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Date : 20060505

Dossier : IMM-3986-05

Référence : 2006 CF 566

OTTAWA (ONTARIO), LE 5 MAI 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE STRAYER

ENTRE :

LUMTURI BECA

GRISELDA BECA

DORIS BECA

MEGI BECA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                Les demanderesses sont Lumturi Beca et ses trois filles mineures. Elles sont originaires de l'Albanie, qu'elles ont quittée en novembre 2002. Après avoir séjourné un certain temps aux États-Unis, elles sont arrivées au Canada en juillet 2003. Le mari de Lumturi se trouve toujours en Albanie.

[2]                À leur arrivée au Canada, les quatre demanderesses ont présenté une demande d'asile. Cette demande a été rejetée par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la CISR) le 10 juin 2004 et l'autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision a été refusée le 21 octobre 2004. Le 21 janvier 2005, les demanderesses ont présenté une demande d'examen des risques avant renvoi (ERAR). Elles ont soutenu devant l'agente chargé d'examiner leur demande d'ERAR qu'elles seraient en danger si elles retournaient en Albanie pour trois raisons : persécution en raison de leurs liens avec le Parti démocratique, crainte d'être victimes de la vendetta déclarée contre le mari de Lumturi Beca et crainte de faire l'objet de la traite des êtres humains en tant que femme et qu'enfants.

[3]                Suivant l'article 113 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et le paragraphe 161(2) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, dans le cadre d'une demande d'ERAR, le demandeur d'asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet par la CISR et il doit préciser les éléments de preuve en question et indiquer dans quelle mesure ils s'appliquent dans son cas. Les demanderesses ont soumis des lettres provenant de membres de leur famille, une photocopie d'un article de journal mentionnant que le mari de Lumturi est en danger en raison de la vendetta, des photocopies d'articles de journaux sur la traite des êtres humains en Albanie et sur d'autres activités criminelles qui y seraient exercées, une « attestation » des « Missionnaires de la réconciliation et de la paix d'Albanie » certifiant que la demanderesse Lumturi Beca a demandé l'aide de cet organisme pour protéger son mari contre la vendetta, un rapport du Groupe des droits de la personne de l'Albanie ainsi qu'une copie d'un article daté du 14 juin 2004 sur la traite d'êtres humains dont l'auteur n'a pas été précisé et qui a été publié par le Bureau de contrôle et de lutte contre la traite des humains. L'origine nationale de cet article n'a pas été précisée. Toutes ces pièces ont été soumises à titre de « nouveaux éléments de preuve » pour confirmer la persécution dont les membres du Parti démocratique feraient l'objet, ainsi que les vendettas et la traite de femmes et d'enfants.

[4]                L'agente d'ERAR (l'agente) a fait observer qu'en réponse à la demande d'asile des demanderesses, la CISR a estimé que la preuve soumise par Lumturi Beca n'était pas crédible. Elle a comparé les nouveaux éléments de preuve aux rapports nationaux du Home Office du Royaume-Uni et à un rapport du Département d'État et a conclu que ces rapports allaient dans le sens contraire. Elle a par conséquent estimé qu'il était peu probable que les demanderesses soient persécutées en raison du fait que leur père et mari était membre du Parti démocratique. En ce qui concerne les risques de vendetta, l'agente a trouvé dans les rapports nationaux des indices permettant de croire que l'État travaillait en vue de lutter contre ce problème. Elle s'est fondée sur la présomption que l'État est capable de protéger ses citoyens (voir l'arrêt Canada c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689). Elle a conclu que les demanderesses ne s'étaient pas déchargées du fardeau qui leur incombait de réfuter cette présomption. Elle ne disposait par exemple d'aucun élément de preuve tendant à démontrer que M. Beca, la principale cible de la vendetta, avait déjà réclamé l'aide de l'État. Elle a par ailleurs conclu qu'étant donné qu'il ressortait de la preuve que les vendettas se produisent surtout dans les régions montagneuses, les demanderesses disposaient d'une possibilité de refuge intérieur dans le Sud de l'Albanie. En ce qui concerne le risque de traite d'êtres humains, tout en reconnaissant que ce problème persiste en Albanie, elle a souligné que le gouvernement albanais faisait énormément d'efforts pour lutter contre celui-ci.

[5]                L'agente a par conséquent conclu que les demanderesses pouvaient se réclamer de la protection de l'État en Albanie et qu'elles ne s'exposeraient pas au risque d'être soumises à la torture ou à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elles devaient retourner en Albanie.

[6]                Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demanderesses se sont essentiellement concentrées sur le danger de vendetta. Leur avocate a contesté les conclusions de l'agente en invoquant plusieurs motifs, notamment le fait qu'elle s'était fondée sur des éléments de preuve (les rapports nationaux) qui n'avaient pas été communiqués aux demanderesses et sur le fait qu'elle ne leur avait pas donné la possibilité de réfuter ces éléments de preuve, qu'elle avait mal interprété ces éléments de preuve et qu'elle avait refusé à tort d'accorder du poids aux nouveaux éléments de preuve soumis par les demanderesses et, enfin, sur le fait qu'en refusant d'accorder de la valeur aux nouveaux éléments de preuve l'agente avait en fait tiré une conclusion au sujet de la crédibilité des demanderesses ce, qui en vertu de l'article 167 du Règlement, aurait dû donner lieu à la tenue d'une audience.

Analyse

[7]                En premier lieu, pour ce qui est de l'appréciation de la preuve et des conclusions de fait, je crois -- et d'ailleurs, les parties sont sans doute du même avis -- que la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. Or, il n'y a dans les conclusions de fait de l'agente rien qui me semble manifestement déraisonnable. Il y avait certainement des éléments de preuve qui justifiaient ses conclusions et ce, même si ces éléments de preuve n'étaient pas irréfutables et qu'il existait aussi des éléments de preuve contraires. Mais il appartenait à l'agente d'apprécier la preuve et c'est bien ce qu'elle a fait.

[8]                En ce qui concerne l'analyse que l'agente a faite des rapports nationaux, les demanderesses signalent qu'ils n'étaient pas enregistrés au centre de documentation. Bien que nous ne disposions d'aucun témoignage sous serment permettant de savoir s'ils avaient été enregistrés ou non, ces documents étaient de par leur nature accessibles au public, ce que tout demandeur est censé savoir (voir l'arrêt Mancia c. Canada, [1998] 3 C.F. 461 (C.A.F.)). Indépendamment de la question de savoir si ces documents se trouvaient dans un centre de documentation, on pouvait de toute évidence les consulter sur Internet et le défaut de l'agente de les communiquer aux demanderesses ne constitue pas un manquement à l'équité (voir le jugement Huggins c. Canada 2005 A.C.F. no 306, au paragraphe 5). Il ressort également de ces décisions que c'est au juge saisi de la demande qu'il incombe de décider si un manquement à l'équité a été commis. J'estime que l'agente a agi raisonnablement en consultant les rapports en question. Les deux rapports émanant du Royaume-Uni auraient été publiés respectivement en avril et en décembre 2004. Or, l'agente n'a rendu sa décision que le 11 mai 2005 et les demanderesses ont soumis leurs dernières observations par écrit la veille. Si elles avaient réclamé et obtenu ces rapports, il leur aurait été loisible de formuler des observations à leur sujet.

[9]                Pour ce qui est de la question de savoir si l'agente aurait dû ordonner la tenue d'une audience en vertu de l'alinéa 113b) de la Loi et de l'article 167 du Règlement, j'estime que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable et qu'il s'agissait d'appliquer les normes établies par le Règlement aux faits de l'espèce. J'estime que les conclusions tirées par l'agente étaient raisonnables. Les facteurs qui servent à décider de l'opportunité de tenir une audience au sujet des nouveaux éléments de preuve sont cumulatifs. Ces facteurs sont les suivants : l'existence d'éléments de preuve qui soulèvent « une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur » , l'importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection et, enfin, la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu'ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection. Il me semble que le premier facteur n'est pas présent en l'espèce. Les demanderesses soutiennent qu'étant donné que l'agente a accordé peu de poids aux déclarations et aux lettres provenant des membres de la famille des demanderesses ainsi qu'à la copie d'un article de journal suivant lequel leur père et mari se cachait pour échapper à une vendetta, l'agente a en fait tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la demanderesse Lumturi Beca, ce qui a déclenché l'application de l'alinéa 167a) du Règlement. Mais la CISR avait jugé la demanderesse principale peu crédible. Les nouveaux éléments de preuve qui ont été soumis, vraisemblablement pour amener l'agente à tirer une conclusion favorable, ne provenaient pas de la demanderesse principale mais de tiers et c'est l'authenticité et la valeur de ces éléments de preuve que l'agente a jugées insuffisantes. L'agente a donc agi de façon raisonnable en décidant de ne pas tenir d'audience.

Conclusion

[10]            Je vais par conséquent rejeter la demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n'a demandé la certification d'une question.

JUGEMENT

            La Cour rejette la demande de contrôle judiciaire.

« B.L. Strayer »

Juge suppléant

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                                     IMM-3986-05

INTITULÉ :                                                    LUMTURI BECA, GRISELDA BECA, DORIS BECA, MEGI BECA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 25 AVRIL 2006

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                           LE JUGE SUPPLÉANT STRAYER

DATE DES MOTIFS :                                   LE 5 MAI 2006

COMPARUTIONS:

Marjorie Hiley

Toronto (Ontario)                                              POUR LES DEMANDERESSES

Sally Thomas

Toronto (Ontario)                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Marjorie Hiley

Toronto (Ontario)                                              POUR LES DEMANDERESSES

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                                               POUR LE DÉFENDEUR

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