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Date : 20220114

Dossier : T‑326‑21

Référence : 2022 CF 33

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

JO‑ANN MITCHELL

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, la caporale Jo‑Ann Mitchell, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision disposant d’un grief de niveau II. Elle avait présenté une demande de promotion, mais elle n’a pas été incluse dans la liste finale, parce qu’elle ne faisait pas partie des sept meilleurs candidats.

[2] Elle a déposé un grief contestant l’inclusion d’un autre candidat dans la liste finale, au motif que l’inclusion de celui‑ci contrevenait à la politique de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC]. La question soulevée était celle de savoir si le candidat dont l’inclusion était contestée était admissible en tant que [traduction] « candidat régional ». La demanderesse a soutenu qu’il était un [traduction] « candidat national » et que, de ce fait, il ne pouvait pas faire partie des sept meilleurs candidats régionaux. La décision disposant du grief de niveau II a confirmé la précédente décision relative au grief selon laquelle, d’une part, la demanderesse n’était pas admissible à la liste finale de candidats pour la promotion et, d’autre part, l’inclusion du candidat contestée était conforme à la politique de la GRC.

II. Contexte

[3] La demanderesse est une caporale de la GRC basée au quartier général de la Division B à St. John’s, à Terre‑Neuve‑et‑Labrador. En 2015, elle s’est portée candidate à un poste de sergent, également à St. John’s.

[4] Le 29 décembre 2015, le Groupe national des promotions l’a informée qu’elle n’avait pas été incluse dans la liste finale, car elle ne faisait pas partie des sept meilleurs candidats. Elle s’était classée au huitième rang.

[5] En février 2016, la demanderesse a appris que le candidat retenu [ci‑après le caporal X] était de l’extérieur de la région de l’Atlantique. Avant d’être nommé, le caporal X occupait un poste centralisé à la Division Dépôt, en Saskatchewan, où il était affecté depuis environ 13 mois. Auparavant, il avait occupé divers postes centralisés à la Direction générale de la GRC au cours d’une période d’environ six ans.

[6] Le Manuel de la gestion des carrières de la GRC [le MGC], qui contient plusieurs politiques, prévoit qu’après trois ans à un poste centralisé, un membre peut participer à un concours à titre de candidat régional. La demanderesse a déposé un grief au motif que le caporal X, ayant occupé son poste à la Division Dépôt pendant moins de trois ans, n’était pas admissible à un concours à titre de candidat régional. La position de la GRC était que le caporal X totalisait plus de trois années de services combinées à la Division Dépôt et à la Direction générale, et qu’il était de ce fait admissible à un concours à titre de candidat régional.

[7] L’article 4.10.4.2 du MGC [l’article 4.10.4.2] prévoit ce qui suit :

Le membre qui occupe un poste centralisé qui est situé à la Direction générale (Ottawa) ou à la Division Dépôt et dont le code d’interclassement débute par « N », « S » ou « T » peut, au cours de ses trois premières années à ce poste, participer à titre de candidat national à un concours pour un poste de promotion décentralisé n’importe où au Canada. Après trois ans, le membre peut participer à titre de candidat régional à un concours pour un poste de promotion décentralisé n’importe où au Canada.

[8] Les parties conviennent qu’avant son arrivée à la Division Dépôt, le caporal X avait accumulé plus de trois années de service sans interruption à la Direction générale, à des postes dont les codes d’interclassement figurent à l’article 4.10.4.2 reproduit ci‑dessus. Le code d’interclassement du poste du caporal X à la Division Dépôt faisait également de lui un candidat admissible. Par conséquent, la question que soulevait le grief était celle de savoir si l’article 4.10.4.2 permettait de combiner les années de service continues ou si le caporal X devait avoir accumulé trois années de services à la Division Dépôt pour être admissible à titre de candidat régional. Autrement dit, le départ du caporal X pour la Division Dépôt a‑t‑il eu pour effet de remettre le compteur à zéro en ce qui a trait à son admissibilité? Les parties conviennent également que le caporal X aurait été un candidat régional admissible s’il était demeuré à son poste à la Direction générale.

[9] La procédure de la GRC applicable aux griefs comporte deux niveaux. D’abord, l’arbitre de premier niveau a entendu le grief de niveau I et rendu la première décision. Ensuite, l’arbitre de dernier niveau a rendu la décision disposant du grief de niveau II qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[10] Devant l’arbitre de premier niveau, la demanderesse s’est appuyée sur le libellé de l’article 4.10.4.2, où l’on mentionne « un » poste (au sens d’un seul et même poste), « le » code d’interclassement, et la Direction générale « ou » la Division Dépôt, pour soutenir qu’un membre doit demeurer au même poste pendant trois ans, et non pas occuper successivement plusieurs postes régionaux admissibles, pour être admissible à un concours à titre de candidat régional. Elle a également soutenu qu’une période de service à la Division Dépôt durait de trois à cinq ans, et que l’objectif de l’article 4.10.4.2 était de prévenir les courtes périodes de service (c’est‑à‑dire éviter que la GRC consacre des ressources au transfert de membres vers la Division Dépôt, et ce, pour les laisser partir peu après en leur permettant de participer à des concours à l’échelle régionale).

[11] Le défendeur a soutenu que le caporal X avait accumulé huit années de service sans interruption aux emplacements et avec les codes d’interclassement requis, et, de ce fait, qu’il satisfaisait aux exigences énoncées à l’article 4.10.4.2 et qu’il avait été autorisé de bon droit à participer au concours à titre de candidat régional. Le défendeur s’est également appuyé sur les renseignements fournis par le Programme national des affectations de la GRC, qui, en matière de politique, a été décrit comme le centre de décision, concernant l’interprétation de l’article 4.10.4.2. L’arbitre de premier niveau a résumé la preuve relative à l’interprétation du Programme national des affectations en ces termes :

[traduction]
Après avoir reçu des questions de la part du représentant pour le grief collectif, la défenderesse indique qu’elle a consulté le PNA [le Programme national des affectations], car il est le centre de décision à cet égard, pour obtenir des précisions sur l’article 4.10.4.2 du MGC. Le PNA a confirmé que l’objet initial de l’article était que les membres demeurent à la Division Dépôt au moins trois ans; en fait, la politique prévoyait explicitement que les membres ne pouvaient présenter une demande de promotion qu’au sein de la Division Dépôt. Cependant, la politique et son objet ont changé en 2012‑2013 en vue de permettre aux membres occupant des postes centralisés à la Direction générale et à la Division Dépôt de devenir candidats régionaux comme tous les autres membres après trois années de service. Le PNA a précisé pour conclure que « le compteur n’est pas remis à zéro quand un membre passe du code d’interclassement N, S ou T à un autre ».

[12] Dans une décision datée du 24 juin 2020, l’arbitre de premier niveau, concluant que la décision prise par la GRC de permettre au caporal X de participer au concours à titre de candidat régional était conforme à l’article 4.10.4.2, a rejeté le grief de niveau I. Elle a jugé que les dispositions importantes de l’article 4.10.4 du MGC dans son ensemble, soit celui dans lequel se trouve l’article 4.10.4.2, concordaient avec l’explication du Programme national des affectations au sujet de l’objet de l’article 4.10.4.2, qui reflète l’[traduction] « intention de permettre aux membres occupant des postes centralisés à la Direction générale et à la Division Dépôt de devenir candidats régionaux comme tous les autres membres au terme de trois années consécutives ».

III. La décision contestée

[13] Le 13 juillet 2020, la demanderesse a déposé son grief de niveau II, en soutenant que la décision de l’arbitre de premier niveau était [traduction] « manifestement déraisonnable » et devrait être annulée.

[14] Dans le cadre de l’examen de la décision de l’arbitre de premier niveau, l’arbitre de dernier niveau « évalue si la décision de premier niveau contrevient aux principes d’équité procédurale, est entachée d’une erreur de droit ou est manifestement déraisonnable » (para 18(2) des Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014‑289). Il incombe à la demanderesse de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que la décision de l’arbitre de premier niveau est manifestement déraisonnable.

[15] L’arbitre de dernier niveau a fourni de longs motifs à l’appui de son rejet du grief de niveau II dans lesquels elle traite des observations des deux parties, et ce, tant au premier qu’au dernier niveau de la procédure applicable aux griefs. Elle a examiné chacune des cinq objections formulées par la demanderesse contre la décision de l’arbitre de premier niveau, soit que cette dernière : (i) n’avait pas examiné entièrement le sens grammatical ordinaire du libellé de l’article 4.10.4.2; (ii) n’avait pas examiné la preuve contextuelle tirée d’autres articles du MGC; (iii) n’avait pas examiné la preuve contextuelle relative aux conditions de service applicables aux postes à la Division Dépôt; (iv) n’avait pas fourni des motifs suffisants, et (v) n’avait pas conclu que le Programme national des affectations n’était pas l’autorité gouvernementale décidant de l’interprétation de l’article 4.10.4.2 et de son objet.

[16] Finalement, l’arbitre de dernier niveau a conclu ainsi :

[traduction] La plaignante, n’ayant pas relevé d’erreur manifeste ou déterminante dans la décision de l’arbitre de premier niveau, n’est pas parvenue à me convaincre que la décision de l’arbitre de premier niveau n’appartient pas aux issues possibles au regard des faits de la présente affaire et du droit, y compris la politique et les lignes directrices applicables. Bref, je conclus que la décision de l’arbitre est transparente, intelligible et justifiable, et qu’elle appartient tout à fait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[17] Après que la décision disposant du grief de niveau II eut été rendue [ci‑après la décision contestée], la demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire.

IV. La question en litige et la norme de contrôle

[18] La question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’arbitre de dernier niveau est raisonnable. En particulier, la demanderesse soulève les sous‑questions suivantes : l’arbitre de dernier niveau a‑t‑elle raisonnablement (i) examiné et interprété le libellé de l’article 4.10.4.2; (ii) examiné et interprété la preuve contextuelle concernant le sens de l’article 4.10.4.2; (iii) conclu que le Programme national des affectations était l’[traduction] « autorité gouvernementale » décidant de l’interprétation de l’article 4.10.4.2 et faisant appliquer son objet?

[19] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable à la décision de l’arbitre de dernier niveau est celle de la décision raisonnable (Zak c Canada (Procureur général), 2021 CAF 80 au para 2).

[20] Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100). La norme de la décision raisonnable est empreinte de déférence, mais néanmoins rigoureuse (Vavilov aux para 12‑13). Pour que la cour de révision intervienne, elle doit avoir été convaincue par la partie qui conteste que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100).

[21] La cour de révision doit également s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait (Vavilov au para 85). De plus, selon l’arrêt Vavilov, la cour de révision ne doit pas se pencher sur la décision sous‑jacente avec l’intention de se lancer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (au para 102), mais plutôt en se demandant si « la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (au para 15).

[22] Néanmoins, toujours selon l’arrêt Vavilov, un décideur « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (au para 126). Le fait qu’un décideur ne soit pas parvenu à « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128).

[23] Je suis consciente des indications données par le juge Boivin de la Cour d’appel fédérale, dans la décision Canada (Procureur général) c Zalys, 2020 CAF 81 [Zalys], concernant le degré de retenue auquel ont droit les arbitres de dernier niveau, également appelé arbitre de niveau II, à la GRC :

[15] Pour sa part, la Cour fédérale a correctement déterminé la norme de contrôle applicable comme étant celle de la décision raisonnable (motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 13). Toutefois, il a effectué sa propre analyse de la façon dont les dispositions pertinentes du Manuel d’administration et du Manuel national de rémunération de la GRC devraient être interprétées (motifs de la Cour fédérale, par 27‑37, 39, 45‑50). Par conséquent, elle n’a pas fait preuve de suffisamment de déférence et s’est clairement engagée dans un contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte, s’est concentrée à tort sur sa propre interprétation des manuels de politique de la GRC et a comparé cette interprétation à celle de l’arbitre, en utilisant sa propre interprétation comme « critère pour ensuite jauger ce qu’a fait [l’arbitre] » (arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 472 N.R. 171, au paragraphe 28; voir également l’arrêt Canada (Procureur général) c. Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82, [2019] 3 R.C.F. 81, au paragraphe 49). [Je souligne.]

[24] En outre, dans l’arrêt Zalys, la juge Gleason (dissidente, mais pas sur ce point) a donné les indications suivantes :

[80] […] il n’appartient pas à notre Cour de reprendre l’interprétation des dispositions pertinentes du Manuel d’administration et du Manuel national de la rémunération de la GRC en se fondant sur les arguments qui nous ont été présentés concernant la manière dont ces dispositions devraient être interprétées. Ainsi, la question n’est pas de savoir comment les manuels doivent être interprétés, mais plutôt si l’interprétation proposée par l’arbitre était raisonnable. Par conséquent, nous devons nous concentrer sur la décision de l’arbitre, qui doit être examinée à la lumière des facteurs pertinents décrits dans l’arrêt Vavilov.

[…]

[84] Il n’est tout simplement pas loisible à notre Cour, dans le contexte du contrôle selon la norme de la décision raisonnable d’une telle décision, de se prononcer sur le sens à donner à ces dispositions, en particulier en l’absence de toute jurisprudence antérieure les interprétant. Si nous devions le faire, nous nous engagerions dans un contrôle selon la norme de la décision correcte et nous nous écarterions d’un précédent solidement établi qui reconnaît qu’il y a lieu de faire preuve d’une grande retenue eu égard aux interprétations contractuelles des arbitres de griefs […].

[25] En conséquence, il n’appartient pas à la Cour de réinterpréter l’article 4.10.4.2. Son rôle est plutôt de se demander si, à la lumière des facteurs soulignés dans Vavilov, l’arbitre de dernier niveau a raisonnablement apprécié l’interprétation de cet article donnée par l’arbitre de premier niveau.

V. Analyse

[26] Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, le rôle de l’arbitre de dernier niveau était d’examiner la question de savoir si la demanderesse avait démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la décision de l’arbitre de premier niveau était « manifestement déraisonnable ». Le rôle de la Cour est d’examiner la question de savoir si la demanderesse s’est acquittée de son fardeau de démontrer qu’il était déraisonnable de la part de l’arbitre de dernier niveau de conclure que la décision de l’arbitre de premier niveau n’était pas manifestement déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, et en dépit des observations habiles de l’avocat de la demanderesse, je ne suis pas convaincue que l’arbitre de dernier niveau a commis une erreur susceptible de contrôle.

[27] Comme l’a récemment affirmé mon collègue le juge Pentney, l’interprétation des articles pertinents d’une politique interne doit être conforme au texte, au contexte et à l’objet de ces articles (Green c Canada (Procureur général), 2021 CF 178 au para 26).

[28] En ce qui concerne le libellé de l’article 4.10.4.2, reproduit au paragraphe 7 de la présente décision, la demanderesse soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’arbitre de dernier niveau de l’interpréter comme autorisant le caporal X à combiner le temps passé à la Direction générale et à la Division Dépôt, où il a occupé des postes de codes d’interclassement différents, pour ainsi satisfaire à l’exigence d’avoir accumulé trois années de service. La demanderesse fait valoir que, si tel était le cas, ce n’est pas « ou » qui aurait été employé dans l’article 4.10.4.2, mais [traduction] « et/ou ». Le défendeur soutient que l’arbitre de dernier niveau a examiné le libellé de l’article ainsi que l’analyse qu’en avait faite l’arbitre de premier niveau, et qu’elle a raisonnablement conclu qu’« un poste centralisé » pouvait inclure plusieurs postes des codes d’interclassement indiqués.

[29] Après avoir examiné l’analyse de l’arbitre de premier niveau et fait sa propre analyse du libellé, l’arbitre de dernier niveau a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que l’arbitre de premier niveau avait commis une erreur en considérant qu’« un poste » pouvait [traduction] « inclure plus d’un poste, pourvu que le membre continue de relever d’un des codes d’interclassement indiqués ». À la lumière des indications données dans les arrêts Vavilov et Zalys, je ne vois aucune raison d’intervenir. Il existe un lien rationnel entre, d’une part, les motifs exposés par l’arbitre de dernier niveau et, d’autre part, le libellé de l’article 4.10.4.2 et les conclusions de l’arbitre de premier niveau. Bien que la demanderesse ait donné une interprétation possible du libellé, elle n’a pas démontré que l’interprétation de l’arbitre de dernier niveau était entachée d’une erreur suffisamment importante pour rendre la décision contestée déraisonnable (Vavilov au para 100).

[30] La demanderesse conteste l’affirmation de l’arbitre de dernier niveau selon laquelle elle [traduction] « a présenté son interprétation personnelle de la politique suivant laquelle elle ferait partie des sept candidats retenus dans le cadre du concours, laquelle ne démontre pas que le défendeur, l’arbitre de premier niveau et le PNA, qui est l’auteur de la politique, ont commis une erreur d’interprétation ». La demanderesse soutient que cette remarque (à savoir qu’il s’agissait de son interprétation personnelle) était injustifiée, désobligeante et inappropriée, et qu’elle donne à penser que son argument a été rejeté parce qu’il concordait avec son intérêt personnel.

[31] L’arbitre de dernier niveau a qualifié la position de la demanderesse d’[traduction] « opinion personnelle » et d’[traduction] « interprétation personnelle » à plusieurs reprises. Je conviens avec la demanderesse qu’il n’était ni nécessaire ni justifié d’employer ces termes. Par contre, je conclus que la position et les observations de la demanderesse, bien que décrites en de tels termes, ont été examinées par l’arbitre de dernier niveau. Le choix de termes de celle‑ci est regrettable, mais je ne suis pas convaincue qu’il justifie l’intervention de la Cour.

[32] Quant au contexte, la demanderesse allègue que l’arbitre de dernier niveau n’a pas raisonnablement examiné certains éléments de preuve contextuels et relatifs à la finalité sur lesquels elle s’était appuyée. Elle allègue qu’un article voisin du MGC appuie la thèse selon laquelle l’article 4.10.4.2 interdit les [traduction] « courtes périodes de service ». Le défendeur soutient que l’arbitre de premier niveau a examiné plusieurs articles voisins du MGC, auxquels l’arbitre de dernier niveau a renvoyé, et que les arbitres étaient libres de privilégier l’interprétation du défendeur sur celle de la demanderesse. Il affirme que la demanderesse cherche à amener la Cour à soupeser de nouveau la preuve.

[33] Je partage l’avis du défendeur. À moins de circonstances exceptionnelles, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, de soupeser ou d’apprécier à nouveau la preuve contextuelle examinée par les arbitres (Vavilov au para 125).

[34] La demanderesse soutient que deux éléments de preuve relatifs à la finalité n’ont pas été raisonnablement analysés et traités par l’arbitre de dernier niveau, soit : (i) l’existence d’un programme de stage à la Division Dépôt [le programme de stage] qui a pour objet d’inciter les membres à y demeurer au moins trois ans, et (ii) une entrevue avec le caporal X dans laquelle il est dit que la période de service à la Division Dépôt est de trois à cinq ans. Pour sa part, le défendeur soutient que l’on ne peut s’attendre à ce que l’arbitre de dernier niveau traite de chacun des points soulevés par la demanderesse. De son point de vue, il ressort plutôt de la décision contestée que l’arbitre de dernier niveau était consciente des questions soulevées et qu’elle les a examinées.

[35] Je conclus que l’arbitre de dernier niveau a examiné l’argument de la demanderesse selon lequel l’arbitre de premier niveau n’avait pas tenu compte des deux éléments de preuve relatifs à la finalité, mais qu’elle a finalement jugé que l’arbitre de premier niveau était libre de souscrire à la position du défendeur concernant l’objet de l’article 4.10.4.2. Dans la partie de la décision contestée portant sur l’argument de la demanderesse qui s’appuyait sur la preuve contextuelle, l’arbitre de dernier niveau a cité la demanderesse à propos des deux éléments de preuve, mais elle n’a pas explicitement mentionné le programme de stage. Le défendeur, qui s’appuie sur le paragraphe 49 de la décision Mao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 542, soutient que l’arbitre de dernier niveau n’avait pas l’obligation de traiter de chacun des arguments et que son défaut de mentionner de nouveau chacun des points ne devrait pas faire l’objet de critiques.

[36] Je ne juge pas que le défaut de mentionner explicitement le programme de stage dans cette partie de la décision contestée est fatal. Il est manifeste que l’arbitre de dernier niveau était consciente de la question des conditions de service relatives aux postes à la Division Dépôt, et qu’elle a jugé que l’arbitre de premier niveau l’avait examinée. Le fait que l’arbitre de dernier niveau n’ait pas mentionné un élément de preuve parmi plusieurs autres en traitant d’un argument n’emporte pas qu’elle n’a pas examiné la question à laquelle l’élément omis se rapportait. Par ailleurs, je ne juge pas que l’élément de preuve relatif à la finalité, soit l’existence du programme de stage, puisse être considéré comme important au point que son omission puisse rendre la décision contestée déraisonnable (Vavilov au para 128). Enfin, l’arbitre de dernier niveau a fait mention du programme de stage plus loin dans la décision contestée, à propos du poids attribué à la preuve présentée par le défendeur concernant l’interprétation du Programme national des affectations.

[37] Le dernier motif soulevé par la demanderesse concerne l’affirmation de l’arbitre de dernier niveau selon laquelle le Programme national des affectations était [traduction] l’« autorité » en matière d’interprétation de l’article 4.10.4.2 et d’application de son objet. La preuve relative à l’interprétation du Programme national des affectations, telle que l’arbitre de premier niveau l’avait résumée, est citée au paragraphe 11 de la présente décision. En bref, le Programme national des affectations, qui est l’auteur des politiques contenues dans le MGC, a confirmé qu’initialement, l’objet de l’article 4.10.4.2 était d’inciter les membres à demeurer à la Division Dépôt au moins trois ans. De fait, la politique indiquait auparavant qu’au cours des trois premières années à la Division Dépôt, un membre ne pouvait présenter une demande de promotion qu’au sein de la Division Dépôt, et l’article concernant la Direction générale allait dans le même sens. En 2012‑2013, la politique et son objet ont changé de façon à permettre aux membres occupant des postes centralisés à la Direction générale et à la Division Dépôt de devenir candidats régionaux après trois ans – le compteur n’est plus remis à zéro quand un membre change de code d’interclassement (au para 32 de la décision contestée).

[38] La demanderesse soutient que l’arbitre de dernier niveau a déraisonnablement conclu que le Programme national des affectations [traduction] « faisait autorité » en matière d’interprétation et d’application de l’article 4.10.4.2. Elle fait valoir que le degré de retenue témoignée à l’endroit du Programme national des affectations était déraisonnable. Elle signale que le Programme national des affectations est une branche de l’employeur et qu’une telle situation conduit à un résultat absurde : le Programme national des affections peut ainsi donner à l’article 4.10.4.2 le sens qu’il veut, même si ce sens est incompatible avec le libellé de l’article. Elle affirme que l’arbitre qui examine un grief ne peut pas réellement jouer son rôle de décideur administratif s’il défère automatiquement à la direction en ce qui a trait à l’interprétation de ses politiques.

[39] Le défendeur soutient que l’arbitre de dernier niveau n’a pas affirmé que le Programme national des affectations [traduction] « faisait autorité ». L’arbitre de dernier niveau a plutôt tenu compte de la preuve relative à la position du Programme national des affectations sur l’objet de l’article 4.10.4.2 ainsi que du libellé de la partie importante de l’article 4.10.4.2, des articles voisins et de l’ensemble du MGC. Le défendeur soutient que la demanderesse soulève devant la Cour les trois mêmes questions qu’elle avait soulevées devant l’arbitre de dernier niveau, soit celles à propos de l’examen du libellé, de l’examen de la preuve contextuelle et relative à la finalité, et de l’examen de la position du Programme national des affectations. Il affirme, en s’appuyant sur l’arrêt Vavilov, que cela ressemble à une chasse au trésor à la recherche d’une erreur, et que ces questions ne visent pas la décision dans son ensemble.

[40] En prenant en considération la décision contestée dans son ensemble, je ne conclus pas que l’arbitre de dernier niveau s’estimait tenue d’adopter tout simplement l’interprétation de la politique donnée par le Programme national des affectations, ou de déférer à celui‑ci sans analyser la question plus avant. En fait, les deux arbitres ont examiné le libellé de l’article 4.10.4.2, les éléments de preuve tirés d’autres articles du MGC, et les éléments de preuve contextuels et relatifs à la finalité fournis par la demanderesse et le défendeur. Après avoir examiné les dispositions de l’article 4 du MGC dans son ensemble, l’arbitre de premier niveau a conclu qu’elles concordaient avec l’objet de la politique tel qu’il avait été décrit par le Programme national des affectations. L’arbitre de dernier niveau a conclu que la demanderesse n’avait [traduction] « pas établi que l’arbitre de premier niveau avait commis une erreur en adoptant l’interprétation de la politique donnée par le Programme national des affectations plutôt que celle donnée par la [demanderesse] ». Compte tenu du dossier dont disposait l’arbitre de dernier niveau, je ne juge pas cette conclusion déraisonnable. Par ailleurs, l’arbitre de dernier niveau a expliqué de façon cohérente et intelligible pourquoi elle a désigné le Programme national des affectations comme l’[traduction] « autorité » relativement à l’objet et à l’application de l’article 4.10.4.2 : le Programme national des affectations est (i) l’[traduction] « auteur » des politiques contenues dans le MGC et (ii) le centre de décision avec lequel on doit communiquer pour obtenir des renseignements sur la politique, et ce, selon la politique elle‑même. L’emploi par l’arbitre de dernier niveau des termes [traduction] « autorité » et [traduction] « autorité gouvernementale », pour expliquer le rôle du Programme national des affectations relativement à l’objet et à l’application de l’article 4.10.4.2 ne constitue pas, à mon avis, une erreur susceptible de contrôle.

VI. Conclusion

[41] Pour les motifs qui précèdent, je rejette donc la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

[42] Le défendeur sollicite les dépens. Compte tenu des faits de l’affaire et en vertu du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles des Cours fédérales, la somme de 500 $ sera adjugée au défendeur au titre des dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑326‑21

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. La somme de 500 $ est adjugée au défendeur au titre des dépens.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑326‑21

INTITULÉ :

JO‑ANN MITCHELL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec), par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 OCTOBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Me Malini Vijaykumar

POUR LA DEMANDERESSE

Me Pierre Marc Champagne

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Malini Vijaykumar

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du CanadaMinistère de la Justice Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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