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Date : 20220126


Dossier : IMM‑5397‑20

Référence : 2022 CF 87

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

OPAL MAUREEN SEGREE MITCHELL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Opal Maureen Segree Mitchell, est une citoyenne de la Jamaïque. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 9 octobre 2020, par laquelle un agent principal [l’agent] a refusé de lui accorder une dispense, pour des considérations d’ordre humanitaire, de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[2] La demanderesse soutient que l’agent a : (1) commis une erreur au moment d’évaluer l’intérêt supérieur des enfants; (2) déraisonnablement écarté sa preuve médicale et son affidavit; (3) appliqué la mauvaise norme au moment d’évaluer son degré d’établissement au Canada.

[3] Les parties conviennent que la décision d’accorder ou de refuser une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16, 17 [Vavilov]; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 10, 44 [Kanthasamy]).

[4] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la Cour « doit plutôt être convaincue que la lacune ou la déficience [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[5] Après avoir examiné le dossier et les observations des parties, je conviens avec la demanderesse que le traitement fait par l’agent de la preuve médicale est déraisonnable.

[6] Par exemple, l’agent semble avoir écarté la preuve médicale parce que l’évaluation de la santé mentale de la demanderesse était fondée sur des renseignements fournis par celle‑ci. Cependant, l’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable en matière de crédibilité en ce qui a trait aux faits sous‑jacents aux agressions subies par la demanderesse en Jamaïque, lesquels faits étaient appuyés par un affidavit souscrit par la demanderesse. L’agent n’a pas non plus contesté les diagnostics de trouble de stress post‑traumatique et de trouble dépressif majeur (Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 au para 65 [Rainholz]).

[7] Dans le même ordre d’idées, l’agent a souligné que [traduction] « rien n’indiqu[ait] […] pourquoi [la demanderesse avait] attendu jusqu’en 2019 pour prendre contact avec un professionnel de la santé mentale ». Cependant, le psychiatre qui a procédé à l’évaluation a rapporté que la demanderesse avait affirmé qu’elle n’avait pas cherché à se faire soigner parce qu’elle ne voulait pas revivre la douleur et le traumatisme causés par ses souvenirs et que, depuis son arrivée au Canada, ses pensées suicidaires et certains de ses autres symptômes s’étaient atténués. En outre, le psychiatre a souligné que les recherches actuelles appuient l’hypothèse selon laquelle le réflexe d’éviter tout contenu traumatique est courant chez les personnes qui ont subi des traumatismes graves et chroniques.

[8] L’agent a affirmé que la demanderesse n’avait pas fourni de preuve démontrant en quoi sa situation actuelle avait une incidence sur sa vie au quotidien. Cette déclaration ne semble pas tenir compte des renseignements contenus dans le rapport médical, selon lesquels la demanderesse continue à faire des cauchemars, a de la difficulté à demeurer concentrée, a des problèmes de mémoire, est continuellement triste et a peu d’énergie.

[9] Enfin, je ne suis pas convaincue, dans les circonstances de l’espèce, que l’agent a raisonnablement tenu compte de l’incidence qu’aurait le renvoi de la demanderesse sur sa santé mentale. Le psychiatre a conclu que, si elle était forcée de retourner en Jamaïque, la demanderesse risquait fort de se sentir de nouveau suicidaire. Il a souligné, entre autres facteurs, qu’en plus de perdre tout le soutien qu’elle a au Canada, la demanderesse n’aurait pas non plus le soutien qu’elle avait auparavant en Jamaïque. Le psychiatre était d’avis que ce manque de soutien rendrait la demanderesse [traduction] « très vulnérable et qu’elle risquait non seulement d’avoir des pensées suicidaires, mais aussi de les concrétiser ». Dans sa décision, l’agent n’a pas abordé l’incidence qu’aurait un renvoi sur la santé mentale de la demanderesse. Il a simplement renvoyé brièvement à une page Web du gouvernement jamaïcain qui mentionne l’existence de multiples initiatives en matière de santé, y compris une ligne d’assistance pour la prévention du suicide, et il a ajouté que les soins et le traitement des personnes souffrant de troubles mentaux graves sont couverts par les régimes nationaux d’assurance‑maladie ou de remboursement en Jamaïque. En s’intéressant uniquement à la possibilité, pour les personnes souffrant de troubles mentaux, d’obtenir des soins en Jamaïque, l’agent ne s’est pas penché de façon significative sur l’incidence qu’aurait un renvoi en Jamaïque sur la santé mentale de la demanderesse ni sur les difficultés qu’il entraînerait (Kanthasamy, au para 48; Montero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 776 aux para 27‑29; Rainholz, aux para 40‑49, 76).

[10] Puisque les motifs de l’agent ne traitent pas raisonnablement de la preuve médicale versée au dossier, je conclus que la décision est déraisonnable, car elle n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques, comme l’exige Vavilov. Je reconnais qu’en renvoyant l’affaire pour nouvelle décision, il est possible que l’issue soit la même. Cependant, le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125).

[11] Il est inutile que j’examine les autres questions soulevées par la demanderesse.

[12] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[13] Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et je suis d’avis que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5397‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5397‑20

INTITULÉ :

OPAL MAUREEN SEGREE MITCHELL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Maxwell Musgrove

Pour la demanderesse

Alex Kam

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maxwell Musgrove

Avocat

North York (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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