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Date : 20220121


Dossier : IMM-550-21

Référence : 2022 CF 70

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

ELKANAH KUZAHYET-BUKI SHEKARI

LAITU ELKANAH SHEKARI

SAGWAZA-ELYON SHEKARI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs sont membres d’une même famille. Ils sont originaires du Nigéria et ils contestent la décision par laquelle un agent principal a refusé de les autoriser à présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada au lieu de devoir la présenter depuis l’étranger au titre de l’article 11 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] En vertu de l’article 25 de la LIPR, le ministre peut octroyer le statut de résident permanent à un étranger ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». En effet, la loi confère à un membre de l’organe exécutif du gouvernement le pouvoir de faire fi de la loi et de dispenser un étranger de l’obligation de s’y conformer. Il s’agit évidemment d’une lourde responsabilité dans un pays régi par la primauté du droit. En l’espèce, les demandeurs sollicitent une dispense dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3] La demande de contrôle judiciaire est présentée à la Cour au titre de l’article 72 de la LIPR.

I. Les faits

[4] Dans sa décision, l’agent principal, le décideur qui tient son pouvoir du ministre, explique d’entrée de jeu qu’il incombe aux demandeurs de s’acquitter du fardeau de démontrer qu’il est justifié d’accueillir leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En l’espèce, les demandeurs invoquent trois facteurs dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (au para 2) : leur établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils devaient retourner au Nigéria pour y présenter leur demande de résidence permanente au Canada.

[5] Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria. Les parents ont deux autres enfants nés au Canada. Le demandeur principal est entré au Canada en tant que visiteur en janvier 2001, mais peu après, en janvier 2012, comme il est mentionné dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs, [traduction] « toute la famille s’est installée dans le pays puisque le demandeur travaillait comme pasteur au Canada » (au para 6).

[6] En 2013, le demandeur principal a obtenu un diplôme en études bibliques de l’Université Acadia, en Nouvelle-Écosse. Il s’est ensuite inscrit au programme de maîtrise ès arts en études religieuses à l’Université McGill; il a obtenu son diplôme en 2015. En 2016, il a obtenu un [traduction] « diplôme professionnel en pastorale », puis il a étudié au Collège presbytérien Montréal, après quoi il a été ordonné en avril 2018.

[7] Le demandeur principal a perdu son statut d’immigration au Canada lorsque son visa de visiteur n’a pas été renouvelé. Les demandeurs ont présenté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 1er juillet 2020. Ils n’ont pas demandé l’asile au Canada.

[8] L’établissement des demandeurs repose sur des antécédents d’emploi stable, sur une situation financière saine, sur leur intégration dans les communautés de la Nouvelle-Écosse et de Montréal du fait de leur engagement auprès d’organismes communautaires et de leurs activités bénévoles, sur leur apprentissage du français, sur le paiement d’impôts et sur l’absence de démêlés avec les forces de l’ordre.

[9] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, les demandeurs font valoir qu’il est bénéfique pour leurs trois enfants d’être élevés au Canada. Même l’aîné des enfants, qui n’est pas né au Canada, en sait très peu sur son pays natal, le Nigéria, car il n’était âgé que de trois ans lorsqu’il est venu au Canada avec ses parents. L’aîné est pleinement intégré à la culture canadienne : il fait ses études au Canada, ses amis sont ici, il parle les langues officielles du pays et il a de bonnes notes. S’il devait retourner au Nigéria, il souffrirait sur les plans intellectuel, social et émotionnel. Selon les demandeurs, le degré d’établissement de l’enfant est, en fait, une considération très pertinente.

[10] Le troisième facteur soulevé est les difficultés auxquelles seraient exposés les demandeurs s’ils devaient retourner au Nigéria. Ceux-ci insistent sur le fait que ce sont les difficultés qui doivent être prises en compte, et pas la persécution. Il existe des problèmes de sécurité importants au Nigéria en raison de l’instabilité qui règne dans le pays. La violence générale est avancée par les demandeurs comme une preuve que les autorités n’ont aucun contrôle sur la sécurité du pays. Le terrorisme et les enlèvements y seraient monnaie courante. La police est inefficace et ne jouit pas de la confiance de la population. En fait, il existe une certaine corruption au sein des forces de police. Les demandeurs soulèvent des questions au sujet de conflits impliquant des groupes importants, comme les pasteurs peuls ou le groupe Boko Haram, qui provoquent des tensions ethniques et religieuses. Ils invoquent aussi le spectre des sectes nigérianes.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] L’agent principal souligne que les demandeurs affirment que [traduction] « le système ou le programme de soins de santé n’est pas bon au Nigéria », et que le taux de mortalité infantile est élevé. La perpétration d’actes de violence aléatoires est reconnue, tout comme l’existence de la violence sectaire et du terrorisme. Néanmoins, ce sont des conditions auxquelles sont exposés tous les citoyens du Nigéria. L’agent estime qu’un lien doit être établi entre la situation générale dans le pays et la situation personnelle des demandeurs pour démontrer que ceux-ci seraient exposés à de plus grands risques que les autres citoyens du Nigéria.

[12] De là (à la page 3 de 7) jusqu’à la fin de la décision, le décideur répète à 15 reprises, concernant diverses questions, que [traduction] « la preuve objective est insuffisante » (ou toute autre formulation semblable) pour lui permettre d’accepter l’une ou l’autre des observations formulées par les demandeurs. Voici quelques exemples :

[traduction]

  • « Je ne suis pas convaincu que le demandeur a fourni une preuve objective suffisante à l’appui de son allégation selon laquelle il sera pris pour cible ou exposé à de mauvais traitements s’il doit retourner au Nigéria. »

  • « [...] Je ne dispose pas d’une preuve objective suffisante pour établir que le demandeur a éprouvé des difficultés ou qu’il en éprouvera en raison de la situation au Nigéria. »

  • « Je ne dispose pas d’une preuve suffisante pour conclure que les membres de la famille du demandeur ou ses frères et sœurs ne seraient pas en mesure d’apporter au demandeur et à sa famille un soutien émotionnel ou financier au Nigéria en cas de besoin. »

  • « Néanmoins, si le demandeur et les membres de sa famille avaient besoin de services médicaux, la preuve ne suffit pas à établir qu’ils ne seraient pas en mesure d’avoir accès à du soutien, à des traitements et à des médicaments. »

  • « Si le demandeur craint que l’aîné de ses enfants ait du mal à s’adapter à la culture de Nassarawa, la preuve qui m’a été présentée ne suffit pas à me convaincre que les enfants se sont adaptés ou intégrés au Canada à un point tel que si la présente demande devait être rejetée, ils ne seraient pas en mesure de s’intégrer ou de s’adapter au Nigéria. »

  • « La preuve présentée ne suffit pas à démontrer que les relations avec ces amis ne pourraient pas être maintenues. »

  • « Bien que je sois conscient que les enfants au Canada peuvent avoir accès à davantage de possibilités et de services, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve convaincants qui donnent à penser que le bien-être des enfants serait compromis s’ils devaient retourner au Nigéria. »

  • « Je conclus que la preuve qui m’a été présentée ne suffit pas à me convaincre que les enfants ne pourraient pas retourner au Nigéria et aller à l’école, et je ne suis pas convaincu qu’un retour au Nigéria priverait les enfants des choses nécessaires à la vie. »

  • « Je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve qui donnent à penser que l’intérêt supérieur des enfants serait compromis à un point tel que, mis en balance avec tous les autres facteurs, il justifierait l’octroi aux demandeurs d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. »

[13] Dans sa décision de six pages, le décideur consacre au moins une page et demie à des citations de la preuve documentaire (Département d’État des États-Unis, « 2019 Country Reports on Human Rights Practices: Nigeria »; World Education News and Reviews, « Education in Nigeria »; « Baseline Assessment of the Nigerian Pharmaceutical Sector »; « Drug Supply in Nigeria »). Il convient de souligner à quel point les documents manquent de précision.

[14] En ce qui concerne l’éducation, nous apprenons que la loi prévoit une scolarité gratuite et obligatoire pour les enfants en âge de fréquenter le primaire et le premier cycle du secondaire. Malgré cela, les filles se heurtent à une discrimination et à des obstacles importants. Par ailleurs, le document cité par l’agent principal indique que la scolarité obligatoire couvre un total de neuf ans (6 + 3). Il y a, après ces neuf années, un total de trois années d’études secondaires de deuxième cycle. Il faut comprendre que ces dernières ne sont ni obligatoires ni gratuites. Un troisième niveau est constitué d’un secteur universitaire et d’un secteur non universitaire. Il n’y a aucune indication quant à la disponibilité des programmes. Néanmoins, le décideur déclare que le Nigéria offre des possibilités d’éducation.

[15] Au sujet de la santé, le décideur parle de la structure du système de santé au Nigéria en citant des extraits des publications. Cela n’est pas d’une grande utilité si la question de l’accessibilité n’est pas abordée. Le décideur renvoie plutôt aux éléments de preuve qui indiquent que les problèmes médicaux peuvent être traités au Nigéria, mais que les services médicaux ne sont pas fournis par le gouvernement, bien qu’il semble exister un nouveau régime national d’assurance maladie qui [traduction] « aidera à prendre en charge les dépenses de santé de nombreuses personnes ». Aucun détail n’est fourni. Les questions des coûts ou de l’accessibilité des services ne sont pas abordées. De plus, il semble que des médicaments soient disponibles, mais chers, et qu’une agence gouvernementale réglemente désormais les pharmacies afin qu’elles vendent des médicaments authentiques à la population du Nigéria.

[16] Se fondant sur certains éléments de preuve documentaire peu éloquents et sur de nombreuses déclarations concernant l’insuffisance des éléments de preuve (convaincants), l’agent conclut ce qui suit :

[traduction]
Je ne suis pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire soulevées par les demandeurs suffisent à justifier la levée de l’obligation d’obtenir un visa d’immigrant. M’appuyant sur l’ensemble de la preuve présentée, j’ai examiné la situation personnelle des demandeurs, leur établissement, leur situation d’emploi et l’intérêt supérieur des enfants. Après avoir procédé à une évaluation globale de tous les facteurs pertinents invoqués par les demandeurs, je conclus qu’ils ne suffisent pas à justifier la levée de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger en l’espèce.

III. Arguments et analyse

[17] Comme il a été mentionné précédemment, les demandeurs contestent la décision de l’agent pour divers motifs devant la Cour. Ils soutiennent que la conclusion quant à leur établissement était lacunaire au point de rendre la décision déraisonnable. Ils soutiennent la même chose concernant l’évaluation de la situation au Nigéria. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, ils font valoir que le décideur n’a pas accordé suffisamment de poids à leur établissement au Canada. Ils ajoutent qu’il ne suffit pas au décideur de déclarer qu’il est réceptif, attentif et sensible à l’intérêt des enfants. La [traduction] « décision doit montrer en quoi l’agent est sensible à la situation des enfants et la façon dont il tient compte de leur intérêt supérieur » (mémoire des faits et du droit présenté par les demandeurs, au para 35).

[18] Par moments, il semble que les demandeurs sont, en fait, simplement en désaccord avec l’évaluation de la preuve faite par le décideur. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a déclaré avec insistance qu’« (i)l est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir "d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur" » (au para 125). Cela pourrait représenter un obstacle important pour les demandeurs. Ils pourraient devoir démontrer que le décideur s’est fondamentalement mépris sur les faits ou qu’il n’a pas tenu compte de la preuve qui lui avait été présentée, ou que la décision est déraisonnable parce que les conclusions n’étaient pas fondées sur la preuve dont disposait le décideur.

[19] Cependant, les demandeurs avancent un autre argument. Ils soutiennent que les motifs de la décision ne leur permettent pas de comprendre de quelle façon le décideur en est arrivé à sa décision. Je partage ce point de vue.

[20] Non seulement l’arrêt Vavilov insiste sur le résultat de la décision administrative, mais il appelle aussi l’adhésion à une culture de la justification par les décideurs administratifs (au para 14). Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour se concentre sur la décision rendue par le tribunal administratif, mais aussi sur la justification de cette décision.

[21] L’approche employée dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’attache à la justification, qui est considérée comme le fondement de la légitimité institutionnelle. Une culture de la justification exige certes que les décisions soient justifiées de sorte qu’il soit possible de montrer qu’elles sont transparentes et intelligibles. Je ne doute pas que l’agent principal devait motiver sa décision. Les facteurs à prendre en compte pour déterminer si une décision respecte le concept d’équité procédurale dans un cas donné ont été énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker]. Un résumé utile en a été fait dans l’arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48, [2004] 2 RCS 650. Voici le paragraphe 5 :

[5] Le contenu de l’obligation d’équité qui incombe à un organisme public varie en fonction de cinq facteurs : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et (5) la nature du respect dû à l’organisme : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Je suis d’avis, après avoir examiné les faits et les dispositions législatives en jeu dans le présent pourvoi, que ces facteurs imposent à la municipalité l’obligation d’exprimer les motifs de son refus d’acquiescer à la deuxième et à la troisième demande de modification de zonage présentées par la Congrégation.

[Non souligné dans l’original.]

[22] Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont expliqué l’importance des motifs :

[79] Nonobstant les différences importantes qui existent entre le contexte administratif et le contexte judiciaire, les motifs répondent à bon nombre des mêmes besoins dans les deux contextes : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 15 et 22-23. Les motifs donnés par les décideurs administratifs servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public: Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine, par. 12-13. Comme l’a fait remarquer la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Baker, « [i]l est plus probable que les personnes touchées ont l’impression d’être traitées avec équité et de façon appropriée si des motifs sont fournis » : par. 39, citant S. A. de Smith, J. Jowell et lord Woolf, Judicial Review of Administrative Action (5e éd. 1995), p. 459-460. Et comme l’écrivent de manière convaincante Jocelyn Stacey et l’honorable Alice Woolley, [traduction] « les décisions rendues par les pouvoirs publics acquièrent leur autorité sur le plan juridique et démocratique par le biais d’un processus de justification publique » au moyen duquel les décideurs « motivent leurs décisions en tenant compte du contexte constitutionnel, législatif et de common law dans lequel ils œuvrent » : « Can Pragmatism Function in Administrative Law? » (2016), 74 S.C.L.R. (2d) 211, p. 220.

[Non souligné dans l’original.]

Les motifs sont aussi utiles pour démontrer la justification, la transparence et l’intelligibilité, soit les caractéristiques que doit posséder une décision raisonnable (Vavilov, au para 99). Ils permettent d’éclairer le raisonnement puisqu’une cour de révision s’arrête non seulement au résultat, mais aussi au processus décisionnel :

[83] Il s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles-mêmes la question en litige. Une cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème. Dans l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, la Cour d’appel fédérale a signalé que « le juge réformateur n’établit pas son propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’administrateur » : par. 28 (CanLII); voir aussi Ryan, par. 50-51. La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu.

[...]

[86] L’attention accordée aux motifs formulés par le décideur est une manifestation de l’attitude de respect dont font preuve les cours de justice envers le processus décisionnel : voir Dunsmuir, par. 47-49. Il ressort explicitement de l’arrêt Dunsmuir que la cour de justice qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable « se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » : par. 47. Selon l’arrêt Dunsmuir, le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : ibid. En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné.

[Non souligné dans l’original.]

[23] À mon avis, la décision qui fait l’objet du contrôle manque d’intelligibilité en raison de la qualité des motifs donnés.

[24] Dans sa décision, l’agent rejette de nombreuses observations au motif que la preuve est insuffisante. En fait, j’ai lu la décision à plusieurs reprises sans arriver à comprendre en quoi la preuve était insuffisante. Il est possible qu’elle l’ait été, mais on ne sait pas pourquoi. Il me semble que dans le contexte de la décision visée par le contrôle, dire que [traduction] « la preuve est insuffisante » sans davantage d’explications équivaut à dire seulement « non ». Je ne vois pas comment cela peut être considéré comme une justification.

[25] Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont cité avec approbation l’article intitulé « Reasons for Decision in Administrative Law », de R. A. Macdonald et D. Lametti, (1990), 3 RCDAP 123 à la page 139, où on peut lire que les motifs qui [traduction] « ne font que reprendre le libellé de la loi, résumer les arguments avancés et formuler ensuite une conclusion péremptoire » [...] « ne sauraient tenir lieu d’exposé de faits, d’analyse, d’inférences ou de jugement ». Les juges majoritaires ont déclaré que de tels motifs « permettent rarement à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui justifie une décision » (Vavilov, au para 102). Telle est la situation en l’espèce, à mon avis. Il ne s’agit pas, dans le cas présent, d’exiger une norme de perfection, mais plutôt de satisfaire à la norme de la décision raisonnable qui commande « [une compréhension du] raisonnement qui a mené à la décision administrative » de façon à permettre à « la cour de révision de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable » (Vavilov, au para 85). Il ne revient pas à la cour de révision d’examiner les motifs ni d’essayer d’y substituer ses propres motifs (Vavilov, au para 96).

[26] Il ne fait aucun doute que l’application de l’article 25 de la LIPR exige que le ministre exerce un pouvoir discrétionnaire important, et les cours de révision doivent faire preuve de retenue à l’égard des décisions administratives (Vavilov, au para 85). Cependant, faire preuve de retenue ne signifie pas abdiquer. La cour de révision a le devoir d’examiner attentivement les motifs donnés. Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires sont allés jusqu’à exiger que les motifs soient au premier plan :

[84] Comme nous l’avons expliqué précédemment, les motifs écrits fournis par le décideur administratif servent à communiquer la justification de sa décision. Toute méthode raisonnée de contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse avant tout aux motifs de la décision. Dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion : voir Dunsmuir, par. 48, citant D. Dyzenhaus, « The Politics of Deference : Judicial Review and Democracy », dans M. Taggart, dir., The Province of Administrative Law (1997), 279, p. 286.

[Non souligné dans l’original.]

[27] Si, comme en l’espèce, le décideur invoque à répétition une [traduction] « preuve insuffisante », la personne visée par la décision, pour qui celle-ci est importante puisqu’elle pourrait entraîner un renvoi du Canada, a droit à une décision intelligible. Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont explicité l’exigence :

[95] Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.

[28] La question de savoir si le résultat atteint par le décideur peut être considéré comme raisonnable n’est pas pertinente. Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires n’auraient pas pu être plus clairs lorsqu’ils ont déclaré que « [m]ême si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat » (au para 96). Il appartient au décideur administratif de justifier auprès de la partie concernée, de manière transparente et intelligible, le fondement de la conclusion tirée. En l’espèce, la décision rendue ne satisfait pas à cette exigence.

IV. Conclusion

[29] La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

[30] Il n’y a pas de question à certifier au titre de l’article 74 de la LIPR.


JUGEMENT dans le dossier IMM-550-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-550-21

INTITULÉ :

ELKANAH KUZAHYET-BUKI SHEKARI ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 JANVIER 2022

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

le 21 janvier 2022

COMPARUTIONS :

Miguel Mendez

POUR LES DEMANDEURS

 

Lynne Lazaroff

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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