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Date : 20211230


Dossier : T50521

Référence : 2021 CF 1483

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2021

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

KAREN LYNNE TURNERLIENAUX

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 1er mars 2021 [la décision] par laquelle M. Giroux, directeur exécutif intérimaire [le directeur exécutif] du Conseil canadien de la magistrature [le CCM], a rejeté la plainte de la demanderesse au CCM [la plainte] au motif qu’elle ne justifie pas un examen.

Contexte

[2] En mars 2018, la demanderesse a été interceptée par la police régionale de Halifax en raison d’une conduite automobile erratique. Elle a finalement été accusée de conduite avec facultés affaiblies en vertu des alinéas 253(1)a) et b) du Code criminel, LRC 1985, c C46, et son permis de conduire a été suspendu en vertu de la loi intitulée Motor Vehicle Act (Loi sur les véhicules automobiles), RSNS 1989, c 293.

[3] À la suite du procès, la demanderesse a été acquittée de l’accusation criminelle : voir R v Turner­Lienaux (26 août 2019), HA181783 (Cour provinciale de la NouvelleÉcosse) [la décision en matière criminelle]. Le registrateur des véhicules automobiles de la NouvelleÉcosse a toutefois soutenu que l’acquittement n’entraînait pas automatiquement la levée de la suspension du permis. La demanderesse a poursuivi le registrateur et le procureur général de la NouvelleÉcosse en faisant valoir que ses droits garantis par les alinéas 11d) et 11h) de la Charte avaient été violés, que les défendeurs avaient commis le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique et que les accusations criminelles dont elle faisait l’objet avaient été remises en litige.

[4] Le 21 octobre 2020, le juge Norton de la Cour suprême de la Nouvelle‐Écosse a rejeté l’action de la demanderesse : voir Turner­Lienaux v Nova Scotia (Registrar of Motor Vehicles), 2020 NSSC 292.

[5] À la suite de cette décision, le 3 novembre 2020, la demanderesse a déposé une plainte auprès du CCM au sujet du juge Norton. Des observations supplémentaires ont été déposées le 10 novembre 2020, le 16 novembre 2020, le 7 décembre 2020 et le 22 janvier 2021. Dans ses observations finales, la demanderesse a demandé au CCM de conclure que le juge Norton avait dénaturé des éléments de preuve et inventé des faits et qu’il avait ainsi fait preuve de malhonnêteté judiciaire intentionnelle et manqué à son devoir judiciaire :

a) en ne fondant pas sa décision sur les preuves écrites et orales au dossier, qu’il devait examiner d’un point de vue judiciaire;

b) en fondant sa décision sur des faits et des arguments de droit erronés, qu’il savait fondés sur une version falsifiée de l’article 279A de la Motor Vehicle Act;

c) en plagiant des faits et des arguments de droit erronés tirés des observations du procureur de la Couronne, qu’il savait fondés sur une version falsifiée de l’article 279A de la Motor Vehicle Act, et en les utilisant comme fondement de ses décisions judiciaires.

d) en dénaturant la substance juridique du témoignage de vive voix des témoins de la Couronne;

e) en dénaturant le contenu des conclusions judiciaires tirées dans la décision en matière criminelle;

f) en inventant des faits qui ne figurent pas au dossier dans ses motifs de jugement.

[6] Le 1er mars 2021, le directeur exécutif a rejeté la plainte de la demanderesse. Il a écrit que, essentiellement, la demanderesse a prétendu que le juge Norton [TRADUCTION] « n’a pas tenu compte de décisions judiciaires antérieures, a omis de présenter la preuve avec exactitude et de l’examiner, n’a pas tenu compte de la jurisprudence et a été partial ». Il a souligné que, dans la dernière correspondance déposée, la demanderesse prétend ce qui suit : [TRADUCTION] « le juge Norton n’a pas tenu compte du fait que l’avocat de la Couronne a falsifié les dispositions pertinentes de la Motor Vehicle Act, a intentionnellement dénaturé la preuve, a violé la doctrine de l’abus de procédure et a inventé des faits qui ne figuraient pas en preuve. »

[7] Le directeur exécutif a fait remarquer que [TRADUCTION] « l’évaluation de la preuve et des lois applicables, ainsi que les conclusions de fait et les conclusions de droit subséquentes tirées par un juge, relèvent strictement de la responsabilité décisionnelle du juge ». Par conséquent, elles [TRADUCTION] « ne mettent pas en cause la conduite d’un juge et ne relèvent pas du mandat du Conseil ». Le directeur exécutif a soutenu que, si la demanderesse voulait contester la façon dont le juge a exercé son pouvoir discrétionnaire ou a pris sa décision, le recours approprié était d’interjeter appel de la décision.

[8] Le directeur exécutif a fait remarquer que [TRADUCTION] « [l]’utilisation de termes comme falsification, dénaturation, violation, invention, malhonnêteté [et] intentionnelle ne fait pas, en soi, du jugement une question de conduite ».

[9] En ce qui concerne les allégations de partialité et de malhonnêteté judiciaire, le directeur exécutif a soutenu que l’existence de partialité est une question judiciaire, qui doit être tranchée par un tribunal. Le directeur exécutif a fait remarquer que rien dans les documents présentés ne soulevait de question qui pourrait obliger le CCM à intervenir et que le désaccord de la demanderesse avec la décision du juge Norton ne constituait pas une preuve de partialité.

[10] En ce qui concerne les allégations de plagiat des observations de l’avocat de la Couronne, le directeur exécutif a invoqué l’arrêt Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30 [Cojocaru], dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que la reproduction d’autres textes dans les motifs du jugement est une pratique acceptée et appliquée depuis longtemps, dans la mesure où il est clair que le juge a porté son attention sur les faits, les arguments et les questions en litige. Le directeur exécutif a fait remarquer que, comme il a été observé dans l’arrêt Cojocaru, où le plagiat révèle que le juge n’a pas bien examiné l’affaire, le recours approprié est devant un tribunal, et la reproduction d’observations ne représente pas, à elle seule, un problème de conduite.

[11] Le directeur exécutif a conclu : [TRADUCTION] « [J]e suis d’avis que les documents présentés ne soulèvent aucun problème de conduite de la part du juge Norton et, par conséquent, ne justifient pas un examen par le Conseil, et la plainte est rejetée. »

Questions en litige

[12] Dans le cadre du contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas d’établir si la plainte est fondée. Il n’appartient pas non plus à la Cour de se draper dans la toge du juge Norton ou de remettre en question ses conclusions. Le seul rôle de la Cour est d’établir si la décision du directeur exécutif doit être annulée.

[13] Je fais les observations qui suivent au sujet des documents écrits qui ont été déposés. Chaque partie a déposé un mémoire écrit de 30 pages ou moins, comme l’exigent les Règles des Cours fédérales. L’article 70 des Règles précise que le mémoire doit contenir un exposé concis des points en litige, des faits, des propositions et de l’ordonnance demandée. Aucune des parties n’a respecté fidèlement cette obligation.

[14] Le mémoire de la demanderesse énonce deux points en litige :

[traduction]

25. M. Giroux atil commis une erreur de droit lorsqu’il a conclu que le CCM n’avait pas le pouvoir d’examiner la décision judiciaire du juge Norton pour établir si elle révélait des preuves d’actes nécessitant une enquête du CCM?

26. M. Giroux atil commis une erreur de droit lorsqu’il a conclu que les actes de « falsification », de « dénaturation », de « violation », d’« invention » [et] de « malhonnêteté » commis par un juge d’une cour suprême dans le cadre d’un litige ne constituent pas une « conduite » qui nécessite une enquête du CCM?

[15] Une semaine avant l’audition de la demande de contrôle judiciaire, la demanderesse a déposé un document de 36 pages intitulé [traduction] « Plaidoirie orale de la demanderesse » [observations écrites supplémentaires de la demanderesse], qui est censé être déposé pour aider la Cour et le défendeur à l’audience. Le document a été présenté avec une lettre d’accompagnement, dans laquelle l’avocat affirme ce qui suit :

[traduction]

Le présent document ne modifie pas le fond de l’argumentation juridique initiale de la demanderesse. Il ne fait qu’ajouter à l’argumentation l’incidence du droit de la répression des fraudes envers la Cour sur la demande.

[16] Le nouveau document énonce les points en litige suivants :

[traduction]

(i) Les décisions du Conseil canadien de la magistrature sontelles susceptibles de contrôle par la Cour fédérale?

(ii) Quelle est l’obligation du Conseil lorsqu’une plainte est déposée contre un juge d’une cour supérieure?

(iii) Quelle est la responsabilité du directeur exécutif du Conseil lorsqu’une plainte est reçue par le Conseil?

(vi) Quelle est la norme de contrôle qui s’applique aux faits de l’espèce?

(v) Des preuves d’inconduite judiciaire qui nécessite une enquête permettant d’établir si des mesures disciplinaires s’imposent ontelles été présentées au Conseil?

(vi) La décision de rejeter la plainte de la demanderesse devraitelle être annulée, et la plainte devraitelle être renvoyée au Conseil pour enquête?

[17] Le fait que les observations écrites supplémentaires de la demanderesse énoncent six points en litige pourrait laisser croire qu’elles décortiquent le mémoire de la demanderesse, qui énonce deux points en litige. Cela pourrait refléter le fait que le mémoire de la demanderesse contient six sousrubriques sous la rubrique [TRADUCTION] « Énoncé des points en litige » : Les décisions du Conseil canadien de la magistrature sont susceptibles de contrôle (para 2728), Compétence de la Cour fédérale (para 29), Norme de contrôle (para 30), Preuve présentée au CCM (para 3179), Premier point en litige (para 80110), et Deuxième point en litige (para 111116). À mon avis, ces sousrubriques ne correspondent pas tout à fait aux six points en litige énoncés dans le nouveau document.

[18] Une grande partie des observations de la demanderesse dans les deux documents sont des réitérations des allégations qu’elle a présentées au CCM, parce que, selon elle, elle doit me convaincre qu’elle a soulevé un problème de conduite dans sa plainte. La demanderesse a reconnu que le CCM n’a compétence que pour traiter des questions concernant la conduite des juges. En l’absence d’une conclusion selon laquelle la conduite d’un juge a été soulevée dans une plainte, le CCM est dépourvu de compétence.

[19] Le défendeur ne présente par ailleurs aucun commentaire écrit en réponse à l’observation de la demanderesse selon laquelle le directeur exécutif n’avait pas le pouvoir d’évaluer la preuve. Le défendeur présente plutôt des observations sur la question de savoir si le directeur exécutif a raisonnablement conclu que le CCM ne peut pas examiner des plaintes qui ne mettent pas en cause la conduite d’un juge. La demanderesse a toutefois expressément accepté cet argument dans ses observations orales et au paragraphe 92 de son mémoire :

[traduction]

Pour savoir si la décision d’un juge est protégée contre des mesures disciplinaires, il faut établir si l’acte reproché est lié à la « prise de décision » ou à la « conduite » du juge.

[20] Le défendeur a admis dans ses observations orales qu’il est possible que le comportement d’un juge au cours d’une audience ou observé dans la décision rendue puisse donner lieu à une conduite qui pourrait faire l’objet d’une plainte au CCM et relever de sa compétence. Le défendeur soutient que le comportement du juge Norton reproché dans la plainte n’est pas un comportement de ce genre.

[21] À mon avis, d’après les observations des deux parties, et à la lumière particulièrement de leurs observations orales, la demande de contrôle judiciaire soulève trois points pertinents :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Le directeur exécutif atil outrepassé son pouvoir en examinant le bienfondé de la preuve?

  3. Le directeur exécutif atil raisonnablement conclu que la plainte de la demanderesse n’avait pas trait à la conduite et qu’elle devait donc être rejetée?

Analyse

1. La norme de contrôle applicable

[22] Selon la demanderesse, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer est celle de la décision correcte. Dans le mémoire de la demanderesse, les observations de cette dernière sur ce point se limitent à des citations surlignées de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], sans application directe aux circonstances de l’espèce. À l’audience et en réponse au mémoire écrit du défendeur, la demanderesse a toutefois admis que l’analyse de la norme de contrôle doit être régie par l’arrêt de la Cour suprême Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[23] Pour appuyer son observation selon laquelle l’arrêt Dunsmuir demeure pertinent pour la présente analyse, l’avocat a invoqué le paragraphe 2 de l’arrêt Vavilov :

Dans les présents motifs, nous traitons de deux aspects clés de la jurisprudence actuelle en droit administratif qu’il est nécessaire de réexaminer et de clarifier. D’abord, nous traçons la nouvelle voie à suivre pour déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative au fond. Ensuite, nous donnons des indications additionnelles aux cours de révision qui procèdent au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le cadre d’analyse révisé est encore guidé par les principes en matière de contrôle judiciaire qu’a énoncés la Cour dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 : le contrôle judiciaire a pour fonction de préserver la primauté du droit tout en donnant effet à la volonté du législateur. Nous insistons également sur la nécessité de développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif.

[24] La demanderesse soutient que, conformément à l’arrêt Vavilov, [traduction] « la norme de contrôle initiale à laquelle le demandeur doit satisfaire est celle de la décision raisonnable ». Elle explique ensuite, aux paragraphes 24 à 27 des observations écrites supplémentaires de la demanderesse, pourquoi la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable.

[25] Elle soutient ensuite que, conformément au paragraphe 17 de l’arrêt Vavilov, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée. Elle est par exemple réfutée pour « les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique ». La demanderesse invoque les arrêts Pfizer Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), 2011 CAF 215 [Pfizer], et Mediatube Corp. c Bell Canada, 2018 CAF 127 [Mediatube], pour faire valoir que, lorsqu’il y a fraude envers la Cour, elle ne peut être tolérée, et les tribunaux ont intérêt à protéger et à assurer leur intégrité. Elle soutient ce qui suit :

[traduction]

Il n’y a pas de question plus importante pour la magistrature que l’intégrité du processus judiciaire. Par conséquent, en l’espèce, la norme de la décision correcte est plus appropriée que la norme de la décision raisonnable pour le contrôle de la décision de M. Giroux.

[26] Je ne suis pas convaincu que l’un ou l’autre de ces arrêts est utile pour la demanderesse. Je remarque que ni l’un ni l’autre ne portait sur l’examen d’une mesure administrative.

[27] Dans l’arrêt Pfizer, une requête déposée en vertu de l’article 399 des Règles des Cours fédérales, DORS/98106, visait l’annulation d’une ordonnance par laquelle la Cour d’appel fédérale avait accueilli un appel de la part de Pfizer au motif que la décision avait été obtenue frauduleusement. L’arrêt Mediatube traitait d’une requête que l’appelante avait déposée pour pouvoir ajouter l’assistance non effective de l’avocat comme moyen d’appel dans une affaire portée en appel devant la Cour d’appel fédérale. Le passage invoqué par la demanderesse se rapporte au commentaire de la Cour selon lequel, pour obtenir le recours en question, l’appelant doit faire la preuve du conflit d’intérêts et de son incidence négative sur la façon dont l’avocat qui le représentait s’est acquitté de sa tâche. En ce qui concerne ce critère, la Cour poursuit, au paragraphe 55 :

Ce critère est [...] conforme aux décisions rendues, [...] qui laissent entendre que tout comportement équivalant à une fraude dans le cadre de la procédure judiciaire remet totalement en cause l’intégrité de cette procédure et le jugement qui en résulte. Un tel comportement place le tribunal dans la situation où il ne saurait tolérer ou sanctionner ce comportement en permettant que le jugement subsiste. De même, l’avocat qui a trahi son client en modérant ses efforts, en raison d’un conflit d’intérêts réel, a totalement miné l’intégrité du processus judiciaire. Dans de telles circonstances, le jugement est irrémédiablement vicié et doit être annulé.

[28] La conduite du juge du procès n’a été contestée dans aucune des deux affaires. La fraude prétendue envers le tribunal en première instance a été soulevée et traitée lors de l’appel du résultat du procès. Dans le contexte d’un appel, la cour d’appel doit faire preuve de déférence envers le juge du procès, sauf pour les questions de droit : voir Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux para 737 [Housen]. Un des principes sur lesquels repose cette retenue est la présomption « que le juge de première instance est qualifié pour trancher l’affaire dont il est saisi et qu’une solution juste et équitable résultera du procès » : arrêt Housen, au para 17. Dans un tel contexte, une décision fondée sur une fraude, pour laquelle cette présomption ne tient plus, ne justifierait aucune retenue en appel.

[29] Même en acceptant qu’il [TRADUCTION] « n’y a pas de question plus importante pour la magistrature que l’intégrité du processus judiciaire », cela ne signifie pas que les décisions sur les plaintes déposées au CCM doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte, d’autant plus que la question de l’intégrité de la Cour peut être traitée comme il se doit par une cour d’appel en appel.

[30] Pour ces motifs, la seule norme de contrôle applicable à la décision contrôlée est la norme de la décision raisonnable.

2. Le pouvoir du directeur exécutif

[31] Dans son mémoire, la demanderesse soutient que le directeur exécutif a commis une erreur en examinant et en prenant en compte les éléments de preuve qu’elle a présentés au CCM. La demanderesse fait remarquer que le directeur exécutif a mentionné explicitement dans sa décision qu’il avait examiné les éléments de preuve et qu’il en était venu à la conclusion qu’ils ne soulevaient aucun problème de conduite.

[32] Elle soutient qu’en tirant une telle conclusion, le directeur exécutif a outrepassé le pouvoir qui lui avait été délégué par le CCM. La demanderesse s’appuie sur la décision Girouard c Canada (Procureur général), 2019 CF 1282 [Girouard], dans laquelle le juge Rouleau a résumé le processus du CCM comme suit :

[120] [...] Le Directeur exécutif est responsable uniquement de l’administration du processus de traitement des plaintes. Son rôle se limite à recevoir la plainte et à l’examiner pour déterminer si la plainte répond aux critères suivants :

1. Elle concerne un ou plusieurs juges de nomination fédérale;

2. Elle est nettement irrationnelle; ou

3. Elle constitue un abus manifeste de la procédure relative aux plaintes.

 

[121] Le Directeur exécutif n’évalue aucune preuve à cette étape du processus. Si la plainte est bien fondée à la lumière de ces trois critères, elle est envoyée au président du Comité de conduite des juges. Même si le Directeur exécute des tâches administratives au cours des diverses étapes du traitement de la plainte, il ne joue pas un rôle décisionnel concernant l’enquête à ces étapes.

[Non souligné dans l’original.]

[33] La demanderesse a tort de s’appuyer sur la décision Girouard, car le juge Rouleau n’a pas pris en compte la version actuelle des procédures du CCM applicables au traitement de la plainte.

[34] La version actuelle des Procédures du Conseil canadien de la magistrature pour l’examen de plaintes ou d’allégations au sujet de juges de nomination fédérale [les Procédures d’examen de 2015] est en vigueur depuis le 29 juillet 2015. Dans l’affaire Girouard, deux plaintes ont été déposées contre le demandeur. La première a été déposée par le juge en chef de la Cour supérieure du Québec en 2012. La deuxième a été déposée conjointement par le ministre canadien de la Justice et la procureure générale du Québec en 2016.

[35] En vertu du paragraphe 63(1) de la Loi sur les juges, LRC 1985, c J1, le CCM « mène » les enquêtes que lui confie le ministre de la Justice ou le procureur général d’une province. Par conséquent, la plainte de 2016 devait obligatoirement faire l’objet d’une enquête et elle n’était pas assujettie à l’examen préalable du directeur exécutif. En vertu du paragraphe 63(2), le CCM « peut » (« may ») enquêter sur les plaintes déposées par d’autres parties, y compris des membres de la magistrature et du grand public. Seules les plaintes visées au paragraphe 63(2) sont assujetties à un examen préalable.

[36] Bien que la décision Girouard ait été rendue en 2019, lorsque le juge Rouleau a examiné le processus d’examen préalable, il a consulté la version de 2012 applicable à la plainte. Les plaintes étaient alors examinées conformément aux Procédures relatives à l’examen des plaintes déposées au Conseil canadien de la magistrature au sujet de juges de nomination fédérale [les Procédures relatives aux plaintes de 2010], qui sont entrées en vigueur le 14 octobre 2010. Les Procédures relatives aux plaintes de 2010 prévoient la procédure d’examen préalable suivante :

2.2 Sur réception, au bureau du Conseil, d’une plainte formulée par écrit concernant un juge de nomination fédérale, le directeur exécutif ouvre un dossier. Ces plaintes peuvent être formulées par quiconque, y compris par un membre du Conseil qui estime que la conduite d’un juge pourrait exiger l’attention du Conseil. Le directeur exécutif n’ouvre pas de dossier dans le cas des plaintes qui, même si elles concernent un ou plusieurs juges de nomination fédérale, sont nettement irrationnelles ou constituent un abus manifeste de la procédure relative aux plaintes.

2.2 The Executive Director shall open a file when a complaint about a named, federally appointed judge made in writing is received in the Council office from any source, including from a member of the Council who is of the view that the conduct of a judge may require the attention of the Council. The Executive Director shall not open a file for complaints which, although naming one or more federally appointed judges, are clearly irrational or an obvious abuse of the complaints process.

[je souligne]

[emphasis added]

[37] Il ressort clairement de son raisonnement que le juge Rouleau a utilisé cette version, puisque les trois critères énoncés au paragraphe 120 de la décision Girouard sont clairement ceux des Procédures relatives aux plaintes de 2010.

[38] Ce sont toutefois les Procédures d’examen de 2015 qui s’appliquent à la plainte examinée par le directeur exécutif dans la présente affaire. L’article 4 prévoit expressément un mécanisme d’examen préalable que le directeur général doit suivre pour établir si une plainte justifie un examen par le CCM. L’article 5 mentionne expressément les affaires qui ne justifient pas un examen, dont « les plaintes qui n’impliquent pas la conduite d’un juge ».

4. Examen préalable par le directeur exécutif

4. Early Screening by Executive Director

4.1 Le directeur exécutif doit réviser toute la correspondance adressée au Conseil qui paraît l’être dans l’intention de déposer une plainte, afin de décider si elle justifie un examen.

4.1 The Executive Director must review all correspondence to the Council that appears intended to make a complaint to determine whether it warrants consideration.

[...]

[...]

5. Critères d’examen préalable

5. Early Screening Criteria

Aux fins de ces procédures, les affaires suivantes ne justifient pas un examen :

For the purposes of these Procedures, the following matters do not warrant consideration:

(a) les plaintes qui sont futiles, vexatoires, faites dans un but inapproprié, sont manifestement sans fondement ou constituent un abus de la procédure des plaintes;

(a) complaints that are trivial, vexatious, made for an improper purpose, and manifestly without substance or constitute an abuse of the complaints process;

(b) les plaintes qui n’impliquent pas la conduite d’un juge; et

(b) complaints that do not involve conduct; and

(c) toutes autres plaintes qu’il n’est pas dans l’intérêt public et la juste administration de la justice de considérer.

(c) any other complaints that are not in the public interest and the due administration of justice to consider.

[39] Lorsque ce point a été signalé, la demanderesse a accepté d’emblée que ce sont les Procédures d’examen de 2015 qui s’appliquent. Par conséquent, je conclus que le directeur exécutif n’a pas outrepassé son pouvoir. Il était tenu d’examiner les allégations énoncées dans la plainte afin d’établir si elles justifiaient un examen.

[40] Il convient également de souligner que nulle part dans la décision le directeur exécutif n’a laissé entendre que les faits prétendus par la demanderesse étaient faux. Le directeur exécutif a effectivement établi que, si toutes les allégations de fait étaient fondées, le recours approprié serait un appel et non une plainte au CCM. Le directeur exécutif semble n’avoir examiné les éléments de preuve que dans la mesure nécessaire pour comprendre les allégations énoncées dans la plainte et établir si elles justifiaient un examen par le CCM.

3. Le directeur exécutif atil raisonnablement rejeté la plainte?

[41] La demanderesse conteste l’affirmation du directeur exécutif selon laquelle le CCM [traduction] « n’a pas le pouvoir d’examiner le jugement d’un juge pour établir si le juge a rendu une décision conforme à la loi ou à la preuve ». La demanderesse soutient que les actes du juge Norton ne sont pas des exemples de prise de décisions judiciaires, mais sont plutôt des actes d’inconduite.

[42] La demanderesse soutient que le paragraphe 63(2) de la Loi sur les juges fait clairement ressortir que le mandat du CCM est « [d’]enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure ». Selon la demanderesse, si une plainte révèle ne serait‐ce qu’une infime preuve de malhonnêteté, le CCM a le devoir d’enquêter sur cette plainte.

[43] La demanderesse cite la décision Singh c Canada (Procureur général), 2015 CF 93 [Singh], comme exemple d’une enquête menée par le CCM sur des allégations de trucage de l’instance, « semblables » à celles de l’espèce. Dans l’affaire Singh, le président du comité sur la conduite des juges a conclu qu’il n’y avait aucune preuve d’actes fautifs et qu’il n’était donc pas nécessaire d’effectuer une enquête plus approfondie. La demanderesse soutient que cela démontre que le CCM peut examiner une décision judiciaire pour chercher des preuves d’inconduite judiciaire, comme le comité sur la conduite des juges l’a fait dans cette affaire.

[44] La demanderesse soutient que le directeur exécutif a commis une erreur de droit et a été déraisonnable lorsqu’il a conclu que [traduction] « les actes judiciaires de falsification, de dénaturation, de violation, d’invention [et] de malhonnêteté ne constituent pas une conduite qui justifie une enquête du CCM. » Elle soutient qu’une telle conclusion est [traduction] « a priori absurde » et qu’elle jette le [traduction] « discrédit sur l’administration de la justice en violant les exigences du CCM en matière d’intégrité », qui sont énoncées dans les Principes de déontologie judiciaire du CCM.

[45] Le défendeur soutient que le directeur exécutif a expliqué le mandat du CCM et les types de plaintes que ce dernier peut examiner, et qu’il a raisonnablement conclu que la plainte ne soulevait pas de questions mettant en cause la conduite d’un juge.

[46] En ce qui concerne l’utilisation des termes « falsification », « dénaturation », « violation », « invention », « malhonnêteté » et « intentionnelle », le défendeur soutient que le simple fait de dire qu’un juge a fait de telles choses ne suffit pas à démontrer une question de conduite qui mérite d’être examinée de façon plus approfondie. Le défendeur soutient que les allégations de la demanderesse selon lesquelles la conduite reprochée s’apparente au trucage d’instance ne sont que de simples suppositions et de simples affirmations, sans preuve à l’appui. Le défendeur soutient que le dossier ne contient pas la moindre preuve à l’appui des allégations de la demanderesse.

[47] À l’audience, la demanderesse a présenté des observations détaillées sur ce qu’elle considérait comme la « conduite » du juge Norton qui justifiait une enquête du CCM. Comme je l’ai déjà mentionné, il ne m’appartient pas de me mettre à la place du directeur exécutif et d’évaluer la plainte, ni de dire si je suis d’accord avec sa décision; il m’incombe plutôt uniquement d’établir si la décision du directeur exécutif était raisonnable.

[48] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse autant au résultat de la décision qu’au raisonnement à l’origine de ce résultat : voir l’arrêt Vavilov, au para 87. Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée, transparente et intelligible; elle doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes : voir l’arrêt Vavilov, aux para 85 et 99.

[49] En règle générale, une décision est déraisonnable si « le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance » : arrêt Vavilov, au para 98. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est toutefois pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » : arrêt Vavilov, au para 102. Les lacunes d’une décision doivent être suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : voir Vavilov, au para 100.

[50] Élément important, les cours de révision devraient s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elles ne devraient pas modifier les conclusions de fait :voir l’arrêt Vavilov, au para 125.

[51] La plainte de la demanderesse au CCM énonce six exemples prétendus d’inconduite de la part du juge Norton. Le directeur exécutif a correctement exposé ces allégations. Le directeur exécutif a examiné chacune d’elles, et il a conclu que les actes reprochés se rapportent à l’évaluation de la preuve et des lois applicables par le juge et qu’ils relèvent ainsi de la responsabilité décisionnelle du juge et ne constituent pas des questions relatives à la conduite du juge.

[52] Le directeur exécutif a clairement exposé que de telles plaintes ne relevaient pas du mandat du CCM, et il a expliqué pourquoi.

[53] En ce qui concerne la plainte de plagiat, le directeur exécutif a expliqué qu’il ne s’agissait pas en soi d’un acte d’inconduite et il a invoqué la jurisprudence de la Cour suprême du Canada pour appuyer sa conclusion. Pour ce qui est du fait que le juge a rendu une décision reposant sur le plagiat d’observations fondées sur une version falsifiée de l’article 279A de la Motor Vehicle Act, je note que le juge cite le « bon » article dans ses motifs, au paragraphe 54.

[54] La décision d’un tribunal peut être déraisonnable si elle déroge à la pratique antérieure du tribunal sans justification : voir l’arrêt Vavilov, au para 131. La demanderesse s’appuie sur la décision Singh pour démontrer que le CCM a déjà procédé à l’examen préalable de plaintes et examiné une décision judiciaire.

[55] La demanderesse a tort de s’appuyer sur la décision Singh. La décision Singh a été rendue dans le contexte des Procédures relatives aux plaintes de 2010, qui, comme nous l’avons vu, prévoyaient un processus d’examen préalable différent. Le fait que le directeur exécutif rejette une demande qui aurait auparavant fait l’objet d’un processus d’examen préalable préliminaire prévoyant des critères différents n’est pas incompatible avec la pratique antérieure.

[56] Le rejet de questions qui ne se rapportent pas à la conduite d’un juge était auparavant effectué par le président du comité sur la conduite des juges. Si les pratiques antérieures régies par les Procédures relatives aux plaintes de 2010 doivent être prises en compte, il s’agit de l’étape pertinente.

[57] Dans l’affaire Singh, le président a examiné la plainte dans le contexte des Procédures relatives aux plaintes de 2010 afin d’établir si elle se rapportait à la conduite. Contrairement à ce que prétend la demanderesse dans ses observations, le CCM, dans l’affaire Singh, n’a pas examiné les décisions du protonotaire et des juges. Dans l’affaire Singh, le président a conclu 1) qu’il n’existait aucun élément de preuve confirmant les allégations d’inconduite et 2) que le demandeur contestait de façon inappropriée le processus décisionnel des juges. Le président a conclu que les conclusions formulées par les juges « relèvent de leur pouvoir décisionnel. Ces conclusions ne peuvent être contestées que par voie d’appel » : voir l’arrêt Singh, au para 53.

[58] La décision du directeur exécutif est conforme à l’arrêt Singh. Tout comme dans l’affaire Singh, le directeur exécutif a rejeté la plainte parce qu’il n’y avait aucune preuve d’inconduite et parce qu’il était clair que les questions faisant l’objet des plaintes de la demanderesse auraient dû être portées en appel.

[59] La demanderesse soutient que le directeur exécutif a commis une erreur de droit et s’est montré déraisonnable lorsqu’il a conclu que la « falsification », la « dénaturation », la « violation », l’« invention » et la « malhonnêteté » ne constituaient pas une inconduite. En toute déférence, la demanderesse a mal interprété la décision. La citation complète de la décision est la suivante :

[traduction]

L’utilisation de termes comme « falsification », « dénaturation », « violation », « invention », « malhonnêteté » [et] « intentionnelle » ne fait pas, en soi, du jugement une question de conduite.

[60] Le directeur exécutif ne disait pas que les actes mentionnés n’étaient pas des exemples d’inconduite. Le directeur exécutif a dit que l’utilisation des termes en question dans une plainte ne peut pas transformer une plainte concernant le processus décisionnel judiciaire en une plainte concernant la conduite d’un juge. Je partage cet avis. C’est l’essence de la plainte et non les termes utilisés par le plaignant qui permet d’établir si la plainte relève de la compétence du CCM.

[61] Le directeur exécutif a examiné les allégations et il a conclu que les plaintes concernaient essentiellement le processus décisionnel judiciaire et non la conduite d’un juge. Le directeur exécutif a expliqué sa conclusion de façon logique. Le résultat est conforme aux pratiques antérieures. La décision est raisonnable.

[62] Les parties conviennent que des dépens de 2 500 $ adjugés à la partie qui obtient gain de cause correspondent à un montant raisonnable. Compte tenu des nombreux documents déposés par les deux parties et des observations détaillées qui ont été présentées, je suis d’accord.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T50521

LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire, avec dépens de 2 500 $ en faveur du défendeur.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T50521

 

INTITULÉ :

KAREN LYNNE TURNERLIENAUX c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 DÉCEMBRE 2021

 

COMPARUTIONS :

Charles D. Lienaux

POUR LA DEMANDERESSE

Mark Freeman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Charles D. Lienaux

Avocat

Halifax (NouvelleÉcosse)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Bureau régional de l’Atlantique

Halifax (NouvelleÉcosse)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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