard des antécédents criminels, lesquels remontaient à une décennie au moment où la décision contestée a été rendue. L’agent était tenu de prendre en considération les éléments de preuve pertinents, y compris les contributions positives du demandeur auprès de sa famille et de sa communauté au sens large ainsi que son casier judiciaire. À l’égard de ce dernier élément, l’agent devait notamment tenir compte du temps écoulé depuis la dernière infraction et de l’existence ou non d’un schéma de conduite criminelle. Cela n’a tout simplement pas été fait.

[47] Je ne suis pas convaincu par l’argument du défendeur selon lequel l’établissement du demandeur découlait des choix qu’il a faits tout en sachant qu’il était sans statut au Canada; cette façon d’envisager ce facteur ne donne pas de véritable sens à l’objectif, accepté depuis longtemps, qui sous-tend l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Les tribunaux ont souligné à plusieurs reprises qu’il est important de ne pas aller trop loin en accordant une portée excessive à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire (par exemple, en omettant de reconnaître que « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés » (Kanthasamy, au para 23). Toutefois, les tribunaux ont également souligné qu’il est tout aussi important de donner effet à l’objectif qui sous-tend la disposition : « à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne raisonnable] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1, (1970), 4 AIA 351 à la p 364 [Chirwa]).

[48] Je ne suis pas non plus convaincu que l’agent ait raisonnablement décidé que l’établissement du demandeur n’était pas suffisant pour l’emporter sur ses antécédents criminels parce qu’il n’a pas expliqué qu’il s’agissait du fondement de sa décision et qu’il n’a pas analysé les éléments de preuve clés. Parmi les éléments de preuve clés pertinents pour cette question, mentionnons des documents décrivant la nature des crimes eux-mêmes, qui auraient dû être examinés au regard des éléments de preuve décrivant les expressions de remords et les plaidoyers de culpabilité du demandeur, lesquels ont été suivis d’une longue période exempte de toute activité criminelle et durant laquelle le demandeur s’est impliqué de façon positive auprès de sa famille et de sa communauté. Compte tenu des faits présentés à l’agent, l’omission d’expliquer la manière dont ces éléments ont été analysés et évalués est déraisonnable.

[49] Le défendeur, s’appuyant sur la récente décision Braud, a défini le cadre juridique qui doit être appliqué par les agents lors de l’évaluation des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire présentées par des demandeurs interdits de territoire pour criminalité. Le problème est que l’agent n’a pas effectué l’analyse décrite dans la décision Braud. Le juge Gascon déclarait, au paragraphe 40 de cette décision :

Une demande pour motifs d’ordre humanitaire sous le paragraphe 25(1) est un exercice de pondération dans le cadre duquel un agent d’immigration est appelé à examiner des facteurs différents et parfois divergents. Lorsque, comme c’est le cas pour Mme Braud, le demandeur invoque des considérations d’ordre humanitaire à l’appui d’une demande de dispense d’interdiction de territoire pour criminalité, l’agent d’immigration doit examiner la politique d’intérêt public énoncée au paragraphe 36(2) de la LIPR en regard de la situation personnelle du demandeur, et décider si les motifs d’ordre humanitaire l’emportent sur la criminalité et justifient l’octroi d’une dispense de la règle habituelle selon laquelle un motif de criminalité entraîne l’expulsion du Canada. Autrement dit, la criminalité doit être mise en balance avec tous les facteurs d’ordre humanitaire. Il y a assurément une tension entre les deux objectifs d’ordre public de la LIPR qui sont alors en cause, et c’est à l’agent d’immigration qu’il appartient, dans les motifs de sa décision, d’examiner et d’évaluer à la fois les facteurs d’ordre humanitaire et les gestes criminels, puis de déterminer s’il est justifié de lever l’interdiction de territoire pour criminalité.

[50] Au paragraphe 42 de la décision Braud, le juge Gascon a déclaré que « le fait d’exclure automatiquement l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire en raison de la simple existence d’une forme de criminalité pourrait avoir pour effet pratique d’écarter l’esprit qui anime le paragraphe 25(1) de la LIPR ». Toutefois, le juge Gascon a estimé que la décision faisant l’objet du contrôle dans l’affaire Braud ne révélait pas une telle approche. Au contraire, et contrairement à la présente affaire,

l’Agent a indiqué prendre en compte l’ensemble des considérations d’ordre humanitaire tout en référant plus particulièrement aux facteurs énoncés dans la décision Ribic [...], à savoir : 1) la gravité de l’infraction; 2) la possibilité de réadaptation; 3) le temps passé au Canada et le degré d’établissement au pays; 4) la présence de la famille au pays et les bouleversements que l’expulsion de Mme Braud occasionnerait à sa famille; 5) le soutien que Mme Braud peut obtenir de sa famille et de la collectivité; et 6) l’importance des difficultés qu’un retour en France causerait à Mme Braud. (Braud, au para 20).

[51] En l’espèce, comme l’a relevé le demandeur, l’agent n’a pas tenu compte des facteurs énoncés dans la décision Ribic et n’a pas évalué la situation dans son entièreté de manière à déterminer si les considérations d’ordre humanitaire devaient l’emporter sur les antécédents criminels du demandeur. La décision contestée ne respecte pas les obligations légales imposées à l’agent, car elle ne comporte aucune évaluation des antécédents criminels du demandeur outre des observations quant à leur existence et au fait que la suspension du casier judiciaire avait été demandée, mais n’avait pas encore été accordée. Cela la rend déraisonnable.

[52] En outre, l’agent aurait dû expliquer en l’espèce, lors de la mise en balance des différents facteurs, la façon dont il avait tenu compte des décisions d’octroyer des PST au demandeur. Il était d’autant plus pertinent de le faire à la lumière de l’explication donnée pour l’octroi au demandeur d’un PST après la constatation que le demandeur était inadmissible au parrainage par sa épouse pour cause de grande criminalité :

[traduction]

[...] J’ai examiné votre demande, présentée par l’entremise de votre représentant, de rester au Canada avec votre épouse canadienne et vos deux enfants nés au Canada. J’ai pris en considération votre établissement au Canada, y compris vos liens familiaux et vos antécédents professionnels au Canada, ainsi que l’intérêt supérieur de vos enfants au regard de votre interdiction de territoire due à vos déclarations de culpabilité au Canada. J’ai évalué vos raisons de rester au Canada par rapport à l’éventuel risque que représente pour la société canadienne votre présence ici, au Canada. J’ai également examiné attentivement les circonstances dans lesquelles vous avez commis les infractions et les remords que vous avez exprimés depuis vos déclarations de culpabilité. J’ai aussi pris en considération le fait que vous avez présenté une demande de suspension de votre casier judiciaire et que vous vous êtes abstenu de toute activité criminelle depuis votre dernière déclaration de culpabilité. Par conséquent, je suis disposé à solliciter et à recommander un permis de séjour temporaire (PST), pour vous permettre de rester au Canada avec votre épouse et vos enfants jusqu’à ce que vous soyez admissible à une suspension de votre casier judiciaire au Canada.

[53] La raison pour laquelle j’ai reproduit ce passage n’est pas pour laisser entendre que l’agent était tenu de suivre la décision relative au PST, mais plutôt pour faire observer que l’agent devait apprécier ce facteur par rapport à tous les autres facteurs pertinents pour déterminer si une dispense pour considérations d’ordre humanitaire devait être accordée. Le défendeur souligne à juste titre que les critères juridiques pour l’octroi d’un PST et d’une résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire sont distincts. La décision relative au PST figurait toutefois dans le dossier présenté à l’agent et une partie non négligeable des observations relatives à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur portait sur le PST. Par conséquent, l’agent était tenu de prendre en compte la décision relative au PST.

[54] Des raisons de principe semblables justifient l’existence des dispenses pour des considérations d’ordre humanitaire et l’octroi de PST, et un exercice d’appréciation semblable doit être réalisé pour l’octroi de ces dispenses ou de ces PST. D’aucuns pourraient soutenir que le type d’appréciation dont il est question dans l’extrait cité ci-dessus pourrait servir de modèle pour l’analyse requise dans la présente affaire, peu importe que l’agent chargé d’évaluer la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire arrive ou non au même résultat. Or, l’analyse reproduite ci‐dessus contraste fortement avec la réflexion de l’agent dans la décision faisant l’objet du contrôle.

[55] Pour ces motifs, la Cour conclut que la décision contestée est déraisonnable.

V. Commentaires finaux

[56] La vie est compliquée. Les familles le sont encore plus. L’article 25 de la LIPR existe parce que les formations successives du Parlement ont reconnu que, dans certains cas, l’application stricte des règles techniques et formelles énoncées dans la LIPR et son règlement d’application entraînerait des difficultés importantes pour une personne, sa famille et sa communauté. Le critère souvent cité, mentionné précédemment, est de savoir si la personne qui cherche à obtenir une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire a démontré des faits qui, considérés dans leur ensemble, « inciter[aient] [une personne raisonnable] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, au para 13, citant Chirwa, au para 27).

[57] Il faut reconnaître que l’un des défis auxquels font face les agents pour effectuer une évaluation raisonnable des considérations d’ordre humanitaire est que les possibilités sont infinies. Pour ne donner qu’un seul exemple, un agent analysant l’intérêt supérieur des enfants, qui n’est qu’une composante de l’analyse globale, pourrait avoir à tenir compte des éléments suivants :

  • Les enfants partiront-ils avec le demandeur ou resteront-ils au Canada?

  • Les deux parents partiront-ils avec les enfants, ou l’un d’entre eux seulement partira‐t‐il, et dans ce cas, les enfants partiront-ils ou resteront-ils?

  • Les enfants vivent-ils avec le demandeur et sont-ils à sa charge, ou vivent-ils séparément?

  • Le demandeur joue-t-il un rôle actif dans leur vie quotidienne, ou interagit‐il simplement avec eux de façon désordonnée et intermittente, voire pas du tout?

  • Les enfants ont-ils des besoins particuliers que le demandeur contribue à satisfaire de façon importante (sur le plan pratique, financier ou autre), ou la contribution du demandeur n’est-elle pas significative?

[58] Si l’on combine ces éléments avec les nombreux autres facteurs pouvant être pertinents dans le cadre d’une évaluation des considérations d’ordre humanitaire, on peut commencer à comprendre l’énormité et la complexité de la tâche à laquelle sont confrontés les agents en présence d’un éventail aussi vertigineux de faits et de considérations.

[59] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il existe une jurisprudence abondante qui étaye le point de vue selon lequel les agents disposent d’un large pouvoir discrétionnaire pour tenir compte d’une vaste gamme de facteurs pour évaluer les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, et qu’il convient donc de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de leurs décisions.

[60] La nature du pouvoir discrétionnaire conféré aux agents exige qu’ils tiennent compte de la complexité de la vie et du large éventail de voies d’immigration auquel il est possible d’avoir recours afin d’obtenir un statut au Canada. Ce type d’analyse ne peut être fait au moyen de formules types ou en recourant à des modèles, tel qu’il est souligné avec insistance dans l’arrêt Kanthasamy.

[61] Dans de nombreux cas, et dans le cas présent en particulier, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire repose largement sur le réseau de relations que le demandeur a développé durant son séjour au Canada, notamment avec ses enfants et d’autres personnes rencontrées au travail et à l’église. Cette considération est importante pour l’application de l’article 25 de la LIPR, car le renvoi du demandeur du Canada aura un impact non seulement sur lui, mais aussi sur ceux qui sont liés à lui à travers ce réseau. Le fait de perturber le réseau ainsi créé a des répercussions négatives non seulement sur le demandeur, mais aussi sur sa famille et sur l’ensemble de sa communauté.

[62] L’arrêt Vavilov exige deux choses essentielles des agents qui évaluent une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire :

i) Ils doivent démontrer qu’ils ont examiné les faits particuliers les plus pertinents pour l’évaluation des faits requise en vertu de l’article 25 de la LIPR. Les agents doivent démontrer qu’ils ont réellement tenu compte de ces faits, et qu’ils ne se sont pas contentés d’une énumération des faits suivie d’une conclusion. Le travail des agents consiste à apprécier les différents éléments constitutifs (en l’espèce, les facteurs relatifs à l’intérêt supérieur des enfants et l’établissement du demandeur, considérés au regard de l’interdiction de territoire de ce dernier pour criminalité), puis à prendre du recul de manière à pouvoir examiner la situation de manière globale.

ii) Ils doivent expliquer le fil de leur raisonnement, en tenant compte des faits essentiels, pour déterminer si l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est justifié. L’analyse requise vise essentiellement à savoir si l’agent est convaincu que les faits appellent une décision favorable afin de « soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, au para 13). Une fois encore, il ne suffit pas d’énumérer les facteurs pris en considération; les agents doivent faire un effort pour expliquer la façon dont ils ont évalué ces facteurs et la raison pour laquelle leur évaluation les a conduit à la conclusion énoncée dans la décision.

[63] En l’espèce, je conclus que l’analyse faite par l’agent ne satisfait pas aux exigences d’une analyse en bonne et due forme de l’intérêt supérieur des enfants et de l’établissement. Nous sommes en présence d’un exemple de décision qui n’est pas « justifiée » au regard des exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov.

[64] Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

[65] Les parties n’ont soulevé aucune question de portée générale et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1506-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour réexamen.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL. B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1506-21

INTITULÉ :

DAMIJIDA KAMBASAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 décembre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 11 janvier 2022

COMPARUTIONS :

Gen Zha

 

POUR LE DEMANDEUR

Meenu Ahluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

GEN ZHA et STEWART SHARMA HARSANYI

Avocats

Ville (Province)

POUR LE DEMANDEUR

Meenu Ahluwalia

Procureur général du Canada

Ville (Province)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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