Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220121


Dossier : IMM-3225-20

Référence : 2022 CF 15

TRADUCTION FRANÇAISE

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

BELINDA KIFUNGO

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Belinda Kifungo (la demanderesse) sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a refusé de lui accorder une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada, comme l’exige l’article 11 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Afin de se soustraire à cette exigence, Mme Kifungo invoque l’article 25 de la LIPR, qui prévoit que le ministre doit étudier les considérations d’ordre humanitaire de l’étranger et « peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables » (art 25(1) de la LIPR).

I. Les faits

[2] La demanderesse et son frère (qui n’est pas visé par la présente demande de contrôle judiciaire) sont arrivés au Canada en août 2010. La demanderesse est citoyenne de la République démocratique du Congo.

[3] Les circonstances de son arrivée au Canada ne sont pas tout à fait claires. Il semble que la demanderesse, son frère cadet et une sœur aînée se soient rendus à la frontière canado-américaine avec leur mère, qui elle, serait retournée au Congo. Les trois enfants ont traversé la frontière pour demander l’asile au Canada; cependant, la sœur aînée a fait l’objet d’un « refoulement » et n’a pas été autorisée à entrer au Canada parce qu’elle était majeure. La demanderesse avait alors 16 ans (née le 6 octobre 1993) et son frère, 13 ans.

[4] La situation des parents au Congo est également plutôt nébuleuse. Dans la décision que la Cour a rendue concernant la demande de contrôle judiciaire à l’encontre du refus d’accorder l’asile à la demanderesse, il est rapporté qu’à la suite d’une plainte à la police congolaise à propos d’une tentative d’agression sexuelle dont la demanderesse aurait été victime en mai 2010, son père a été détenu pendant environ six mois (2016 CF 599, au para 3). Il semble que la plainte n’a pas été déposée contre le père, mais plutôt par lui. Selon les observations présentées à l’agent d’immigration, le père de la demanderesse a été de nouveau détenu après avoir déposé une autre plainte auprès de la police congolaise pour détention arbitraire en 2012. Il a ensuite quitté le Congo pour se rendre au Gabon. La mère de la demanderesse semble être restée au Congo.

[5] La demande de contrôle judiciaire visant la demande d’asile présentée par la demanderesse a été rejetée par la Cour. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait initialement rejeté la demande d’asile pour manque de crédibilité, ce qui a largement été confirmé par la Cour. La Cour fédérale a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de démontrer que la décision de la SPR était déraisonnable. Elle a écrit ce qui suit au paragraphe 23 de sa décision :

[23] La SPR est également en droit de tirer des conclusions portant sur la crédibilité d’un demandeur d’asile en se basant sur l’invraisemblance, le bon sens et la raison, et de rejeter des témoignages si ceux-ci ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l’affaire prise dans son ensemble [...]

La Cour a également conclu que la demanderesse n’avait pas établi qu’elle craignait d’être persécutée : la conclusion de la SPR n’était pas déraisonnable, car la demanderesse avait le fardeau de prouver que la décision était déraisonnable, ce qu’elle n’a pas fait.

[6] Les observations présentées à l’agent d’immigration ne donnaient pas plus de détails sur la façon dont la demanderesse et son frère ont pu subvenir à leurs besoins entre leur arrivée au Canada et la date des observations, soit le 23 octobre 2019. Elles portaient plutôt sur l’établissement de la demanderesse au Canada, la durée du séjour dans le pays, l’impossibilité de retourner en République démocratique du Congo et le préjudice anticipé qu’elle pourrait subir si elle était renvoyée dans son pays de nationalité.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[7] L’agent principal a examiné les arguments présentés par la demanderesse. Il s’est d’abord penché sur son établissement. Étant donné qu’au moment où la demande a été présentée, la demanderesse avait passé près de 10 ans au Canada, l’établissement de celle‑ci manquait de substance. L’agent s’est reporté à la décision Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1906 [Irimie], où le juge Pelletier, alors juge de la Cour fédérale, a fait observer que le critère applicable aux demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas de savoir si une personne s’intégrerait avec succès dans la collectivité canadienne : la procédure n’est pas un mécanisme d’examen ex post facto aux fins d’immigration, car cela aurait pour effet pervers d’« [encourager] les gens à tenter leur chance et à revendiquer le statut de réfugié en croyant que s’ils peuvent rester au Canada suffisamment longtemps pour démontrer qu’ils sont le genre de gens que le Canada recherche, ils seront autorisés à rester » (au para 26).

[8] L’agent principal rappelle au lecteur le fait inéluctable selon lequel « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficulté » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] au para 23), mais cette seule réalité ne saurait justifier une dispense suivant le paragraphe 25(1) de la LIPR (en fait, dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême fait référence au paragraphe 12 de la décision Irimie). Toujours au paragraphe 23 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour souligne que le paragraphe 25(1) n’est pas « censé constituer un régime d’immigration parallèle ». L’agent poursuit en citant également le paragraphe 25 de l’arrêt Kanthasamy :

[25] Ce qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids (Baker, par. 74‑75).

[9] C’est dans ce contexte que l’agent a tranché l’argument avancé par la demanderesse selon lequel elle était incapable de quitter le Canada pour retourner au Congo en raison d’un moratoire imposé sur les renvois. Selon l’agent, cela ne crée pas une contrainte, ou une obligation, de demeurer au Canada; le moratoire ne crée pas une menace. Il s’agit plutôt d’une forme de protection, car le Canada ne renverra personne dans un pays visé par le moratoire. Par contre, les ressortissants étrangers peuvent retourner dans leur pays s’ils le souhaitent. En effet, certains sont partis volontairement.

[10] L’agent a tiré cette conclusion parce que la demanderesse a fait valoir que la durée de son séjour était due au fait qu’elle était incapable de retourner au Congo, facteur qui militerait vraisemblablement en faveur de la reconnaissance de son établissement au Canada. Elle n’était pas tenue de rester au Canada. Une telle obligation n’existait pas et l’agent principal s’est contenté de corriger l’impression de la demanderesse.

[11] En ce qui concerne l’établissement, l’agent principal a mentionné une déclaration d’impôt sur le revenu pour l’année 2016. Des renseignements financiers pour 2019 ont été fournis ultérieurement. Il n’en demeure pas moins que peu d’information a été fournie sur la situation financière de la demanderesse. Plus particulièrement, l’agent fait remarquer qu’aucun renseignement n’a été présenté pour expliquer comment la demanderesse a pu subvenir à ses besoins entre 2010 et 2016. En effet, on en sait très peu sur ses moyens de subsistance depuis qu’elle est au Canada.

[12] Comme l’agent l’a répété plusieurs fois dans sa décision, la demanderesse a présenté peu d’éléments de preuve relativement à certains facteurs. Ainsi, peu d’information est donnée sur ses études (l’agent parle de « non-dit »). De même, très peu de renseignements étayent sa participation dans la communauté ou à son église. La conclusion de l’agent concernant l’établissement de la demanderesse est donc la suivante :

Ce sont donc là globalement des aspects positifs, sachant surtout qu’elle est arrivée au Canada avec son jeune frère quand elle avait presque dix-sept ans seulement. Peut-être que depuis août 2010, elle a après tout beaucoup accompli en termes de liens et d’établissement. Mais sa preuve à cet égard ne le dit pas. Comme détaillé plus haut, les non-dits empêchent de saisir tout son contexte de vie, donc son niveau établissement [sic] et la force de ses liens au Canada.

[13] L’agent principal a ensuite procédé à l’examen des conditions au Congo. La violence contre les femmes est répandue au Congo, et fait partie des diverses difficultés auxquelles les habitants de ce pays sont confrontés : les systèmes d’éducation et de santé sont sous-financés, une crise sociale fait rage dans divers secteurs du pays, et le pays est aux prises avec des pandémies, notamment du virus Ebola et de COVID-19. Le pays fait face à des enjeux économiques, sociaux, sanitaires et sécuritaires qui sont préoccupants. Selon l’agent, la situation au Congo ne peut être comparée à celle du Canada. Néanmoins, il a déclaré que les conclusions de la SPR concernant la tentative de la demanderesse d’obtenir le statut de réfugié ne pouvaient être ignorées. Il a souligné l’absence totale d’information concernant le père de la demanderesse; celle‑ci prétend ne pas savoir ce qui lui est arrivé. En outre, alors que la SPR a décrit la mère de la demanderesse comme étant membre du gouvernement du « Bas Congo » en 2015, la demanderesse soutient maintenant que lors du dépôt de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, sa mère ne travaillait pas, était séparée de son mari, n’avait pas de revenu et avait du mal à s’en sortir. Si tel était le cas, ces circonstances constitueraient un changement majeur dans sa situation. Le fait est que cette divergence nécessitait une explication, mais qu’aucune n’a été fournie. La situation dans le propre pays de la demanderesse est restée floue alors que cette question aurait dû être au cœur de sa demande. Il n’y a aucun moyen pour l’agent de deviner ou de comprendre la situation (le « contexte de vie ») et de déterminer ce qui arriverait si la demanderesse devait retourner au Congo. Cette question est hypothétique compte tenu de la suspension temporaire des renvois (STR). L’agent s’est appuyé sur le paragraphe 8 de l’arrêt Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 RCF 635 [Owusu], pour affirmer qu’il incombe au demandeur de présenter des éléments de preuve :

[8] Le demandeur qui invoque des raisons d’ordre humanitaire n’a pas un droit d’être interviewé ni même une attente légitime à cet égard. Et, puisque le demandeur a le fardeau de présenter les faits sur lesquels sa demande repose, c’est à ses risques et périls qu’il omet des renseignements pertinents dans ses observations écrites. Selon nous, dans sa demande pour des raisons humanitaires, M. Owusu n’a pas suffisamment insisté sur les répercussions de son expulsion potentielle sur l’intérêt supérieur de ses enfants de manière à ce que l’agente n’ait d’autre choix que d’en tenir compte.

En bref, des éléments de preuve et des explications pourraient être présentés concernant les difficultés ou les incertitudes auxquelles la demanderesse pourrait être confrontée « advenant un hypothétique retour en RDC ». Toutefois, aucune preuve de ce genre n’a été déposée. Il incombait à la demanderesse de présenter tous les éléments de preuve pertinents. Les conclusions de l’agent en ce qui concerne les conditions au Congo sont donc les suivantes :

Quitte à me répéter, le fait est que je ne peux, pour son compte, faire le montage de sa preuve et son argumentation et saisir tout ou partie des difficultés auxquelles elle pourrait être exposée. Je suis donc d’opinion que les conditions défavorables en RDC jouent en faveur de la requérante sans pour autant justifier la dispense ici demandée.

[14] Le dernier argument abordé par l’agent principal est celui de l’intérêt supérieur du neveu de la demanderesse, soit l’enfant de son frère. Selon le dossier, la demanderesse habite maintenant à Toronto et son frère est à Montréal. Il a la garde de l’enfant la fin de semaine. Il semblerait que la demanderesse vienne à Montréal une fois par mois et qu’elle offre un soutien financier à son frère pour l’aider à élever son fils.

[15] L’agent principal a noté qu’on ne savait presque rien sur l’enfant. Personne ne conteste l’affection que la demanderesse porte à son neveu. Cependant, comme on ne connaît que le nom de l’enfant, sa date de naissance et le lieu où il est né, il est impossible de développer la question de l’intérêt supérieur. Après tout, la demanderesse elle-même reconnaît qu’elle voit l’enfant une fois par mois, ce qui, elle en convient, ne peut pas vraiment être considéré comme une aide significative à l’égard des soins de son neveu :

Au regard de la preuve soumise, je suis ainsi d’avis que l’intérêt supérieur de l’enfant ne justifie pas la mesure d’exception qu’est la demande de dispense.

En fin de compte, l’effet combiné des trois motifs discutés ne justifie pas non plus l’octroi de la dispense demandée.

III. Arguments et analyse

[16] J’éprouve une certaine sympathie pour la demanderesse. Malgré les vaillants efforts déployés par son avocat dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, qui ne la représentait pas dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la preuve présentée en faveur de la demande faite à l’agent principal souffrait de lacunes fatales. Comme il a été dit à maintes reprises, la cour de révision doit se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision rendue. Pour ce faire, elle tient compte du dossier dont disposait le décideur administratif (Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263). Le principal problème en l’espèce était l’absence de preuve concernant les facteurs que la demanderesse avait soulevés auprès de l’agent principal. C’est ce que l’agent a conclu. À moins que cette conclusion soit déraisonnable, la demanderesse ne peut avoir gain de cause en l’espèce.

[17] Il convient de rappeler aux parties que la norme de contrôle de la décision raisonnable comporte des contraintes. En l’espèce, les parties s’entendent pour dire que cette norme de contrôle est celle qui s’applique, telle qu’elle est établie par la jurisprudence. Je suis d’accord. De plus, dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé qu’il existe une présomption « voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas » (au para 10).

[18] L’arrêt Vavilov définit les exigences de notre droit lorsque la norme de la décision raisonnable constitue la norme de contrôle suivie par les cours de révision. Ainsi, il incombe au demandeur qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Les caractéristiques d’une décision raisonnable continuent d’être la justification, la transparence et l’intelligibilité au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision (Vavilov, au para 99). La Cour suprême a désigné deux types de lacunes fondamentales qui rendent une décision déraisonnable. La première est le manque de logique interne du raisonnement, notamment lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde (Vavilov, au para 104). Lorsque la conclusion tirée ne peut prendre sa source dans l’analyse effectuée, la décision est déraisonnable. Il convient de noter qu’il faut interpréter les motifs de la décision « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (Vavilov, au para 103). Le deuxième type de lacune fondamentale se présente lorsque la décision est indéfendable compte tenu des contraintes juridiques et factuelles pertinentes.

[19] La cour de révision applique le principe de retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers les rôles distincts des tribunaux et des décideurs administratifs (Vavilov, au para 13). Elle cherche à préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif, et elle adopte une attitude de respect (Vavilov, au para 14). Il n’est donc pas surprenant que les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur ou d’accepter que de nouveaux éléments de preuve soient présentés lors d’un contrôle judiciaire. Le dossier à prendre en compte est celui dont disposait le tribunal administratif :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP , par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[20] En l’espèce, la demanderesse soutient que le décideur a entravé son pouvoir discrétionnaire en refusant d’examiner les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle retournait au Congo. Ce n’est pas ce que montre le dossier.

[21] Lorsqu’elle a tenté de démontrer son établissement au Canada, la demanderesse a fait valoir qu’elle était incapable de quitter le pays pour retourner au Congo compte tenu du moratoire imposé par le Canada. L’agent principal semble avoir interprété cet argument comme voulant dire que le Canada avait empêché la demanderesse de retourner dans son pays de nationalité, ce qui devrait jouer en sa faveur.

[22] Non seulement l’agent principal a corrigé le dossier, car un moratoire n’empêche personne de se rendre volontairement dans le pays visé par celui-ci, mais le décideur fait précisément référence à un hypothétique retour au Congo. En effet, l’agent principal n’a pas nié l’existence de la suspension temporaire des renvois : il en a fait mention à la page 5 de 6 et il a établi un lien direct avec un hypothétique retour au Congo.

[23] Le décideur répondait directement à l’argument soulevé devant l’agent selon lequel la durée du séjour au Canada et l’incapacité de retourner au Congo constituaient un facteur favorable démontrant l’établissement de la demanderesse. Il répondait à un argument non fondé (décision de l’agent, bas de la page 3 de 6) avancé par la demanderesse à l’égard de son établissement au Canada, argument qui s’appuyait en partie sur le moratoire (para 17 des observations du 23 octobre 2019). L’existence d’un moratoire est un facteur neutre dont on ne peut profiter. La demanderesse peut certainement profiter de son long séjour au Canada pour mieux s’établir, mais cela ne peut pas aller plus loin, car la preuve montre qu’elle n’avait pas l’intention de retourner au Congo. La demanderesse ne peut pas utiliser le moratoire comme excuse pour laisser entendre qu’on ne peut pas lui reprocher de ne pas être retournée au Congo pour présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger, comme l’exige la loi. Cela dit, on ne peut pas non plus retenir ce fait contre elle. Le moratoire n’empêche personne de quitter le Canada : c’est plutôt que le Canada ne renverra pas quelqu’un vers un pays visé par le moratoire tant que celui‑ci est en vigueur.

[24] Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, le décideur est loin d’avoir ignoré la STR. Il en parle directement, faisant mention d’un hypothétique retour au Congo simplement à cause de la STR. Autrement dit, si le moratoire est levé ou quand il le sera, la demanderesse devra demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada en raison du refus du ministre d’appliquer l’article 25 de la LIPR à sa situation.

[25] Dans le même ordre d’idées, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas évalué les difficultés auxquelles elle serait confrontée au Congo. Ce n’est pas le cas. L’agent a plutôt conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour lui permettre de procéder à une évaluation. Il déplore le manque d’information pour étayer les difficultés, les défis et les incertitudes auxquels la demanderesse pourrait être confrontée si elle retournait au Congo. Comme indiqué précédemment, l’agent a cité l’arrêt Owusu, où la Cour d’appel fédérale a fait observer qu’il incombait au demandeur de présenter des éléments de preuve et que « c’est à ses risques et périls qu’il omet des renseignements pertinents » (au para 8).

[26] Compte tenu de la STR, l’agent principal a jugé que la demanderesse ne risquait pas d’être renvoyée au Congo afin d’y présenter une demande de résidence permanente au Canada. Il faudrait évidemment que la situation au Congo s’améliore pour que le moratoire soit levé. Quoi qu’il en soit, le fait est que la demanderesse a choisi de ne présenter aucune preuve sur la question. Il n’y avait rien à examiner. Il n’appartient pas au décideur de présenter des arguments et des éléments de preuve pour le compte d’un demandeur.

[27] La demanderesse prétend que l’analyse de son établissement était inintelligible. Elle revient en fait sur la durée de son séjour au Canada, affirmant qu’il s’agit d’un élément de première importance. Une partie de la difficulté découle du manque d’information fournie par la demanderesse au sujet de son séjour au Canada. On ne sait toujours pas ce qu’elle a fait de son temps ni comment elle a pu subvenir à ses besoins. L’agent a mentionné qu’elle avait peut-être accompli beaucoup de choses qui auraient permis de prouver son établissement, mais on ne sait rien de ses activités ni de leur teneur, alors qu’elles auraient-elles pu se révéler très convaincantes. Mais rien de tel n’a été présenté. Les non-dits empêchent de comprendre le « contexte de vie », et il est donc impossible d’avoir une idée du degré d’établissement et de la force de ses liens au Canada. Il faut rappeler qu’il appartient au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable, c’est-à-dire qu’elle n’est pas justifiée, intelligible ou transparente. Il ne suffit pas d’espérer que la cour de révision soit d’un avis différent et qu’elle voit une justification quelconque là où le tribunal chargé de trancher l’affaire est arrivé à une conclusion différente. Il faut beaucoup plus que cela. Comme indiqué précédemment, la preuve souffrait manifestement de lacunes et un affidavit ex post facto n’est d’aucune utilité dans le cadre du contrôle judiciaire.

[28] Quant à l’intérêt supérieur du neveu de la demanderesse, il semblerait que cette dernière ne le voit qu’une fois par mois. Il est exagéré de prétendre qu’elle aide à élever l’enfant en l’absence de preuve. En effet, l’agent a noté que l’on ne savait pratiquement rien sur l’enfant.

[29] Contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, l’agent n’a pas exigé de preuve pour démontrer les difficultés. Il a exigé des éléments de preuve au sujet de l’enfant. Encore une fois, c’est le manque de renseignements qui pose problème et qui est finalement fatal.

IV. Conclusion

[30] Par conséquent, la demanderesse n’a pas réussi à démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle était déraisonnable, en grande partie à cause de l’insuffisance de la preuve. Affirmer quelque chose ne veut pas dire le prouver. Au paragraphe 13 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour a cité la première présidente de la Commission d’appel de l’immigration, qui a défini les considérations d’ordre humanitaire comme étant « des faits, établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1970], DCAI no 1, non souligné dans l’original).

[31] Les parties n’ont pas demandé à la Cour de certifier une question au titre de l’article 74 de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3225-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3225-20

INTITULÉ :

BELINDA KIFUNGO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LA DEMANDERESSE

Charles J. Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.