Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220119


Dossier : IMM-1366-20

Référence : 2022 CF 65

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

RAJNI RAJPUT

ANIRUDRA RAJPUT

AYUSH RAJPUT

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, madame Rajni Rajput et ses deux enfants mineurs, Anirudra Rajput et Ayush Rajput, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision [la décision] rendue en janvier 2020 par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Dans la décision, la SPR a rejeté leur demande de rétablissement des demandes d’asile qu’ils ont retirées le 13 novembre 2019. Mme Rajput a présenté la demande de rétablissement le 28 novembre 2019. La SPR a rejeté la demande présentée par Mme Rajput au motif qu’elle ne satisfaisait pas aux critères énoncés à l’article 60 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, [les Règles de la SPR].

[2] Mme Rajput demande à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision. Elle soutient que la décision est déraisonnable parce que la commissaire a incorrectement appliqué le paragraphe 60(3) des Règles de la SPR et qu’elle n’a pas présenté de motifs suffisants.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de Mme Rajput sera accueillie. Après avoir examiné la preuve dont disposait la SPR et les dispositions législatives qui s’appliquent, je ne suis pas convaincu que le refus de la SPR de rétablir les demandes d’asile de Mme Rajput et de ses deux enfants est conforme à la norme de la décision raisonnable. J’estime que la décision ne tenait pas compte de façon raisonnable de « l’intérêt de la justice » comme l’exige le paragraphe 60(3) des Règles de la SPR. De plus, la décision n’explique pas en quoi la conclusion de la SPR est justifiée à la lumière de la preuve dont disposait le tribunal, et les motifs donnés ne me permettent pas de comprendre le fondement rationnel du refus. Le tout justifie l’intervention de la Cour. Par conséquent, je dois renvoyer l’affaire pour que soit rendue une nouvelle décision.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] Mme Rajput et ses deux enfants mineurs composent une famille originaire de l’Inde qui est entrée au Canada en juin 2019. Ils ont demandé l’asile à leur arrivée.

[5] Les demandeurs allèguent qu’ils ont fui l’Inde en raison du harcèlement, des agressions et des menaces dont ils ont été victimes de la part de la police locale. Mme Rajput prétend qu’elle a été faussement accusée de terrorisme et qu’elle a été par la suite détenue, violée à maintes reprises et torturée par la police locale. Elle soutient que toute sa famille a subi de la persécution, y compris sa belle-sœur. Elle croit que la police indienne locale l’a prise pour cible après qu’elle eut demandé réparation pour la détention de sa belle-sœur et les mauvais traitements subis par celle-ci.

[6] Les demandes d’asile de Mme Rajput et de ses deux enfants mineurs ont été transmises à la SPR le 20 juin 2019. Mme Rajput prétend que son frère l’a alors contactée pour lui faire savoir que la police locale en Inde semblait disposée à régler le conflit l’opposant à sa famille. Forte de cette information, Mme Rajput, qui n’était pas représentée par un avocat, a présenté un avis de retrait de ses demandes d’asile à la SPR le 13 novembre 2019. La SPR a confirmé le retrait des demandes le 18 novembre 2019. Cependant, Mme Rajput a appris plus tard que la police exigeait le versement d’une somme élevée en guise de pot-de-vin pour régler le litige. Comme elle n’avait pas les moyens de verser une telle somme, Mme Rajput s’est empressée de présenter une demande de rétablissement de ses demandes d’asile à la SPR. Elle a déposé sa demande le 28 novembre 2019, soit deux semaines après le retrait des demandes.

[7] La SPR a rejeté la demande de rétablissement le 31 janvier 2020.

B. La décision de la SPR

[8] La décision de la SPR est brève et ne contient que 11 paragraphes. La SPR a débuté son analyse de la demande de Mme Rajput en soulignant que l’article 60 des Règles de la SPR établit le cadre permettant l’instruction des demandes de rétablissement. Outre cette disposition, la SPR a souligné que le droit d’obtenir le rétablissement se limite à deux situations : lorsqu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle ou s’il est par ailleurs dans l’intérêt de la justice d’accueillir la demande.

[9] La SPR a reconnu que Mme Rajput avait présenté sa demande de rétablissement des demandes d’asile dans les deux semaines suivant leur retrait, ce qui constitue un délai raisonnable. Elle a toutefois fait remarquer que Mme Rajput n’a pas allégué qu’il y avait eu manquement à un principe de justice naturelle en ce qui la concernait et qu’elle semblait avoir tout simplement changé d’avis au sujet du retrait, en raison de faits nouveaux. La SPR a qualifié la demande de rétablissement présentée par Mme Rajput de « décision stratégique », fondée sur de l’information obtenue de son frère.

[10] En ce qui concerne l’intérêt de la justice, la SPR a renvoyé à la décision Ohanyan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1078 [Ohanyan] et a fait remarquer que Mme Rajput n’avait pas présenté d’observations sur la question de savoir si l’intérêt de la justice militait en faveur du rétablissement de sa demande d’asile et de celles de ses enfants. La SPR a encore conclu, selon les éléments de preuve dont elle disposait, que Mme Rajput avait simplement changé d’idée et qu’elle avait pris une « décision stratégique » qui n’avait peut-être pas été avantageuse pour elle. Compte tenu de toutes les circonstances, la SPR a établi qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice de rétablir les demandes d’asile.

C. Les dispositions pertinentes

[11] La disposition législative qui s’applique est l’article 60 des Règles de la SPR. Elle est ainsi libellée :

Demande de rétablissement d’une demande d’asile retirée

Application to reinstate withdrawn claim

60 (1) Toute personne peut demander à la Section de rétablir une demande d’asile qu’elle a faite et ensuite retirée.

60 (1) A person may make an application to the Division to reinstate a claim that was made by the person and was withdrawn.

Forme et contenu de la demande

Form and content of application

(2) La personne fait sa demande conformément à la règle 50, elle y indique ses coordonnées et, si elle est représentée par un conseil, les coordonnées de celui-ci et toute restriction à son mandat et en transmet une copie au ministre.

(2) The person must make the application in accordance with rule 50, include in the application their contact information and, if represented by counsel, their counsel’s contact information and any limitations on counsel’s retainer, and provide a copy of the application to the Minister.

Éléments à considérer

Factors

(3) La Section ne peut accueillir la demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi ou qu’il est par ailleurs dans l’intérêt de la justice de le faire.

(3) The Division must not allow the application unless it is established that there was a failure to observe a principle of natural justice or it is otherwise in the interests of justice to allow the application.

Éléments à considérer

Factors

(4) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment le fait que la demande a été faite en temps opportun et, le cas échéant, la justification du retard.

(4) In deciding the application, the Division must consider any relevant factors, including whether the application was made in a timely manner and the justification for any delay.

Demande subséquente

Subsequent application

(5) Si la personne a déjà présenté une demande de rétablissement qui a été refusée, la Section prend en considération les motifs du refus et ne peut accueillir la demande subséquente, sauf en cas de circonstances exceptionnelles fondées sur l’existence de nouveaux éléments de preuve.

(5) If the person made a previous application to reinstate that was denied, the Division must consider the reasons for the denial and must not allow the subsequent application unless there are exceptional circumstances supported by new evidence.

D. La norme de contrôle

[12] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle présumée s’appliquer en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 25). Il n’y a aucune raison de tirer une autre conclusion car les circonstances ne se prêtent à l’application d’aucune des exceptions à la présomption de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada (Vavilov, au para 17). De plus, la Cour a déjà appliqué la norme de la décision raisonnable dans des affaires où les demandeurs sollicitaient le contrôle judiciaire de décisions de la SPR refusant le rétablissement de demandes d’asile ayant été retirées ((Dadashpourlangeroudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 424 aux para 25-26; Dabo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 269 au para 14.

[13] Au moment d’appliquer la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte du résultat du fil du raisonnement du décideur afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov aux para 15, 95, 136). La Cour doit s’abstenir d’ajouter ses propres motifs pour justifier la décision lorsque les motifs comportent une « lacune fondamentale » ou révèlent une analyse déraisonnable » (Vavilov, aux para 87, 96). Il n’est donc pas loisible à la Cour de « faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat » (Vavilov, au para 96; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 aux para 26–28).

[14] En ce qui concerne la réelle teneur de la norme de la décision raisonnable, le cadre établi dans l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick 2008 CSC 9 et dans des décisions subséquentes, qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov ,au para 99). La cour de révision doit porter son attention à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 83, 85); Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31).

[15] Le cadre d’analyse révisé établi dans l’arrêt Vavilov pour la norme de la décision raisonnable exige que la cour de révision adopte une approche du contrôle judiciaire qui « s’intéresse avant tout aux motifs » de la décision (Société canadienne des postes, au para 26). Lorsque le décideur a fourni des motifs écrits, la cour de révision doit, pour savoir si la décision est raisonnable, « d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion » (Vavilov, au para 84). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle à la lumière du dossier en tenant dûment compte du contexte administratif dans lequel ils sont fournis (Vavilov aux para 91--94, 97). Toutefois, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable [...],elle doit aussi se justifier [En italique dans l’original.] (Vavilov, au para 86). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

[16] Mme Rajput affirme qu’elle a commis une [traduction] « erreur » quand elle a retiré ses demandes d’asile et que la SPR aurait dû apprécier sa demande de rétablissement suivant une approche contextuelle. Elle soutient que la décision repose sur une approche rigoriste eu égard aux exigences procédurales, qui omet de tenir compte de sa situation particulière et des conséquences que son [traduction] « erreur » auront sur sa vie et sur celle de ses enfants. Autrement dit, les droits fondamentaux qui sont en cause sont plus importants que l’erreur procédurale qu’elle a commise. Mme Rajput prétend que, lorsque les circonstances et les éléments de preuve dans leur ensemble sont dûment pris en compte, il était clairement dans « l’intérêt de la justice » d’accueillir sa demande, et que la SPR a appliqué la notion de « l’intérêt de la justice » de façon déraisonnable. Elle invoque en particulier les décisions Crudu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 834, et Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845 [Huseen] à l’appui de sa position. De plus, elle affirme que la SPR a présenté des motifs insuffisants pour expliquer et justifier sa décision.

[17] Je suis d’accord avec Mme Rajput au sujet de ces deux éléments.

[18] Je ne conteste pas le fait que le rétablissement d’une demande d’asile qui a été retirée est l’exception plutôt que la norme (Ohanyan, au para 13). Comme il est expressément énoncé au paragraphe 60(3) des Règles de la SPR, celle-ci ne peut accueillir une demande de rétablissement d’une demande d’asile que dans les cas suivants : il y a eu manquement à un principe de justice naturelle; il est par ailleurs dans l’intérêt de la justice de le faire (Orsa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1163 au para 31). J’admets aussi que le critère établi par le paragraphe 60(3) des Règles de la SPR est élevé et « très normatif » (Huseen, au para 14). De plus, je fais mienne l’approche énoncée par la Cour dans la décision Ohanyan au sujet de la notion de « l’intérêt de la justice» dont il est fait mention au paragraphe 60(3) des Règles de la SPR : « L’expression « par ailleurs dans l’intérêt de la justice » a un sens large et donne à la Commission un pouvoir discrétionnaire étendu pour rétablir une demande, mais cela exige de sa part qu’elle pèse toutes les circonstances d’une affaire, et non pas uniquement sous l’angle des intérêts d’un demandeur » (Ohanyan, au para 13). En fait, le paragraphe 60(4) des Règles de la SPR donne expressément instruction à la SPR de « prend[re] en considération tout élément pertinent ».

[19] Dans la décision, la SPR a mentionné qu’elle avait analysé les éléments de preuve présentés par Mme Rajput et qu’elle n’était pas convaincue que ceux-ci faisaient en sorte qu’il était par ailleurs dans l’intérêt de la justice d’accueillir la demande. La SPR a soutenu que, Mme Rajput n’ayant pas présenté d’observations sur « l’intérêt de la justice », elle a tout de même tenu compte des éléments de preuve figurant dans le dossier et elle a conclu que Mme Rajput avait simplement changé d’idée quant à sa décision de retirer sa demande d’asile et celles de ses deux enfants mineurs. La SPR a mentionné deux fois que Mme Rajput avait pris une « décision stratégique » au sujet du retrait des demandes. Elle a aussi mentionné une lettre d’un médecin produite par Mme Rajput qui, d’après elle, ne démontrait pas que la décision de retirer les demandes d’asile avait été prise « sous la contrainte ou en raison d’un manque d’information ou d’une erreur ».

[20] Avec égards, je ne suis pas convaincu qu’en l’espèce, la façon dont la SPR a appliqué le critère de « l’intérêt de la justice » et l’analyse qu’elle a effectuée des éléments de preuve respectent la norme de la décision raisonnable. Trois raisons principales m’amènent à tirer cette conclusion.

[21] En premier lieu, j’estime que la SPR a omis de dûment prendre en compte « l’intérêt de la justice » prévu au paragraphe 60(3) des Règles de la SPR. Je fais remarquer que le paragraphe 60(3) des Règles de la SPR prévoit que la SPR ne peut accueillir une demande de rétablissement que « si un manquement à un principe de justice naturelle est établi » ou « qu’il est par ailleurs dans l’intérêt de la justice de le faire » (en anglais : unless it is established that there was a failure to observe a principle of natural justice or it is otherwise in the interests of justice to allow the application). Je m’arrête ici pour souligner que cette disposition concernant le rétablissement des demandes d’asile qui ont été « retirées » est différente de celle concernant la réouverture des demandes d’asile « qui ont fait l’objet d’une décision » ou « dont le désistement a été prononcé ». Pour ce type de demandes, le paragraphe 62(6) des Règles de la SPR prévoit seulement que la SPR ne peut accueillir la demande que si « un manquement à un principe de justice naturelle est établi ». Contrairement aux demandes de rétablissement des demandes d’asile qui ont été retirées, la SPR n’est pas tenue de prendre en compte la question de savoir s’il est « dans l’intérêt de la justice » d’accueillir une demande de réouverture d’une demande d’asile dont le désistement a été prononcé.

[22] Suivant le principe d’interprétation législative selon lequel le législateur évite les mots superflus ou dénués de sens (Canada (Procureur général) c Ward,, [1993] 2 RCS 689 au para 61; R c Kelly, [1992] 2 RCS 170 à la p. 188), il est manifeste que le paragraphe 60(3) des Règles de la SPR suppose la prise en compte de chacun des motifs mentionnés dans la disposition, soit un manquement à un principe de justice naturelle et l’intérêt de la justice. De plus, en ce qui concerne « l’intérêt de la justice », le paragraphe 60(3) des Règles de la SPR n’emploie pas l’expression « sauf s’il est établi » qui s’applique à un manquement à un principe de justice naturelle. La disposition exige plutôt que la SPR établisse s’« il est par ailleurs dans l’intérêt de la justice » d’accueillir la demande de rétablissement. J’estime que la formulation différente employée par le législateur dans la disposition confère à la SPR l’obligation expresse de prendre en compte, en lui-même et à la lumière des circonstances propres à chaque cas, « l’intérêt de la justice » qui est en jeu, que le demandeur ait présenté des observations sur la question ou qu’il ne l’ait pas fait.

[23] Il incombait par conséquent à la SPR, en tant que décideur, d’apprécier et d’établir s’il était dans l’intérêt de la justice d’accueillir la demande de rétablissement présentée par Mme Rajput, à la lumière de tous les facteurs pertinents et des éléments de preuve dont elle disposait. Je conviens avec Mme Rajput que, pour effectuer cette appréciation, la SPR devait adopter une approche globale et contextuelle, ce qui supposait la prise en compte de l’ensemble des circonstances qui lui ont été exposées, et que le tribunal ne pouvait pas tout simplement se demander si Mme Rajput avait présenté des éléments de preuve et formulé des observations sur l’intérêt de la justice qui était en jeu.

[24] L’expression « l’intérêt de la justice » n’est pas définie dans les Règles de la SPR et, hormis l’exception prévue au paragraphe 61(3) des Règles pour les cas où le ministre demande le rétablissement d’une demande d’annulation ou de constat de perte de l’asile ayant été retirée, il semble qu’elle ne revient nulle part dans les Règles de la SPR ou dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Quoi qu’il en soit, l’expression « l’intérêt de la justice » a un sens large (Ohanyan, au para 13) et j’estime qu’elle exige que les décideurs prennent en compte des notions fondamentales d’équité et de bon sens et qu’ils manifestent une préoccupation et un intérêt généraux à ce que justice soit rendue. Pour avoir un sens aux termes du paragraphe 60(3) des Règles de la SPR, la notion de « l’intérêt de la justice » doit manifestement englober une approche souple visant à assurer le traitement juste, équitable et efficace d’une demande de rétablissement tout en étant attentive et réceptive aux circonstances factuelles propres à chaque cas. Bien entendu, l’expression « l’intérêt de la justice » employée au paragraphe 60(3) ne commande pas un résultat donné. Elle exige toutefois, à tout le moins, une certaine ouverture d’esprit et une certaine disposition de la part de la SPR et impose une certaine voie à suivre pour que l’analyse de la preuve effectuée par celle-ci tienne compte de l’objectif fondamental d’équité prévu dans la disposition. J’estime que ce n’est pas ce qui ressort de la prise en compte, par la SPR, de l’intérêt de la justice dans le cas de Mme Rajput, et je ne suis pas convaincu que ce souci d’équité inhérent à la notion de « l’intérêt de la justice » se reflète dans les motifs du décideur.

[25] En deuxième lieu, comme c’était le cas dans la décision De Lourdes Diaz Ordaz Castillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1185, je ne suis pas convaincu que la SPR a tenu compte de la totalité des éléments de preuve qui lui ont été soumis. Je partage l’avis du ministre selon qui, en général, la SPR est censée avoir examiné et pris en compte tous les éléments de preuve dont elle disposait, et n’est pas tenue de faire référence à chaque document figurant dans le dossier (Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au para 36; Florea c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1993 ACF no 598 (CAF) (QL) au para 1. Le fait de ne pas mentionner un élément de preuve particulier ne signifie pas qu’il a été écarté (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16. À l’inverse, il ne suffit pas toujours de renvoyer simplement à la totalité des éléments de preuve qui ont été présentés, et il ne faut pas négliger la preuve contradictoire. Cela est particulièrement vrai pour les éléments clés sur lesquels le décideur s’est fondé pour rendre sa décision (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 [Cepeda-Gutierrez] aux para 16–17). Quand le décideur administratif omet de s’exprimer sur les éléments de preuve qui contredisent carrément ses conclusions de fait, la Cour peut intervenir et en déduire que le décideur a fait l’impasse sur la preuve contradictoire pour rendre sa décision (Ozdemir c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331 aux para 9-10;  Cepeda-Gutierrez, au para 17). Quand une preuve omise est pertinente eu égard aux faits contestés et qu’elle contredit certaines conclusions de fait importantes, le fardeau qu’a le décideur d’expliquer pourquoi cette preuve a été omise s’alourdit. Dans de tels cas, une simple déclaration générale de la part du décideur selon laquelle la totalité des éléments de preuve ont été pris en considération n’est pas suffisante (Cepeda-Gutierrez, au para 17).

[26] En l’espèce, la SPR semble n’avoir tenu aucun compte des demandes d’asile sous-jacentes présentées par Mme Rajput et ses enfants et n’a pas traité les circonstances particulières les concernant. J’en conclus que la demande d’asile dans son entièreté pouvait, en théorie, ne pas faire partie de la demande de rétablissement présentée que Mme Rajput a présentée à la SPR, mais le contexte de sa demande d’asile s’inscrivait manifestement dans la demande de rétablissement. Selon les documents figurant dans le dossier certifié du tribunal, la SPR disposait d’un rapport médical selon lequel Mme Rajput avait eu des problèmes avec la police indienne en raison de fausses allégations formulées contre son époux et sa famille, qu’elle avait porté plainte contre la police en Inde, et qu’elle avait été molestée par la police locale. Le formulaire Fondement de la demande d’asile et l’exposé circonstancié de Mme Rajput figuraient également dans le dossier. Dans ces documents, Mme Rajput a allégué qu’elle avait été détenue pendant deux jours, torturée et violée, qu’elle craignait d’être détenue, de subir de mauvais traitements et d’être tuée si elle retournait en Inde, qu’elle ne croit pas être en sécurité en Inde en raison de son sexe, et qu’elle souffre de traumatismes et de dépression. De plus, son exposé faisait état de ses antécédents de violence subie aux mains de la police locale, ce qui comprend les violences infligées aux membres de sa famille, sa détention illégale et les viols commis par des policiers. Mme Rajput a également présenté des éléments de preuve selon lesquels sa décision de retirer sa demande d’asile et celles de sa famille était une erreur, et a souligné que son état mental ne lui avait pas permis de prendre une décision éclairée quant au retrait.

[27] À la suite de mon examen de la décision, j’ai l’impression que la SPR n’a pas tenu compte de ce contexte, et de la situation particulière de Mme Rajput, quand elle a apprécié l’intérêt de la justice qui était en jeu dans sa demande de rétablissement.

[28] Plus précisément, je ne relève aucun élément de preuve à l’appui de la conclusion de la SPR (énoncée deux fois) selon laquelle le retrait des demandes d’asile de Mme Rajput était une « décision stratégique » qui n’avait peut-être pas eu les effets escomptés. Je ne vois pas en quoi la SPR aurait pu qualifier le retrait des demandes d’asile comme une mesure stratégique prise par Mme Rajput, qui se représentait elle-même et qui a pris la décision rapidement sur la foi de conversations qu’elle avait eues avec son frère. Il semble que la SPR a tout simplement repris le terme « stratégique » employé dans la décision Ohanyan, affaire dans laquelle les faits étaient relativement différents de ceux de l’espèce et dans laquelle le demandeur était représenté par un avocat dans tout le processus de demande d’asile.

[29] De plus, je constate que dans l’une des lettres qu’elle a présentées à la SPR à l’appui de sa demande de rétablissement, Mme Rajput avait expressément affirmé qu’elle avait commis une [traduction] « erreur » en retirant les demandes d’asile. Il semblerait que la SPR n’a pas tenu compte de cet important élément de preuve, et qu’elle aurait plutôt fait remarquer que, selon la lettre médicale, la décision prise par Mme Rajput de retirer les demandes d’asile n’avait pas été prise « sous la contrainte ou en raison d’un manque d’information ou d’une erreur ».

[30] J’estime que la SPR n’a pas dûment pesé le pour et le contre en ce qui concernait le rétablissement des demandes d’asile présentées par Mme Rajput, dans un contexte où le ministre ne s’opposait pas à la demande de rétablissement. En somme, la SPR s’est contentée d’examiner les circonstances limitées ayant mené Mme Rajput à décider de retirer ses demandes d’asile. Il n’y avait pas d’analyse de tout autre « élément pertinent » que la SPR devait prendre en considération conformément aux Règles de la SPR, ce qui a clairement eu une incidence sur les considérations d’équité inhérentes à « l’intérêt de la justice » et aurait pu militer en faveur de l’accueil de la demande de rétablissement des demandes d’asile présentée par Mme Rajput.

[31] En troisième lieu, l’appréciation déraisonnable de « l’intérêt de la justice » par la SPR est exacerbée par le fait que les motifs que celle-ci a donnés dans la décision ne me permettent pas de comprendre en quoi la décision se justifie. Je suis conscient que les cours de révision doivent faire montre d’une grande déférence envers les décideurs administratifs lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, et que la Cour ne devrait intervenir que lorsqu’une décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov, au para 99). Il convient d’accorder une « attention respectueuse » aux motifs du décideur en raison de l’expertise institutionnelle que possède celui-ci (Vavilov, au para 93). Les décisions administratives doivent toutefois être justifiées, et les motifs doivent être suffisants de manière à permettre à la cour de révision de comprendre comment la décision a été prise.

[32] En l’espèce, l’analyse effectuée par la SPR de « l’intérêt de la justice » se limitait à deux courts paragraphes figurant à la fin de la décision, qui reprennent essentiellement les termes employés par la Cour dans la décision Ohanyan au sujet de la signification de cette expression mentionnée à l’article 60 des Règles de la SPR. En dépit du fait que la SPR renvoie généralement à « la preuve dont [elle] dispose », elle ne fournit aucune précision quant à son affirmation selon laquelle le fait que Mme Rajput avait changé d’idée au sujet des demandes d’asile était « une décision stratégique qui n’a peut-être pas été avantageuse pour elle ».

[33] J’estime que l’analyse sommaire de la SPR ne constitue pas des motifs suffisants. Je reconnais que les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91). Si les motifs d’un décideur administratif n’ont pas à être exhaustifs ou parfaits, ils n’en doivent pas moins être intelligibles et se justifier. Le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise et si la décision satisfait aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov, aux para 127-128). En l’espèce, les lacunes de la SPR quant à son rejet de la demande de Mme Rajput sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, aux para 96–97, 100). Autrement dit, on ne pourrait affirmer que la décision présente le degré de justification, d’intelligibilité et de transparence requis. Même en interprétant les motifs de façon globale et contextuelle, il m’est impossible de comprendre comment la SPR a pu conclure que l’intérêt de la justice ne militait pas en faveur du rétablissement des demandes d’asile de Mme Rajput et que le retrait de celles-ci correspondait à une « décision stratégique ». Les motifs fournis par la SPR ne m’ont pas convaincu que la décision quant à la demande de rétablissement présentée par Mme Rajput reposait sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle était conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur elle et sur la question en litige (Société canadienne des postes, au para 30; Vavilov, aux para 105‐107).

[34] Le décideur administratif est tenu « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au para 96). Une décision sera déraisonnable si, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, il est impossible de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov , au para 103). Cela est particulièrement vrai lorsque la décision sous examen est susceptible d’avoir des répercussions importantes pour la personne concernée, comme les « décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu » (Vavilov , au para 133). En l’espèce, les conséquences du rejet de la demande de rétablissement sont particulièrement sévères et graves pour Mme Rajput, ses enfants et leurs demandes d’asile, et une telle situation commandait que la SPR « explique pourquoi sa décision refl[était] le mieux l’intention du législateur » (Vavilov , au para 133) et montre en quoi, dans le contexte du paragraphe 60(3) des Règles de la SPR et de « l’intérêt de la justice », la décision était juste et équitable. J’estime que, dans les circonstances propres à la présente affaire, la SPR ne l’a pas fait. Pour faire écho aux termes employés par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, les omissions dans l’analyse quant au rejet de la demande présentée par Mme Rajput m’amènent à « perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé[e] » la SPR (Vavilov, au para 122; Société canadienne des postes aux para 52-53).

IV. Conclusion

[35] Pour les motifs mentionnés précédemment, la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Rajput et ses deux enfants est accueillie. Suivant la norme de la décision raisonnable, les motifs détaillés dans la décision devaient démontrer que la conclusion de la SPR reposait sur une analyse rationnelle et intrinsèquement cohérente et qu’elle était justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, je dois accueillir la demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire à un tribunal différemment constitué de la SPR pour que celui-ci rende une nouvelle décision conformément aux motifs de la Cour.

[36] Aucune partie n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1366-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision du 31 janvier 2020 par laquelle la Section de la protection des réfugiés rejetait la demande de rétablissement des demandes d’asile présentées par Mme Rajput et ses deux enfants mineurs Anirudra Rajput et Ayush Rajput est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1366-20

 

INTITULÉ :

RAJNI RAJPUT, ANIRUDRA RAJPUT ET AYUSH RAJPUT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Simone Truong

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.