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Date : 20220114


Dossier : IMM-3124-20

Référence : 2022 CF 43

TRADUCTION FRANÇAISE

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

NADIA KAMAL HABIB

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Nadia Kamal Habib (Mme Habib) est une chrétienne copte âgée de 89 ans. Elle est citoyenne de l’Égypte et de l’Australie. Elle a demandé la résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Un agent d’immigration a rejeté sa demande le 2 juillet 2020. Mme Habib sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR. Pour les motifs énoncés ci-après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Faits pertinents

[2] Le fils unique de Mme Habib est un résident permanent du Canada. Il vit au Canada avec son épouse et ses enfants, les seuls petits-enfants de Mme Habib. Mme Habib a un frère qui réside au Canada et une sœur qui vit toujours en Égypte.

[3] En 1993, Mme Habib et son époux, aujourd’hui décédé, ont immigré en Australie afin de rejoindre leur fils et sa famille. Mme Habib est devenue citoyenne australienne en 1995. Elle a quitté l’Australie en 2000 et est retournée en Égypte, où elle avait toujours vécu avant d’immigrer en Australie. Le fils de Mme Habib et sa famille ont déménagé aux Émirats arabes unis en 2000, où ils sont restés jusqu’en 2009. Ils ont ensuite immigré au Canada. Mme Habib est entrée au Canada avec un visa de voyage en mai 2018 et a déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en octobre de la même année.

[4] Dans ses observations écrites du 1er octobre 2018 à l’intention de l’agent, l’avocate de Mme Habib a affirmé que l’âge avancé de sa cliente, ses liens familiaux, son établissement au Canada grâce à sa famille et à l’église locale et la discrimination dont les chrétiens coptes sont victimes en Égypte justifiaient une réponse favorable à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans ces mêmes observations, l’avocate a malheureusement mentionné en passant que sa cliente était en [traduction] « relativement bonne santé ». Cette remarque semble contredire la preuve incluse dans le dossier de demande, qui accompagnait les observations présentées par l’avocate. Dans une lettre d’appui, James Gordon Horan (M. Horan), un voisin du fils de Mme Habib, a écrit ce qui suit : [traduction] « [] elle ne peut plus vivre seule ni prendre soin d’elle-même en raison de son âge avancé et de sa santé fragile ». Noha Boulos, la belle-fille de Mme Habib, a pour sa part écrit : [traduction] « elle a besoin des soins et de la chaleur de sa famille [] il est nécessaire qu’elle reste avec nous ». Son petit-fils aîné, Peter Boulos, a écrit que sa grand-mère (Mme Habib) souffrait de [traduction] « problèmes d’anxiété et de tension artérielle ».

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[5] En ce qui concerne l’établissement de Mme Habib au Canada, l’agent a conclu qu’il n’allait pas au-delà de ce qui serait normalement attendu dans les circonstances. Il a accordé peu de poids à ce facteur.

[6] En ce qui concerne les liens de Mme Habib avec le Canada, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir une distinction entre Mme Habib et d’autres personnes qui se trouvent dans une situation similaire et qui souhaitent également rejoindre de façon permanente des membres de leur famille au Canada. L’agent a noté que Mme Habib possédait un visa de voyage valide qui lui permettait de vivre avec son fils jusqu’en mars 2021, et qu’elle pourrait peut-être à ce moment-là être parrainée en vue d’obtenir la résidence permanente. Il a conclu que le rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’entraînerait pas la rupture permanente des liens familiaux.

[7] L’agent a également conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que Mme Habib serait incapable de vivre de façon autonome ou que sa famille ne serait pas en mesure de l’aider en Égypte. Il a tiré deux conclusions clés concernant l’état de santé de Mme Habib : 1) [traduction] « Les renseignements dont je dispose suggèrent que la demanderesse est une personne active et physiquement apte »; et 2) [traduction] « Rien n’indique que, mis à part le désir d’être avec son fils de façon permanente, la demanderesse serait incapable de vivre de façon autonome ».

[8] En ce qui concerne l’allégation selon laquelle Mme Habib serait confrontée à des difficultés en Égypte en raison de sa religion, l’agent a jugé que la preuve ne permettait pas de conclure qu’elle serait confrontée à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives à son retour. Il a noté que Mme Habib a vécu en Égypte pendant la majeure partie de sa vie et qu’elle y a pratiqué sa religion librement. L’agent n’était pas convaincu qu’elle ne serait pas en mesure de continuer à pratiquer librement sa religion si elle retournait en Égypte. Bien qu’il ait accordé un certain poids aux conditions défavorables en Égypte, il a conclu que ce facteur ne justifiait pas une dispense.

IV. Dispositions applicables

[9] La disposition applicable en l’espèce est le paragraphe 25(1) de la LIPR, reproduit ci‑dessous :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

V. Analyse

[10] La seule question soulevée est celle de savoir si la décision de l’agent satisfait au critère de la décision raisonnable établi dans l’arrêt Canada (MCI) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Aucune des exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique dans les circonstances (Vavilov, aux para 25 et 17). « [U]ne décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes suffisamment graves; ainsi, des lacunes superficielles ou accessoires ne suffisent pas à infirmer la décision (Vavilov, au para 100). Plus important encore, la cour de révision doit examiner la décision dans son ensemble et s’abstenir de procéder à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov, aux para 85 et 102).

[11] L’examen des considérations d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) est global et les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] au para 28). La dispense est considérée comme étant justifiée si la situation est « de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10; Kanthasamy, au para 13). Il est aussi important de noter qu’une décision relative aux motifs d’ordre humanitaire est hautement discrétionnaire et qu’aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7).

[12] Dans les circonstances, je suis convaincu que l’agent a raisonnablement évalué l’établissement de Mme Habib au Canada et les conditions dans le pays en ce qui a trait à la discrimination à l’égard des chrétiens coptes. Toutefois, lorsque j’examine son évaluation d’un point de vue global, j’ai des doutes quant à la cohérence et à la rationalité de sa décision. Lorsqu’il a conclu que Mme Habib était physiquement apte et qu’elle était capable de vivre de façon autonome, l’agent n’a pas mentionné la lettre de M. Horan, dans laquelle ce dernier affirme que Mme Habib ne peut pas vivre seule ou prendre soin d’elle-même. L’agent ne mentionne pas non plus la lettre de Noha Boulos dans laquelle elle affirme que Mme Habib a besoin des soins offerts par les membres de sa famille et qu’il est [TRADUCTION] « nécessaire » qu’elle habite avec eux. Enfin, lorsqu’il mentionne que Mme Habib est [traduction] « physiquement apte », l’agent semble faire abstraction de la lettre de Peter Boulos dans laquelle il parle des problèmes [traduction] « d’anxiété et de tension artérielle » de sa grand-mère.

[13] À mon avis, les déclarations de M. Horan, de Mme Boulos et de Peter Boulos contredisent toutes les conclusions de l’agent concernant l’état de santé de Mme Habib. Rappelons que l’agent a conclu que [TRADUCTION] « rien » dans les renseignements dont il disposait ne portait à croire que Mme Habib serait incapable de vivre de façon autonome. Pourtant, la lettre de M. Horan dit exactement le contraire. Il est bien établi en droit qu’un décideur administratif est présumé avoir considéré toute la preuve dont il est saisi et qu’il n’a pas besoin de mentionner chacun des documents mis en preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 au para 1). Cette présomption est néanmoins assujettie à certaines limites. Si le décideur ne mentionne pas un élément de preuve important ou s’il fait abstraction d’un élément de preuve contradictoire, la cour de révision peut inférer de ce silence qu’il a tiré une conclusion sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 au para 17). En l’espèce, non seulement l’agent a-t-il fait abstraction des éléments de preuve contradictoires, mais il les a déformés aussi. Le fait qu’il ait déformé la déclaration de M. Horan et qu’il n’ait pas mentionné les observations de Mme Boulos selon lesquelles Mme Habib avait besoin de « soins » ni la déclaration du petit-fils selon laquelle Mme Habib a des problèmes d’anxiété et de tension artérielle m’amène à remettre en question la rationalité et la cohérence de la décision.

[14] Le 24 novembre 2021, le défendeur a présenté à la Cour des observations postérieures à l’audience. Il a fait valoir que l’agent n’était pas tenu de prendre en compte l’état de santé de Mme Habib, puisque ce motif n’a été soulevé qu’à titre accessoire (Arunasalam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1070 au para 10; Medina Morales c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1267 au para 15). J’ai considéré les observations postérieures à l’audience du défendeur. Étant donné que l’avocate de Mme Habib n’a pas précisément soulevé la question de l’état de santé de sa cliente, je comprends parfaitement pourquoi on pourrait croire qu’il s’agit d’une question accessoire. Cependant, l’agent l’a expressément et directement considérée. Cela étant, je ne considère pas que la question est accessoire.

[15] La Cour d’appel fédérale a récemment noté que lorsqu’un décideur administratif examine une question, ses conclusions sur cette question sont susceptibles de contrôle judiciaire, même si la question n’a pas été expressément soulevée ou contestée par le demandeur (Merck Canada Inc c Canada (Santé), 2021 CAF 224 aux para 48–51). Les conclusions de l’agent selon lesquelles Mme Habib était physiquement apte et pouvait vivre de façon autonome en Égypte faisaient partie intégrante de sa décision de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Ces conclusions étaient contraires à la déclaration d’au moins un témoin. L’agent n’a ni analysé ni rejeté cette preuve, pas plus qu’il n’a procédé à une analyse des autres éléments de preuve qui allaient à l’encontre de sa conclusion. Je conclus que l’intervention de la Cour est justifiée.

VI. Conclusion

[16] Je suis convaincu que la décision de l’agent est fondée sur un raisonnement qui n’est pas intrinsèquement cohérent et qui n’est pas non plus rationnel (Vavilov, précité, au para 102). Les lacunes relevées sont plus que « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ». Elles rendent l’ensemble de la décision déraisonnable (Vavilov, précité, au para 100).

[17] Pour les motifs susmentionnés, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens. Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3124-20

 

INTITULÉ :

NADIA KAMAL HABIB c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NOVEMBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Hart Kaminker

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hart Kaminker

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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