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Date : 20220117


Dossier : IMM-7732-19

Référence : 2022 CF 50

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 17 janvier 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ORHAN SITKI KUCUKERMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Orhan Kucukerman est un concepteur de pages Web chevronné qui cherche à émigrer de la Turquie au Canada au titre de la catégorie des travailleurs autonomes. Sa demande de visa de résident permanent a été rejetée en janvier 2019, mais après que la Cour a accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de ce rejet, le ministre a accepté que la demande soit renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. La demande a de nouveau été rejetée en octobre 2019, car l’agent des visas n’était pas convaincu que M. Kucukerman avait la capacité et l’intention de devenir travailleur autonome au Canada. L’agent a particulièrement émis des doutes sur la qualité et le caractère suffisant du plan d’affaires que M. Kucukerman a déposé à l’appui de sa demande.

[2] M. Kucukerman conteste de nouveau le rejet de sa demande. Il allègue qu’il était inéquitable que l’agent des visas ne lui fasse pas part de ses réserves au sujet du plan d’affaires avant de rendre une décision défavorable sur ce fondement. Il allègue également qu’il était déraisonnable pour l’agent des visas de se concentrer exclusivement sur le plan d’affaires sans tenir compte d’autres aspects de sa demande, notamment de ses compétences et du fait qu’il avait réussi à établir une entreprise de pages Web en Turquie.

[3] Je conclus que la décision de rejeter la demande était juste et raisonnable. M. Kucukerman a manifestement compris la nécessité de présenter un plan d’affaires et le but de le faire. L’obligation d’équité procédurale n’exigeait pas que l’agent des visas donne à M. Kucukerman la possibilité de corriger les lacunes de sa demande qui ne mettaient pas en cause sa crédibilité. Quant à l’analyse de fond de la demande, bien que les motifs donnés à l’appui de la décision auraient pu porter sur les antécédents commerciaux fructueux de M. Kucukerman, il est clair que la principale réserve de l’agent des visas était qu’il n’avait pas démontré de façon adéquate sa capacité d’établir une telle entreprise au Canada sur la base du plan d’affaires. Dans le contexte de cette demande et du cadre réglementaire, cette question était effectivement déterminante. Compte tenu du contexte administratif du traitement des demandes de visa, je suis convaincu que la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la transparence, l’intelligibilité et la justification.

[4] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[5] M. Kucukerman soulève les questions suivantes dans le cadre de la présente demande :

  1. Le rejet de sa demande était-il inéquitable sur le plan procédural parce que l’agent n’avait pas fait part de ses réserves concernant son plan d’affaires avant de rendre sa décision?

  2. Le rejet de sa demande était-il déraisonnable sur le fond parce que l’agent n’a pas apprécié des éléments de preuve importants qu’il avait présentés à l’appui de sa demande?

[6] Comme les parties en conviennent, la Cour doit examiner les questions d’équité procédurale en se demandant si la procédure ayant mené à la décision était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Canadien Pacifique] au para 54; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14. Qu’elle soit qualifiée comme étant fondée sur une norme de la « décision correcte » ou une norme d’« équité », ou qu’elle ne soit fondée sur aucune norme de contrôle, l’appréciation est la même, à savoir si la partie s’est vu accorder le droit d’être entendue et la possibilité de connaître la preuve qu’elle doit réfuter : Canadien Pacifique, aux para 54-56.

[7] La deuxième question porte sur le fond de l’affaire. Les parties conviennent là encore et reconnaissent qu’il faut faire preuve de déférence envers l’agent des visas et que la décision devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16, 17, 23-25. La norme de la décision raisonnable tient compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat : Vavilov, au para 87. Une décision raisonnable est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles, est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et tient compte des observations des parties : Vavilov, aux para 15, 85, 95, 127, 128.

III. Analyse

A. La décision n’était pas inéquitable

(1) La demande de M. Kucukerman et son rejet

[8] En 2017, M. Kucukerman a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des travailleurs autonomes. Comme le prévoit le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR], la catégorie des travailleurs autonomes est une catégorie économique de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada : RIPR, aux art 88(1), 100; Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], aux art 12(2), 14. Le paragraphe 100(2) du RIPR prévoit qu’à titre d’exigence minimale, le demandeur au titre de la catégorie des travailleurs autonomes doit correspondre à la définition suivante de « travailleur autonome », aux termes du paragraphe 88(1) du RIPR :

[9] La demande de M. Kucukerman mentionnait qu’il travaillait comme concepteur de pages Web depuis septembre 2004. Il a joint des lettres de recommandation, des contrats et des factures, a renvoyé à son portfolio en ligne et a décrit ses activités, ses responsabilités et ses fonctions en tant que concepteur de pages Web. Il a fait savoir qu’il avait l’intention d’être un concepteur de pages Web autonome à Toronto et d’injecter environ 150 000 dollars dans son entreprise. Il a fourni des renseignements sur ses actifs, y compris ses antécédents concernant la création de sa propre entreprise de conception de pages Web à Istanbul en 2013.

[10] La demande de M. Kucukerman a été rejetée par un agent des visas d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] en janvier 2019, pour le motif principal qu’il n’avait pas démontré qu’il avait fait des recherches approfondies sur le marché canadien, et en particulier sur celui de Toronto, ou qu’il avait adopté un plan pouvant raisonnablement mener à un avenir où il serait travailleur autonome. L’agent n’était pas convaincu que M. Kucukerman avait la capacité et l’intention d’être un travailleur autonome au Canada, comme l’exige la définition de « travailleur autonome ».

[11] M. Kucukerman a cherché à obtenir l’autorisation de demander le contrôle judiciaire du rejet de sa demande. Une fois l’autorisation accordée, le ministre a accepté de régler l’affaire en renvoyant la demande de M. Kucukerman à un autre agent pour nouvelle décision, et de lui permettre de présenter d’autres documents à l’appui de sa demande.

[12] M. Kucukerman a présenté d’autres documents en octobre 2019. Ceux-ci comprenaient des renseignements contenus dans la demande originale, ainsi qu’un plan d’affaires officiel énonçant le projet de M. Kucukerman d’établir une entreprise pour fournir des services de conception de pages Web et des services connexes à Toronto. Le plan d’affaires souligne l’expérience de M. Kucukerman dans la conception de pages Web, ainsi que son expérience dans l’exploitation d’une entreprise prospère en Turquie avant et après la création de son entreprise en 2013. Il traite de questions logistiques concernant le projet d’entreprise, telles que l’emplacement du bureau, les actifs commerciaux et le personnel; énonce les sources de revenus prévues; et donne des estimations du chiffre d’affaires de l’entreprise sur une période de cinq ans.

[13] Une section du plan d’affaires intitulée [traduction] « Analyse de l’industrie » comprend une description des industries du graphisme et du traitement de données, avec des statistiques sur la taille et la croissance de l’industrie. Une section intitulée [traduction] « Analyse du marché cible » décrit Toronto et sa démographie, y compris sa population turque, ainsi que la concentration de l’industrie en Ontario. Le plan d’affaires fournit une « Analyse de la concurrence » basée sur des résultats de recherche sur Google Maps montrant [traduction] « environ 20 entreprises de conception de sites Web à Toronto » et « 20 entreprises de graphisme à Toronto » qui pourraient concurrencer la société proposée par M. Kucukerman. Le plan d’affaires fait valoir que le principal avantage que la société aurait sur ses concurrents serait l’expertise et l’expérience de M. Kucukerman, renvoyant encore une fois à son expérience antérieure dans la conception de sites Web et l’exploitation d’une entreprise. Il aborde ensuite les stratégies de marketing et le personnel clé, et présente des données financières, y compris une analyse des coûts correspondant au seuil de rentabilité et une prévision des ventes qui donne une estimation des recettes de divers domaines de service.

[14] L’agent des visas qui a examiné la demande de M. Kucukerman a conclu qu’il n’avait pas la capacité ni l’intention d’être travailleur autonome au Canada et qu’il ne correspondait donc pas à la définition de « travailleur autonome », comme je l’ai mentionné plus haut. Les notes que l’agent des visas a consignées dans le Système mondial de gestion des cas, qui sont considérées comme les motifs de la décision, révèlent les principales réserves suivantes, que j’ai regroupées dans certains cas pour éliminer les répétitions :

  • le plan d’affaires ne fournit que des renseignements généraux sur l’industrie au Canada et sur le projet d’entreprise de M. Kucukerman;

  • des renseignements insuffisants ont été fournis sur les détails financiers du projet d’entreprise au Canada et sur les projections financières, notamment sur leur source;

  • des renseignements insuffisants ont été fournis pour démontrer que M. Kucukerman avait effectué une étude appropriée du marché au Canada, en particulier dans la région de destination;

  • des renseignements insuffisants ont été fournis pour démontrer que le projet d’entreprise serait réalisable ou que M. Kucukerman avait adopté un plan pouvant raisonnablement mener à un avenir où il serait travailleur autonome et à la pénétration du marché de la conception de pages Web;

  • le plan d’affaires offrait simplement un aperçu des caractéristiques du projet d’entreprise, mais des renseignements insuffisants pour convaincre l’agent des visas que M. Kucukerman avait l’intention et la capacité de devenir travailleur autonome.

[15] M. Kucukerman a été avisé du rejet de sa demande dans une lettre datée du 24 octobre 2019. La lettre informait M. Kucukerman que l’agent des visas n’était pas convaincu qu’il correspondait à la définition d’un « travailleur autonome » aux termes au paragraphe 88(1) du RIPR, [traduction] « car, d’après les éléments de preuve présentés, [il n’était] pas convaincu que [le demandeur avait] la capacité et l’intention de devenir travailleur autonome au Canada ».

(2) Il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale

[16] M. Kucukerman fait valoir qu’il était inéquitable que l’agent des visas ne lui donne pas la possibilité de répondre aux réserves soulevées au sujet du plan d’affaires. Il note que ni un plan d’affaires ni une étude de marché ne sont des conditions obligatoires prévues dans la LIPR ou le RIPR, mais qu’il s’agit plutôt de renseignements qu’un agent peut demander au besoin. M. Kucukerman s’appuie sur ce que le juge Boswell a affirmé dans la décision Mohitian, ainsi que sur le Guide de traitement des demandes à l’étranger d’IRCC intitulé OP 8 : Entrepreneur et travailleurs autonomes [le guide OP 8] qui est mentionné dans cette décision : Mohitian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1393 [Mohitian] au para 21, citant OP 8, à l’art 11.7. Il fait valoir que dans la décision Mohitian, le juge Boswell a conclu que l’équité procédurale exigeait que l’agent des visas signale au demandeur les problèmes concernant son plan d’affaires, puisqu’il ne s’agissait pas d’un document obligatoire : Mohitian, au para 23.

[17] Le ministre soutient que M. Kucukerman a eu tort d’invoquer la décision Mohitian et le guide OP 8, pour un certain nombre de raisons. Premièrement, le ministre s’appuie sur l’affidavit d’un haut fonctionnaire d’IRCC mentionnant que la section 11 du guide OP 8, qui porte sur le traitement des demandes de travailleurs autonomes, a été remplacée en août 2016 par des instructions sur l’exécution des programmes qui comprennent des instructions sur l’appréciation de l’intention et de la capacité d’être travailleur autonome au Canada. Deuxièmement, le ministre note que dans l’affaire Mohitian, les faits étaient différents. Le demandeur n’avait pas présenté de plan d’affaires officiel et n’avait pas été invité à en présenter un lorsque des renseignements supplémentaires ont été demandés après de nombreuses années de retard, mais s’est par la suite fait reproché de ne pas avoir un plan d’affaires réaliste : Mohitian, aux para 2, 20-23. Troisièmement, le ministre souligne que, depuis la décision Mohitian, la Cour a confirmé à plusieurs reprises le principe selon lequel le demandeur de visa a l’obligation d’établir son admissibilité, et le fait que l’équité n’exige pas qu’un agent des visas donne au demandeur la possibilité de compléter une demande déficiente.

[18] Je suis d’accord avec le ministre. Bien que M. Kucukerman soutienne que le guide OP 8 doit continuer de s’appliquer parce qu’il demeure sur le site Web d’IRCC, la preuve démontre qu’il demeure en ligne parce qu’il s’applique toujours aux demandes présentées avant août 2016. La mise à jour d’août 2016 indique clairement que le contenu des sections 7, 9 et 11 du guide OP 8 « [se] trouve maintenant » dans les instructions sur l’exécution des programmes. Comme le souligne le ministre, se fondant sur les éléments de preuve fournis par le même haut fonctionnaire d’IRCC, la Cour a pris acte du fait que les instructions sur l’exécution des programmes a remplacé la section 11 du guide OP 8 en août 2016 : Jumalieva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 385 aux para 10, 11, 19. À cet égard, M. Kucukerman semble avoir eu tort d’invoquer la décision Belen : Belen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1175 [Belen]. Dans cette affaire, la juge McDonald a fait référence à la section 5.14 du guide OP 8 qui, selon la mise à jour concernant l’exécution des programmes, n’a pas été remplacée par les instructions sur l’exécution des programmes : Belen, aux para 9, 10. Bien que cette section fasse référence aux agents qui donnent à un demandeur « la possibilité de corriger ou de contredire » des interrogations concernant la recevabilité de la demande ou l’admissibilité du demandeur, elle ne vise pas à élargir le droit relatif à l’équité procédurale ni à imposer l’obligation de permettre au demandeur de compléter une demande insuffisante.

[19] Je note que dans les affaires Belen et Mohitian, les demandeurs n’avaient pas été invités à présenter un plan d’affaires et n’en avait apparemment pas présenté, et la juge McDonald a jugé qu’il était impossible de savoir quels aspects de la demande de Mme Belen étaient considérés comme déficients : Belen, au para 16; Mohitian, au para 18. En l’espèce, M. Kucukerman a présenté un plan d’affaires officiel. Il l’a fait dans le contexte d’un rejet antérieur de sa demande en raison de réserves concernant son plan d’affaires, après quoi il a eu la possibilité de présenter d’autres documents. Étant donné qu’il a présenté un plan d’affaires officiel, il ne peut y avoir d’iniquité découlant du fait que la LIPR ou le RIPR ne prévoient aucune obligation d’en présenter un.

[20] Quoi qu’il en soit, comme le note le ministre, la jurisprudence récente de la Cour réitère qu’étant donné le faible niveau d’équité procédurale auquel ont droit les demandeurs de visa, y compris les demandeurs de la catégorie des travailleurs autonomes en particulier, il n’y a aucune obligation d’accorder à un demandeur une possibilité supplémentaire d’établir son admissibilité. En plus de la décision Jumalieva, le ministre renvoie aux décisions rendues par la Cour dans les affaires Gur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1275 [Gur] et Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 [Ebrahimshani].

[21] Dans l’affaire Gur, aucun plan d’affaires officiel n’a été présenté, bien que la demande comprenne une discussion des plans d’affaires du demandeur. L’agent des visas a refusé la demande au motif que le demandeur n’avait pas démontré sa capacité et son intention de devenir travailleur autonome. Le juge Roy a rejeté le recours du demandeur à la décision Mohitian, soulignant le contexte différent quant aux faits : Gur, aux para 13-15. S’appuyant sur des décisions antérieures, il a conclu que l’agent n’était pas tenu d’aviser le demandeur des lacunes, de demander des précisions ou de donner la possibilité de corriger des lacunes : Gur, aux para 16, 17, citant Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264 [Hamza] aux para 24, 25, et Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 23; voir, dans le même sens, Rezaei c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 444 [Rezaei] aux para 7, 8, 10-18.

[22] Dans l’affaire Ebrahimshani, tout comme dans la présente affaire, le demandeur a fourni un plan d’affaires. L’agent des visas n’était pas convaincu qu’il démontrait la capacité et l’intention du demandeur de devenir travailleur autonome, et a rejeté la demande. La juge Strickland a conclu qu’il n’y avait pas d’iniquité. En citant les décisions Hamza et Lv, la juge Strickland a souligné le fait que, conformément au RIPR, il incombait au demandeur de démontrer son admissibilité, et a conclu que les réserves de l’agent au sujet de l’insuffisance de la preuve du demandeur découlaient donc du RIPR : Ebrahimshani, aux para 27-31. Comme le résume la juge Strickland au paragraphe 34 :

Bref, il incombait au demandeur de produire suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer sa demande. L’agent n’était pas tenu d’aviser le demandeur de l’insuffisance des documents présentés dans le cadre de sa demande. Les conclusions de l’agent des visas étaient liées à la suffisance de la preuve fournie par le demandeur et découlaient du RIPR. L’agent des visas n’a pas violé le droit du demandeur à l’équité procédurale en omettant de donner à ce dernier la possibilité de répondre à ses préoccupations concernant la suffisance de la preuve.

[Non souligné dans l’original.]

[23] À mon avis, cette conclusion s’applique également en l’espèce. Bien que M. Kucukerman affirme qu’il aurait présenté des observations ou des documents supplémentaires pour étayer ou expliquer son plan s’il avait eu connaissance des réserves particulières de l’agent des visas, le demandeur est tenu de fournir suffisamment de renseignements dans sa demande pour démontrer son admissibilité, et non de présenter des éléments de preuve et de s’attendre à ce qu’un agent des visas en demande davantage.

[24] M. Kucukerman laisse entendre que les réserves de l’agent des visas concernaient la crédibilité, un sujet pour lequel la Cour a établi que le principe de l’équité pouvait exiger que l’on donne la chance au demandeur de répondre : Hamza, au para 25. Il soutient que tout problème concernant « l’intention et la capacité » porte sur l’authenticité de la demande, et donc sur la crédibilité, et aussi que la réserve précise au sujet de la source de ses projections financières se rapportait à la crédibilité de ces projections. Je ne souscris à ni l’un ni l’autre de ces points. Quant au premier point, il est possible que le demandeur ne démontre pas sa capacité à devenir travailleur autonome au Canada, et ce, sans que sa crédibilité soit mise en doute de quelque façon que ce soit : Ebrahimshani, au para 31. En ce qui concerne le deuxième point, lues dans leur contexte, les réserves de l’agent des visas quant à la source des projections financières concernaient clairement le fondement des projections, étant donné que le plan d’affaires n’indiquait pas sur quoi les chiffres étaient fondés, plutôt que la fiabilité ou la crédibilité d’une source particulière.

[25] Je conclus donc qu’il n’y a pas eu de manquement à l’obligation d’équité procédurale.

B. La décision n’était pas déraisonnable

[26] M. Kucukerman fait valoir que l’agent des visas s’est concentré exclusivement sur son plan d’affaires, sans tenir compte de son expérience et de sa réussite financière dans l’industrie de la conception de pages Web en Turquie, de son expérience antérieure dans le domaine des technologies de l’information ou du capital dont il disposait pour investir dans l’entreprise. Il soutient que le fait de faire abstraction de cette information fait en sorte que l’agent des visas n’a pas tenu compte de la preuve dont il disposait, ce qui rend la décision déraisonnable : Vavilov, au para 126.

[27] Pour apprécier le caractère raisonnable de la décision, le contexte administratif est encore une fois important : Vavilov, aux para 91, 94-96. Ce contexte administratif comprend le volume élevé de décisions rendues par les agents des visas et l’incidence circonscrite d’un refus de visa. Cela a amené la Cour à établir que les agents des visas ne sont pas tenus de fournir des motifs détaillés, pourvu qu’ils soient suffisants pour expliquer la décision : Yuzer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 781 au para 9; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 15.

[28] En l’espèce, on peut facilement comprendre que l’agent des visas n’était pas convaincu que M. Kucukerman avait démontré de façon satisfaisante sa capacité à établir une entreprise de conception de sites Web au Canada. Ni le succès dans le pays d’origine ni l’aspiration à établir une entreprise au Canada ne sont nécessairement suffisants pour démontrer la capacité de devenir travailleur autonome au Canada : Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1027 aux para 3, 23; Gur, au para 15. En ce qui concerne la capacité de devenir travailleur autonome, la Cour a pris acte de l’importance pour le demandeur de démontrer qu’il a suffisamment étudié et planifié son entreprise proposée pour convaincre un agent des visas que le plan est réaliste : Wei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 982 aux para 34, 44; Rezaei, aux paragraphes 22, 24; Gur, au para 18; Ebrahimshani, aux para 50, 51; Singh Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 856 aux para 10, 13, 14.

[29] Contrairement à l’affaire Belen, la Cour ne se retrouve pas avec un manque de clarté quant à l’aspect de la demande de M. Kucukerman que l’agent des visas a jugé insuffisant : Belen, au para 13. Pour la même raison, la présente affaire se distingue aussi de l’affaire Rezaei, également invoquée par M. Kucukerman. Dans l’affaire Rezaei, le juge LeBlanc, alors juge de la Cour fédérale, a conclu qu’à la lumière de « ce qui semble être un dossier solide présenté par le demandeur », l’agent des visas n’avait pas expliqué de façon appropriée la raison pour laquelle la capacité, les moyens et l’intention du demandeur d’être travailleur autonome pouvaient raisonnablement être mis en doute : Rezaei, au para 30. Le juge LeBlanc a notamment critiqué l’explication des quatre principales conclusions de l’agent des visas, et a jugé qu’elles ne permettaient pas à la Cour de comprendre pourquoi l’agent avait rendu sa décision : Rezaei, aux para 31-37.

[30] En l’espèce, les principales réserves de l’agent des visas ont été exprimées comme étant le manque de précision, le manque de détails financiers et de fondement pour les projections financières, et l’étude insuffisante du marché de Toronto pour montrer la capacité de M. Kucukerman à pénétrer ce marché et à devenir travailleur autonome. Compte tenu de ces motifs et dans le contexte de la preuve présentée, je ne peux conclure qu’ils étaient déraisonnables. Le plan d’affaires de M. Kucukerman présente des projections de recettes de ventes sans aucun fondement identifiable, et la principale étude de marché concurrentielle sur les entreprises de conception Web et de graphisme de Toronto en particulier semble être exclusivement basée sur une brève recherche sur Google Maps. L’agent des visas est chargé d’apprécier ces renseignements et possède l’expérience nécessaire pour le faire. Je ne suis pas convaincu que son appréciation était déraisonnable.

[31] L’appréciation de l’agent des visas selon laquelle M. Kucukerman n’avait pas montré d’étude ou de fondement appropriés pour ses projections financières était effectivement déterminante eu égard à la question de savoir s’il avait démontré qu’il avait la capacité d’être travailleur autonome au Canada. Dans ce contexte, je ne peux pas conclure qu’il était déraisonnable pour l’agent des visas de ne pas avoir examiné en détail les succès commerciaux antérieurs de M. Kucukerman et d’avoir seulement brièvement mentionné qu’il était un concepteur de pages Web en Turquie. L’absence d’analyse d’autres facteurs qui auraient pu être pertinents dans certaines circonstances ne rend pas la décision déraisonnable, particulièrement compte tenu la reconnaissance du fait que les agents des visas ne sont pas tenus de fournir des motifs détaillés : Gur, aux para 18–20.

[32] Je conclus donc que la décision de l’agent des visas n’était pas déraisonnable.

IV. Conclusion

[33] Comme la décision de l’agent des visas était équitable et raisonnable, la Cour n’a aucune raison d’intervenir. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-7732-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7732-19

 

INTITULÉ :

ORHAN SITKI KUCUKERMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

le 17 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

POUR LE DEMANDEUR

 

Kareena R. Wilding

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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