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Date : 20220113


Dossier : T-479-18

Intitulé : 2022 CF 37

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

AYAN ABDIRAHMAN JAMA

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Ayan Abdirahman Jama demande le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a refusé qu’un passeport lui soit délivré en application de l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens, TR/8186. Le délégué du ministre a également conclu que Mme Jama devrait se voir refuser la prestation de services de passeport pendant une période de quatre ans commençant le 31 décembre 2015, soit la date à laquelle elle a présenté sa demande de passeport. La décision du délégué du ministre a été communiquée à Mme Jama dans une lettre datée du 8 février 2018.

[2] Mme Jama a le droit de demander un passeport depuis le 31 décembre 2019. Les parties reconnaissent que la demande de contrôle judiciaire est devenue théorique. En fait, elle est théorique depuis plus de deux ans.

[3] Le 25 octobre 2021, la Cour a invité les parties à présenter des observations sur la question de savoir si elle devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin de trancher la demande de contrôle judiciaire de Mme Jama malgré le fait qu’elle soit devenue théorique. Colin Baxter, un ami de la cour, s’est aussi vu accorder la possibilité de se prononcer sur la question. La Cour a entendu les observations des parties et de l’ami de la cour par vidéoconférence le 7 décembre 2021.

[4] Pour les motifs qui suivent, aucun des facteurs relevés par Mme Jama et le procureur général du Canada [le PGC] ne justifie d’instruire la demande de contrôle judiciaire sur le fond ou de trancher la question constitutionnelle en l’absence de litige actuel. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

II. Contexte

[5] Mme Jama est née à Mogadiscio, en Somalie, en 1989. Elle est citoyenne canadienne.

[6] Mme Jama a présenté une demande de passeport en décembre 2015. Le mois suivant, elle a été avisée que sa demande de passeport ferait l’objet d’une vérification de sécurité secondaire.

[7] En mai 2016, Mme Jama a intenté une action pour obtenir un bref de mandamus afin d’obliger le délégué du ministre à rendre une décision relativement à sa demande. En septembre 2016, le délégué du ministre a informé Mme Jama de la mise en œuvre d’un nouveau processus d’examen des demandes de passeport faisant l’objet d’une vérification secondaire. Mme Jama a accepté de participer à ce nouveau processus et d’abandonner son action en justice.

[8] Dans une lettre datée du 1er février 2017, Mme Jama a reçu un résumé non classifié des renseignements à l’appui d’un éventuel refus de sa demande de passeport. Le résumé non classifié comprenait différentes allégations à l’endroit de Mme Jama, y compris qu’elle avait été associée à une entité inscrite aux termes du paragraphe 83.05(1) du Code criminel, LRC, 1985, c C-46, à savoir Al Chabaab; qu’elle avait quitté le Canada en 2010 et était allée vivre avec son époux en Somalie dans une zone contrôlée par Al Chabaab à Mogadiscio; que son époux avait été tué lors d’une attaque de drone en février 2012; que son époux était reconnu comme une figure influente d’Al Chabaab et s’était vu retirer sa citoyenneté britannique par les autorités de ce pays pour des raisons de sécurité nationale; et qu’elle avait écrit un testament à l’intention de son époux dans lequel elle affirmait qu’elle voulait devenir une « chahid » (martyre), bien qu’elle ait ajouté qu’elle n’avait pas l’intention de se faire du mal à elle‑même ni de blesser autrui. Le résumé faisait aussi allusion à des renseignements classifiés illustrant qu’elle soutenait Al Chabaab et désirait être une martyre, qui ne pouvaient être divulgués pour des motifs de sécurité nationale.

[9] Mme Jama a répondu au résumé non classifié des renseignements le 4 mars 2017.

[10] Dans une lettre datée du 1er juin 2017, le délégué du ministre a informé Mme Jama que le ministre allait recevoir la recommandation de refuser sa demande de passeport. Mme Jama a eu une autre possibilité de présenter des observations, ce qu’elle a fait le 29 juin 2017.

[11] Le 29 janvier 2018, Mme Jama a présenté une demande de contrôle judiciaire dans l’objectif d’obtenir, là encore, un bref de mandamus afin d’obliger le délégué du ministre à rendre une décision relativement à sa demande.

[12] Dans une lettre datée du 8 février 2018, le délégué du ministre a informé Mme Jama que sa demande de passeport avait été refusée et qu’elle se verrait refuser la prestation de services de passeport pendant une période de quatre ans commençant le 31 décembre 2015.

III. Historique des procédures

[13] Mme Jama a introduit la présente demande de contrôle judiciaire le 13 mars 2018. Comme elle s’était vu refuser un passeport pour des motifs liés à la sécurité nationale et à la prévention du terrorisme, sa demande devait être tranchée en application du paragraphe 6(2) de la Loi sur la prévention des voyages de terroristes, LC 2015, c 36 [la Loi].

[14] Le 13 avril 2018, à la demande des parties, le protonotaire Kevin Aalto a ordonné que l’affaire soit traitée comme une instance à gestion spéciale. Le 30 avril 2018, le juge en chef a désigné Simon Noël comme juge responsable de la gestion de l’instance.

[15] Une version non caviardée du dossier certifié du tribunal [le DCT] a été déposée auprès du greffe désigné de la Cour le 25 mai 2018, laquelle indiquait les renseignements dont la divulgation, selon le PGC, risquait de porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Le juge Noël a désigné M. Baxter en tant qu’ami de la cour afin que celui-ci contribue à la tenue d’audiences ex parte à huis clos conformément au paragraphe 6(2) de la Loi.

[16] Le juge René LeBlanc a été nommé juge désigné responsable de cette instance en juillet 2018. Des audiences ex parte à huis clos ont été tenues les 30 et 31 octobre 2018, en présence de l’avocat du PGC et de l’ami de la cour. Un résumé public des audiences a été communiqué aux parties, y compris à Mme Jama, le 5 novembre 2018.

[17] Dans le résumé public des audiences ex parte à huis clos, le juge LeBlanc a soulevé trois questions sur lesquelles les parties doivent se pencher :

(1) La divulgation des renseignements caviardés dans le DCT porterait-elle atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui? D’autres caviardages, en plus de ceux déjà proposés par le procureur général, peuvent-ils être éliminés du DCT? Voir l’alinéa 6(2)b) de la Loi.

(2) Dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, la Cour est-elle tenue d’appliquer un critère de pondération juridique entre l’obligation d’informer raisonnablement la demanderesse de la preuve à réfuter et l’obligation d’empêcher la divulgation de renseignements qui pourraient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui? Dans la négative, quel est le critère juridique approprié en vertu de la Loi?

(3) Afin que la demanderesse soit raisonnablement informée des motifs des décisions du ministre, quels résumés peuvent être fournis qui ne porteraient pas atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui? Voir l’alinéa 6(2)c) de la Loi.

[18] Une audience publique sur la deuxième question a été tenue le 4 février 2019 par la voie d’une vidéoconférence. Des audiences ex parte à huis clos portant sur la première et la troisième questions ont été tenues le 7 février 2019 dans les installations sécurisées de la Cour.

[19] Le juge LeBlanc a rendu une décision sur les trois questions soulevées le 21 juin 2019 (Jama v Canada (Attorney General), 2019 CF 533 [Jama]).

[20] Le 1er août 2019, Mme Jama a modifié son avis de demande afin d’y inclure une contestation de la Loi en application de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte].

[traduction]

Le 21 juin 2019, relativement à la présente instance, la Cour a rendu une décision procédurale établissant pour la première fois l’approche judiciaire et les limites relatives à la communication de la preuve en application de la Loi. Les conclusions de la Cour s’appliquent directement à la demanderesse en l’espèce.

L’approche judiciaire et les limites relatives à la communication de la preuve énoncées dans la Loi portent atteinte aux droits de la demanderesse, y compris, dans ce contexte, au droit à l’équité procédurale garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

La Loi est inconstitutionnelle dans la mesure où elle prive les personnes visées par le régime des garanties procédurales nécessaires pour contester efficacement la décision de refuser de leur délivrer un passeport pour des raisons de sécurité nationale, en fonction des droits qui sont garantis, par la Charte ou autrement.

[21] La période pendant laquelle Mme Jama ne pouvait pas recevoir de services de passeport a pris fin le 31 décembre 2019.

[22] Le 14 février 2020, l’ami de la cour a présenté une requête en vue d’obtenir des directives et l’autorisation de contre-interroger l’auteur de l’affidavit confidentiel du PGC au sujet du bien‑fondé de la décision faisant l’objet du contrôle.

[23] Le 29 avril 2020, le juge LeBlanc a été nommé à la Cour d’appel fédérale.

[24] La pandémie de COVID-19 a grandement perturbé les procédures judiciaires et a limité l’accès aux installations sécurisées de la Cour. À la suite de la nomination du juge LeBlanc à la Cour d’appel fédérale, la première conférence de gestion de l’instance en présence des parties et de l’ami de la cour n’a eu lieu que le 7 décembre 2020.

[25] L’audience relative à la requête de l’ami de la cour visant à obtenir des directives et l’autorisation de contre-interroger l’auteur de l’affidavit confidentiel était prévue le 23 février 2021. Cependant, compte tenu des décisions Brar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 729 et Gaya c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 731 rendues par le juge Noël, le PGC a reconnu que l’ami de la cour devrait avoir la possibilité de contre-interroger l’auteur de l’affidavit confidentiel au sujet du bien-fondé de la décision faisant l’objet du contrôle. Une ordonnance en ce sens a été rendue le 23 février 2021.

[26] L’ami de la cour a contre-interrogé l’auteur de l’affidavit confidentiel au cours d’une audience ex parte à huis clos le 23 juin 2021. Un résumé public de l’audience a été communiqué aux parties, y compris à Mme Jama, le 30 juin 2021. Le résumé public comprenait une observation de la Cour selon laquelle, particulièrement compte tenu de l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 [SCFP], les parties et l’ami de la cour devraient traiter de la question du caractère théorique.

[27] Un autre résumé public communiqué aux parties, y compris à Mme Jama, le 4 août 2021 précisait que Mme Jama n’était plus présumée être un membre « haut placé » d’Al Chabaab.

IV. Question en litige

[28] La seule question en litige examinée dans les présents motifs de jugement consiste à savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin de trancher la demande de contrôle judiciaire de Mme Jama malgré le fait qu’elle soit devenue théorique.

V. Analyse

[29] La démarche à suivre pour appliquer la doctrine du caractère théorique comporte une analyse en deux temps. Premièrement, il faut déterminer si le différend concret et tangible entre les parties a disparu. La Cour doit déterminer s’il existe encore un « litige actuel ». Deuxièmement, s’il n’existe plus de litige actuel entre les parties, la Cour doit décider si elle devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire (Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd v Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26, au para 74, citant Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], à la p 353).

[30] Les parties et l’ami de la cour s’entendent pour dire qu’il n’existe plus de litige actuel en l’espèce. Mme Jama a le droit de demander un passeport depuis plus de deux ans.

[31] Un intérêt purement jurisprudentiel n’est pas suffisant pour répondre au critère du différend concret et tangible (SCFP, au para 7, citant Borowski, à la p 353).

[32] Pour déterminer si un tribunal devrait exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher une affaire en l’absence de litige actuel, il convient de tenir compte des facteurs suivants (SCFP, au para 9) :

  • a) l’absence ou l’existence d’un contexte contradictoire;

  • b) la question de savoir s’il y a une utilité pratique à trancher la question ou s’il s’agit d’un gaspillage des ressources judiciaires;

  • c) la question de savoir si le tribunal outrepasserait son rôle en édictant le droit dans l’abstrait, une tâche réservée au législateur.

[33] Les deux parties, représentées par un avocat, adoptent des thèses opposées en ce qui concerne le bien-fondé de la demande et l’application de la question constitutionnelle et, par conséquent, le contexte demeure contradictoire (SCFP, au para 10).

[34] Ni les parties ni l’ami de la cour n’ont en fait exprimé une quelconque préoccupation sur le fait que la Cour outrepasserait son rôle en exerçant son pouvoir discrétionnaire d’entendre la présente affaire. Mme Jama affirme que la présente instance soulève des questions importantes d’intérêt public en ce qui concerne la portée et la légalité de la Loi, que seuls les tribunaux peuvent trancher. Mme Jama a aussi personnellement intérêt à écarter l’idée qu’elle représente une menace pour la sécurité nationale du Canada.

[35] Le PGC reconnaît que la Cour n’outrepasse pas sa fonction juridictionnelle en tranchant les questions devenues théoriques. Les parties ne cherchent pas à obtenir une décision dans l’abstrait de la part de la Cour. Les questions à trancher découlent plutôt des dispositions législatives en vigueur. La Cour ne créera pas de nouvelle loi. Elle s’acquittera plutôt de sa tâche essentielle consistant à veiller à ce que les actions du gouvernement soient conformes aux principes de droit administratif et constitutionnel.

[36] L’économie des ressources judiciaires n’empêche pas non plus d’entendre des affaires dans les cas où la décision de la Cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le différend qui a donné naissance au litige. De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. On peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire (Borowski, à la p 360).

[37] Mme Jama et le PGC ont relevé les facteurs suivants pouvant militer en faveur de la décision de trancher les questions théoriques soulevées en l’espèce :

  1. le rétablissement de la réputation de Mme Jama;

  2. l’utilisation efficace des ressources judiciaires limitées;

  3. la résolution de questions qui ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[38] Je ne suis pas convaincu que l’un ou l’autre de ces facteurs justifie d’instruire la demande de contrôle judiciaire sur le fond ou de trancher la question constitutionnelle en l’absence de litige actuel.

A. Rétablissement de la réputation de Mme Jama

[39] Mme Jama fait valoir qu’il est avantageux, sur le plan pratique, de trancher le bien-fondé de la demande même si elle a maintenant le droit de demander un passeport. Elle affirme que le refus de lui fournir des services de passeport, s’appuyant sur une allégation non prouvée selon laquelle elle pouvait utiliser son passeport pour commettre ou faciliter des actes terroristes, a porté atteinte à sa réputation. Elle soutient que l’objectif principal du présent litige a toujours été de rétablir sa réputation.

[40] Le PGC reconnaît que, si Mme Jama présentait une demande de passeport aujourd’hui, une nouvelle décision serait rendue en fonction de nouveaux éléments de preuve, y compris en ce qui concerne sa conduite au cours des six dernières années. Néanmoins, le PGC affirme qu’il existe [traduction] « une réelle possibilité » que les renseignements pris en compte dans la décision antérieure, qui remontent en grande partie à plus de dix ans, puissent être soumis une fois de plus au délégué du ministre relativement à toute nouvelle demande. Le PGC soutient qu’il serait avantageux d’obtenir des directives de la Cour dans l’objectif d’orienter un futur décideur.

[41] Dans la décision Hazime c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1527, le juge Russel Zinn a reçu la demande d’entendre une affaire théorique parce que le demandeur ne voulait pas qu’une « décision portant qu’il constitue un danger pour le public ou présente un risque de fuite » soit versée dans le dossier public. Le juge Zinn a refusé d’entendre l’affaire et s’est prononcé en ces termes (au para 23) :

Même si la Cour concluait que la décision rendue par le commissaire était déraisonnable et l’annulait, elle ne pourrait conclure que le demandeur constitue un danger pour le public ou présente un risque de fuite. Elle ne pourrait que renvoyer l’affaire pour qu’elle puisse être tranchée par un autre commissaire. De plus, la présente demande ne porte pas sur le caractère déraisonnable des 11 autres contrôles des motifs de la détention à l’issue desquels on a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public et présentait un risque de fuite. Ces décisions demeureront dans le dossier du demandeur auprès des autorités de l’immigration.

[42] Dans la décision Ramoutar c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 CF 370, le juge Marshall Rothstein a exercé son pouvoir discrétionnaire pour entendre une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de ne pas déférer le cas du requérant au gouverneur en conseil en vue d’obtenir, pour des raisons d’ordre humanitaire, une dispense de l’obligation de solliciter, à l’étranger, le statut d’immigrant ayant obtenu le droit d’établissement ou de résident permanent. Le juge Rothstein a conclu que la décision faisant l’objet du contrôle pourrait continuer d’avoir un effet négatif sur le requérant ultérieurement :

Dans la présente affaire, une décision qui porte gravement préjudice au requérant figure maintenant dans le dossier d’immigration de ce dernier. Cette décision pourrait avoir un effet négatif sur le requérant dans toute action qu’il pourrait vouloir intenter ultérieurement sous le régime des lois d’immigration du Canada. Par exemple, si le requérant désire présenter de la façon ordinaire, depuis la Trinité, une demande d’immigrant ayant obtenu le droit d’établissement, l’agent d’immigration qui se trouve au bureau des visas à la Trinité sera vraisemblablement au courant de la décision rendue le 17 août 1992.

[43] En l’espèce, il est peu probable que la Cour puisse accorder à Mme Jama une quelconque réparation à laquelle elle n’a pas déjà accès. Si la Cour rejetait la demande sur le fond, Mme Jama aurait tout de même la possibilité de demander un nouveau passeport. Une décision sur la question constitutionnelle serait limitée aux procédures obligatoires en application de la Loi et n’aurait aucune incidence sur l’évaluation d’une nouvelle demande de passeport effectuée par le délégué du ministre.

[44] Si la Cour en venait à la conclusion que le refus de la demande de passeport de Mme Jama en 2015 était déraisonnable, la réparation la plus appropriée serait probablement de renvoyer l’affaire au décideur pour réexamen (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 141). Cela donnerait lieu à une nouvelle décision s’appuyant sur des éléments de preuve à jour, particulièrement sur ce qui se produirait si Mme Jama présentait une demande de passeport sans attendre une intervention judiciaire.

[45] Comme l’affirme l’ami de la cour dans ses observations écrites, si Mme Jama souhaite [traduction] « rétablir sa réputation » aux yeux du public en général, il est difficile de comprendre comment une décision de notre Cour sur le fond de la demande de contrôle judiciaire aurait une plus grande incidence que l’obtention d’un passeport à la suite de la présentation d’une nouvelle demande.

[46] Le résumé public transmis aux parties le 23 juin 2021 apportait une précision importante à la preuve déjà communiquée à Mme Jama. Le témoin qui a livré son témoignage à huis clos a précisé que les mentions selon lesquelles Mme Jama était un membre « haut placé » d’Al Chabaab étaient exagérées. L’ami de la cour souligne que ce qualificatif, ainsi que le passage du temps, peut jouer un rôle dans l’évaluation d’une demande ultérieure de services de passeport présentée par Mme Jama.

B. Utilisation efficace des ressources judiciaires limitées

[47] Lorsque cette affaire est devenue théorique pour la première fois il y a deux ans, le PGC a informé la Cour et d’autres participants qu’il ne chercherait pas à faire rejeter la demande pour ce motif. Le PGC n’est pas revenu sur cette affirmation. Cependant, comme l’illustre l’arrêt SCFP de la Cour d’appel fédérale, un tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas entendre une affaire théorique même si toutes les parties s’entendent pour dire que l’affaire devrait être entendue (SCFP, au para 5).

[48] Le PGC souligne qu’il s’agit de la première instance se rapportant à la Loi qui se rend à une étape avancée du litige. Selon le PGC, la poursuite de l’instance jusqu’à ce que celle-ci soit réglée n’entraînerait pas l’utilisation de ressources supplémentaires importantes, et une décision concernant la constitutionnalité de la Loi aurait une valeur jurisprudentielle.

[49] Dans la décision Jama, le juge LeBlanc a signalé que la Cour avait désigné un ami de la cour pour veiller à ce que Mme Jama bénéficie des garanties procédurales adéquates. Elle a néanmoins affirmé que la Loi est lacunaire sur le plan constitutionnel, car l’ami de la cour a été nommé par suite d’une décision ponctuelle, laissée entièrement à la discrétion de la Cour (Jama, au para 44).

[50] Ce n’est qu’après la décision du juge LeBlanc dans Jama que Mme Jama a demandé l’autorisation de modifier son avis de demande afin d’y inclure une contestation constitutionnelle de la Loi. Elle a déposé son avis de demande modifié le 1er août 2019, seulement cinq mois avant que prenne fin la période pendant laquelle elle ne pouvait pas recevoir de services de passeport, à savoir le 31 décembre 2019.

[51] Selon les observations écrites de Mme Jama, trancher la question constitutionnelle :

[traduction] […] entraînera des répercussions importantes et de grande envergure sur le fond des contrôles judiciaires aux termes de la loi et sur la façon de les réaliser. Une décision sur la constitutionnalité de la loi guiderait à la fois les tribunaux et les parties sur la façon dont les services de passeport peuvent être suspendus dans le contexte de la sécurité nationale, mais plus important encore, elle fournirait également des indications de fond et procédurales sur le déroulement des contrôles judiciaires aux termes de l’article 6 de la loi.

[52] Mme Jama affirme que la décision de rejeter la demande de contrôle judiciaire en raison de son caractère théorique entraînerait le gaspillage des ressources judiciaires limitées et des ressources des parties. Elle soutient qu’il sera probablement nécessaire d’utiliser des ressources semblables pour réexaminer les questions en litige si aucune décision définitive n’est rendue en ce qui concerne les questions procédurales et constitutionnelles soulevées.

[53] Dans la décision Jama, le juge LeBlanc a traité de nombreuses questions procédurales découlant de l’application du paragraphe 6(2) de la Loi. Dans son analyse, il a tenu compte des arguments constitutionnels de Mme Jama, quoique dans l’objectif de déterminer si le paragraphe 6(2) permet la mise en balance de l’intérêt public; à l’époque, Mme Jama ne soutenait pas que la Loi en soi était inconstitutionnelle (Jama, aux para 43-46). Par conséquent, de nombreuses questions jurisprudentielles relevées par Mme Jama et le PGC ont déjà été résolues dans ces instances. Si le délégué du ministre refusait une demande de passeport présentée ultérieurement par Mme Jama d’après les renseignements classifiés examinés par la Cour dans la décision Jama, les conclusions du juge LeBlanc sur la communication demeureraient pertinentes.

[54] Dans la décision Gentile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 452 [Gentile], le juge Nicholas McHaffie a été prié d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher une affaire théorique en partie parce que « la Cour [avait] déjà affecté des ressources à l’instruction de [l’]affaire » (au para 15). Le juge McHaffie a conclu que le fait qu’une affaire ait déjà été instruite ne dissipe pas en soi la préoccupation relative à l’économie des ressources judiciaires. Il a souligné que, dans l’arrêt Borowski, les parties avaient plaidé l’affaire au fond, mais la Cour suprême avait néanmoins refusé de statuer sur le fond en raison du caractère théorique. Le juge McHaffie a conclu que le facteur de l’économie des ressources judiciaires ne militait pas fortement pour ou contre l’exercice du pouvoir discrétionnaire (Gentile, au para 16). Dans l’arrêt SCFP, la Cour d’appel fédérale a refusé de statuer sur le fond de l’appel même si les parties l’avaient pleinement débattu devant la Cour d’appel fédérale et la cour d’instance inférieure.

[55] En l’espèce, les audiences sur la preuve ont été effectuées ex parte à huis clos. Toutefois, ni la question du fond de la demande ni celle de la contestation constitutionnelle n’ont été soulevées. Je suis d’accord avec l’ami de la cour pour dire que le temps que les tribunaux ont consacré à cette instance n’est pas excessif.

[56] Un autre facteur à prendre en compte, peut-être unique à la présente affaire, réside dans le fait que le juge qui a entendu la vaste majorité de la preuve présentée ex parte à huis clos n’est pas celui qui tranchera la demande de contrôle judiciaire. Le juge LeBlanc a pu entendre les témoignages de vive voix et les arguments juridiques simultanés du PGC et de l’ami de la cour, ce qui l’a indéniablement aidé à mieux comprendre l’affaire. Étant donné la nomination du juge LeBlanc à la Cour d’appel fédérale, le juge responsable de trancher la demande doit évaluer le caractère raisonnable de la décision du délégué du ministre et la crédibilité des témoins confidentiels du ministre en s’appuyant principalement sur un dossier papier.

[57] Les parties ont soumis de brèves observations écrites au sujet de la question constitutionnelle. Le PGC fait valoir que Mme Jama n’a pas réussi à prouver que l’application de la Loi dans sa situation personnelle l’avait privée de son droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne : [traduction] « En fait, elle ne présente aucune observation à ce sujet et ne fournit aucun élément de preuve à l’appui. Sa demande devrait être rejetée pour ce motif sans autre considération. »

[58] L’ami de la cour reconnaît que les éléments de preuve que Mme Jama a fournis à l’appui de sa contestation constitutionnelle ne démontrent pas que ses droits et intérêts garantis par l’article 7 de la Charte ont été violés. Bien que Mme Jama fasse allusion à sa liberté de circulation dans ses observations écrites, l’ami de la cour souligne qu’elle n’a pas renvoyé à l’article 6 de la Charte dans la demande qu’elle a présentée à la Cour. Ses observations écrites visent uniquement l’obtention d’une déclaration relative à l’article 7 de la Charte. L’ami de la cour affirme que la Cour n’est pas tenue de faire une analyse complète sous le régime de la Charte si la preuve n’est pas suffisamment robuste : « Le principe de l’économie des ressources judiciaires commande que les tribunaux s’abstiennent de consacrer temps et ressources à des questions qu’ils n’ont pas besoin de trancher » (citant R c Lloyd, 2016 CSC 13, au para 18).

[59] Les parties semblent avoir consacré des ressources seulement modestes pour présenter les éléments de preuve et les arguments se rapportant à la question constitutionnelle.

C. Résolution de questions qui ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un contrôle judiciaire

[60] Le PGC reconnaît que les questions juridiques soulevées dans la présente demande sont susceptibles de se répéter, mais il affirme qu’il n’y a actuellement aucune autre instance sous le régime de la Loi qui est parvenue à la même étape. Les tribunaux ne sont actuellement saisis d’aucune autre contestation constitutionnelle de cette loi.

[61] Le PGC souligne que, dans Thompson v Attorney General of Ontario, 2011 ONSC 2023 [Thompson], le juge David Brown de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a cité l’ouvrage de Peter Hogg intitulé Constitutional Law of Canada (5e édition (Scarborough (Ontario), Carswell, 2007) pour appuyer sa proposition selon laquelle la Cour suprême du Canada exerce habituellement son pouvoir discrétionnaire pour trancher les affaires constitutionnelles même s’il n’existe plus de litige actuel entre les parties (au para 12). Pendant les plaidoiries orales, l’avocat du PGC a volontiers concédé que la Cour suprême occupe une place différente dans la hiérarchie judiciaire que les tribunaux de première instance, et que de nombreuses questions constitutionnelles d’importance nationale seront inévitablement théoriques lorsqu’elles finiront par être entendues par le tribunal de dernier ressort.

[62] En outre, la décision Thompson concernait une contestation constitutionnelle des dispositions de la Loi sur la santé mentale de l’Ontario, LRO 1990, c M 7, relatives à l’évaluation et à l’admission en cure obligatoire. Le juge Brown a refusé une requête en rejet fondée sur le caractère théorique de l’affaire, en partie en raison de la courte durée des ordonnances rendues en application des dispositions contestées (Thompson, au para 50) :

[traduction]

[…] Je souligne que les aspects temporels uniques des dispositions législatives en question présentent des difficultés d’ordre pratique en ce qui concerne la collecte d’éléments de preuve à l’appui d’une contestation de la loi fondée sur la Charte. La durée des ordonnances d’évaluation est de 72 heures, la durée des admissions en cure obligatoire est de 14 jours, avec possibilité de renouvellement, et la durée des ordonnances de traitement en milieu communautaire est de 6 mois, là aussi avec possibilité de renouvellement. En raison de la courte durée de ces ordonnances, il est concrètement difficile de contester la loi les autorisant – il est fort probable qu’une personne ne soit plus visée par une ordonnance avant qu’il soit possible de prendre les mesures nécessaires pour présenter à notre Cour une demande visant à contester les dispositions législatives pertinentes. […]

[63] L’avocat de Mme Jama a eu la possibilité de faire connaître à la Cour d’autres affaires dans lesquelles un tribunal de première instance avait tranché une question constitutionnelle en l’absence de litige actuel. Il a relevé deux décisions : JH v Alberta Health Services, 2017 ABQB 477 [JH]; et Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 710 [Brown].

[64] Comme la décision Thompson, la décision JH comportait une contestation constitutionnelle d’une loi provinciale sur la santé mentale. La juge Kristine Eidsvik de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a exercé son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire et a formulé l’observation suivante (au para 23) :

[traduction]

Généralement, compte tenu de la nature temporaire et de la courte durée de la majorité des certificats, il est peu probable qu’il existe fréquemment un litige actuel. L’avocat [d’Alberta Health Services] a en fait indiqué que, dans la plupart des cas, lorsqu’une partie conteste un certificat, par souci d’économie de temps, les contestations constitutionnelles, le cas échéant, sont mises de côté et sont abandonnées si la partie obtient l’autorisation de partir de l’établissement. Des représentants de Calgary Legal Guidance ont aussi confirmé qu’ils avaient fait la même observation.

[65] Ma décision dans Brown se rapportait elle aussi à une décision susceptible de ne jamais faire l’objet d’un examen constitutionnel, en partie parce que la détention dans le contexte de l’immigration doit faire l’objet d’un contrôle tous les 30 jours et que chaque nouvelle décision rend la décision antérieure théorique (Brown, aux para 37-38).

[66] En revanche, rien n’indique que les refus de demandes de passeport ou de services de passeport aux termes des articles 10.1 et 10.2 du Décret sur les passeports canadiens sont par nature susceptibles de ne jamais faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Le PGC n’a pas fourni à la Cour de données concernant le nombre de refus de demandes de passeport et de services de passeport pour des raisons de sécurité nationale. Cependant, l’avocat du PGC a informé la Cour qu’une autre demande de contrôle judiciaire d’une décision semblable avait été introduite, mais abandonnée par la suite. La Cour est actuellement saisie d’une autre demande (Nefkha-Bahri c Canada (Citoyenneté et Immigration), dossier de la Cour no T-780-21).

[67] Bien qu’il s’agisse de la première instance de cette nature à se rendre à une étape avancée du litige, il s’agit également de l’une des premières instances tranchées par le délégué du ministre en application des procédures mises en œuvre récemment, à savoir en 2015. Il a fallu au délégué du ministre environ deux ans pour rendre une décision, et le refus de fournir des services de passeport pendant quatre ans a ensuite été appliqué rétroactivement à partir de 2015. Le refus de fournir des services de passeport aux termes de l’article 10.2 du Décret sur les passeports canadiens peut être en vigueur pendant une période d’au plus dix ans, ce qui donne amplement le temps d’effectuer un contrôle judiciaire et de présenter simultanément une contestation constitutionnelle de la Loi si on le souhaite.

VI. Conclusion

[68] Il y a lieu de rejeter la demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle est théorique et qu’il n’y a pas de motifs suffisants justifiant que la Cour entende la demande sur le fond ou tranche la question constitutionnelle en l’absence de litige actuel.

[69] Si les parties souhaitent aborder la question des dépens ou toute autre question se rapportant aux réparations, elles peuvent présenter des observations écrites d’au plus sept (7) pages dans les vingt et un (21) jours suivant la date des présents motifs de jugement. Les parties, y compris l’ami de la cour, peuvent présenter des observations écrites en réponse d’au plus cinq (5) pages dans les quatorze (14) jours suivant.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Si les parties souhaitent aborder la question des dépens ou toute autre question se rapportant aux réparations, elles peuvent présenter des observations écrites d’au plus sept (7) pages dans les vingt et un (21) jours suivant la date du présent jugement. Les parties, y compris l’ami de la cour, peuvent présenter des observations écrites en réponse d’au plus cinq (5) pages dans les quatorze (14) jours suivant.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-479-18

 

INTITULÉ :

AYAN ABDIRAHMAN JAMA c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE À EDMONTON (ALBERTA) ET À OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 DÉCEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 13 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Avnish Nanda

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Robert Drummond

Maria Barrett-Morris

Soniya Bhasin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Colin Baxter

 

AMI DE LA COUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nanda & Company

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Conway Baxter Wilson LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

AMI DE LA COUR

 

 

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