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Date: 20220113


Dossier : IMM-2107-21

Référence : 2022 CF 34

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

Mukhtari Abdullah Abu

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERCU

[1] La présente requête du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration découle d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Mukhtari Abdullah Abu en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Dans cette demande, M. Abu sollicite une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de rendre une décision sur son admissibilité à un permis de travail et à un visa de résident temporaire, une question qu’examinent actuellement les fonctionnaires d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) du Haut-commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya.

[2] Par suite de l’ordonnance et motifs enjoignant au ministre de produire un dossier certifié du tribunal (DCT) plus complet que celui déposé (voir Abu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1031), le Haut-commissariat à Nairobi a déposé, le 16 novembre 2021, un DCT supplémentaire comportant des documents qui ne figuraient pas au DCT original. Parmi ces documents se trouvaient des courriels dont le contenu avait été presque entièrement caviardé au motif qu’il était protégé par le secret professionnel de l’avocat ou le privilège relatif au litige. Le ministre sollicite maintenant une ordonnance visant à maintenir les privilèges revendiqués.

[3] La présente requête a été jugée sur dossier. Le ministre a déposé des observations écrites, ainsi que l’affidavit d’un analyste des litiges d’IRCC, Ranbir Randhawa, qui a participé à l’échange de plusieurs des courriels contestés. M. Abu a également déposé des observations écrites. Puisque son avocat et lui ne connaissent pas le contenu des courriels contestés, ces observations sont bien évidemment limitées. Le ministre a déposé une courte réponse écrite aux observations de M. Abu.

[4] De plus, le ministre a déposé sous scellés des copies non caviardées des courriels contestés qui sont destinées uniquement à l’examen de la Cour.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les privilèges revendiqués à l’égard des courriels envoyés ou reçus par les analyses des litiges d’IRCC devraient être maintenus. J’estime toutefois que le contenu des autres courriels n’est protégé ni par le secret professionnel de l’avocat ni par le privilège relatif au litige. Par conséquent, j’ordonne que ces derniers courriels (décrits plus en détail ci-dessous) soient décaviardés.

II. CONTEXTE

[6] Le contexte de la présente affaire est exposé en détail dans l’ordonnance (et motifs) mentionnée au paragraphe 2, ci-dessus.

[7] Brièvement, M. Abu est citoyen du Nigeria. Sa femme, leurs trois enfants et lui sont venus au Canada au titre du Programme des candidats de la province de la Nouvelle‑Écosse en avril 2019. La demande qu’ils ont présentée au titre de ce programme était fondée sur un projet d’établissement d’entreprise en Nouvelle-Écosse. M. et Mme Abu ont mis sur pied, à Halifax, une entreprise d’exportation de poisson, Ahead Fisheries Inc., qu’ils exploitent encore.

[8] En août 2020, M. Abu est retourné au Nigeria pour régler la succession de son père. Il n’a pas pu revenir au Canada parce que son permis de travail et son visa de résident temporaire ont été annulés en octobre 2020.

[9] Le 3 décembre 2020, M. Abu a présenté une demande de contrôle judiciaire visant à contester la décision lui interdisant de revenir au Canada (dossier nIMM-6319-20). Il s’est désisté de cette demande après avoir conclu une entente de règlement le 18 décembre 2020. Aux termes de cette entente de règlement, IRCC devait informer M. Abu des doutes qui avaient conduit à l’annulation de son permis de travail et de son visa de résident temporaire, et lui donner l’occasion de les dissiper à l’occasion d’un nouvel examen de son admissibilité à ces autorisations.

[10] Le 7 janvier 2021, IRCC a envoyé à M. Abu une lettre d’équité procédurale dans laquelle il lui demandait divers documents et renseignements concernant son emploi au Canada et les activités d’Ahead Fisheries Inc. Il n’y soulevait aucune préoccupation particulière au sujet de son admissibilité au Canada. Aidé de son avocat, M. Abu a produit sa réponse le 22 janvier 2021.

[11] L’entente de règlement prévoyait qu’IRCC rendrait une décision dans les 30 jours suivant la réception de la réponse de M. Abu à la lettre d’équité procédurale, [traduction] « sous réserve de toute autre préoccupation que le ministère pourrait soulever ». IRCC n’ayant pas rendu sa décision dans le délai prévu, M. Abu a présenté, le 29 mars 2021, une deuxième demande de contrôle judiciaire (dossier no IMM-2107-21). Dans cette demande, il sollicite une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de rendre une décision sur sa demande de permis de travail et de visa de résident temporaire.

[12] Selon les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) qui se trouvent dans le DCT, un agent des visas a conclu, le 18 février 2021, qu’il convenait d’accorder un permis de travail d’un an. Toutefois, l’agent a expliqué, dans un affidavit (souscrit le 26 avril 2021) déposé par le ministre en réponse à la demande de contrôle judiciaire, que le ou vers le 26 février 2021, le bureau des visas de Nairobi avait reçu un rapport au sujet de M. Abu, lequel était rédigé par le Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) et daté du 8 février 2021. Ce rapport avait été demandé par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), qui l’avait ensuite transmis à IRCC. L’agent des visas affirme qu’après avoir reçu le rapport, il avait demandé à la Division du filtrage de la sécurité nationale (DFSN) de l’ASFC de mener une enquête de sécurité supplémentaire. La décision définitive quant à l’admissibilité de M. Abu à un permis de travail et à un visa de résident temporaire a été suspendue entre-temps.

[13] Le 21 avril 2021, la DFSN a transmis à IRCC, à Nairobi, son rapport d’évaluation concernant l’admissibilité de M. Abu au Canada. Selon la DFSN, M. Abu devrait être interdit de territoire au Canada, car il existe des motifs raisonnables de croire qu’il se livre à des activités de criminalité organisée au sens des alinéas 37(1)a) et b) de la LIPR.

[14] M. Abu n’était pas au courant du rapport du CANAFE lorsqu’il a présenté sa deuxième demande de contrôle judiciaire. Ce document et l’évaluation subséquente faite par la DFSN ne faisaient pas partie du DCT original, mais ils se trouvent dans le DCT supplémentaire déposé le 16 novembre 2021. Avant que ce dernier soit déposé, les avocats des parties ont convenu que certains renseignements de tiers devaient être caviardés du rapport préparé par le CANAFE. L’évaluation faite par la DFSN n’a pas du tout été caviardée.

[15] À ce jour, IRCC n’a rendu aucune décision concernant la demande de permis de travail et de visa de résident temporaire de M. Abu. Par conséquent, la demande de mandamus de M. Abu est toujours en instance.

III. LES COURRIELS CONTESTÉS

[16] Les courriels contestés consistent en une série de communications qui ont commencé le 21 décembre 2020 et qui se sont essentiellement terminées le 25 février 2021. Ensuite, le 16 septembre 2021, Sean Morency, l’agent des visas qui était auparavant chargé du dossier de M. Abu, a transféré la chaîne de courriels à Erik Mjanes, l’agent des visas qui en est actuellement chargé. Dans le dernier courriel, daté du 1er novembre 2021, M. Mjanes ne fait que s’envoyer la chaîne de courriels à lui-même sans ajouter d’information. Au total, quinze courriels sont en cause : onze envoyés ou reçus par les analystes des litiges d’IRCC, deux envoyés par un agent de l’ASFC, et deux échangés entre des agents des visas.

[17] Ces courriels, partiellement caviardés, figurent dans le DCT supplémentaire. La date, l’expéditeur, le ou les destinataires et l’objet de chaque courriel (pour la plupart) ne sont pas caviardés. Presque tout le contenu des courriels a été caviardé.

[18] Il n’est pas contesté que tous les courriels concernent le nouvel examen de l’admissibilité de M. Abu à un permis de travail et à un visa de résident temporaire qui a suivi le règlement de la première demande de contrôle judiciaire en décembre 2020.

[19] La plupart des courriels ont été échangés entre, d’une part, Shobnom Hussain ou Ranbir Randhawa, qui sont tous deux des analystes des litiges à la Direction générale de la gestion des litiges (DGGL) d’IRCC, et d’autre part, des fonctionnaires d’IRCC à Nairobi. Tous contiennent la renonciation suivante : [traduction] « Ce message pourrait être protégé par le privilège relatif au litige et (ou) le privilège de la consultation juridique. Il ne devrait pas être divulgué sans l’autorisation des autorités compétentes ». Toutefois, aucun conseiller juridique n’a reçu de copie de ces courriels ou des autres courriels contestés.

[20] Dans un affidavit déposé à l’appui de la présente requête, M. Randhawa explique que la DGGL [TRADUCTION] « facilite la communication et assure la liaison entre l’avocat du ministère de la Justice, les décideurs et les autres fonctionnaires clients ». De plus, les deux analystes de la DGGL [traduction] « donnent des conseils juridiques et des directives concernant les dossiers en instance ». M. Randhawa et sa collègue, Mme Hussain, ont agi à titre d’analystes des litiges dans les deux demandes présentées par M. Abu devant la Cour.

[21] Le premier courriel de la chaîne, daté du 21 décembre 2020, est un courriel de Mme Hussain à M. Morency. Le nom de M. Abu et le numéro de dossier de la demande de contrôle judiciaire antérieure, IMM-6319-20, figurent en objet. Le corps de ce courriel est en partie non caviardé. Cette partie non caviardée consiste en un paragraphe où sont énoncées les conditions du règlement de la demande antérieure (ce paragraphe se trouve également dans les notes du SMGC qui sont au DCT). Il est bien connu que c’est à ce moment que le dossier de M. Abu a été renvoyé au bureau des visas de Nairobi conformément à l’entente de règlement de la demande antérieure. L’échange de courriels entre les analystes des litiges et les fonctionnaires d’IRCC à Nairobi s’est poursuivi jusqu’au 24 février 2021.

[22] De plus, deux des courriels contestés proviennent de Tyson George, un agent de liaison de l’ASFC à Accra, au Ghana. Tous deux sont datés du 25 février 2021. Un a été envoyé par M. George à lui-même. L’autre a été envoyé par M. George à M. Morency, l’agent des visas à Nairobi. Personne d’autre n’a reçu de copie de ces courriels.

[23] Les deux derniers courriels ne concernent que des agents des visas d’IRCC. L’un d’eux a été envoyé par M. Morency à M. Mjanes le 16 septembre 2021. L’autre a été envoyé par M. Mjanes à lui-même le 1er novembre 2021. Personne d’autre n’a reçu de copie de ces courriels.

[24] Afin d’aider la Cour à statuer sur la présente requête, et sans renoncer à tout privilège applicable, M. Randhawa explique dans son affidavit que les courriels contestés visent à [traduction] « transmettre ou à échanger des renseignements, des demandes, des directives ou des conseils concernant le règlement du litige antérieur du demandeur (IMM-6319-20), et font notamment état de divers éléments à considérer dans le processus de réouverture de la demande de visa de résident temporaire du demandeur ». Il affirme également : [traduction] « Même si aucun conseiller juridique n’en a reçu de copie, plusieurs de ces courriels contiennent des conseils ou des directives qui sont de nature juridique ou renvoient expressément aux communications régulièrement échangées avec le ministère de la Justice sur le processus de réouverture de la demande de visa de résident temporaire ou d’autres questions liées au règlement du dossier numéro IMM-6319-20 ». M. Randhawa donne des exemples précis, par date, de tels courriels.

[25] Comme je l’ai déjà mentionné, le ministre a déposé des copies non caviardées des courriels contestés qui sont destinées uniquement à l’examen de la Cour.

IV. ANALYSE

[26] Le ministre sollicite une ordonnance en vue de maintenir les caviardages effectués dans les courriels contestés au motif que le contenu caviardé est protégé soit par le secret professionnel de l’avocat, soit par le privilège relatif au litige. Comme je l’expliquerai, bien qu’aucun des courriels échangés par les analystes des litiges d’IRCC ne constitue une communication directe avec un avocat, j’estime qu’ils sont néanmoins protégés par le secret professionnel de l’avocat. J’estime par ailleurs que les quatre autres courriels contestés ne sont ni protégés par le secret professionnel de l’avocat ni par le privilège relatif au litige.

A. Secret professionnel de l’avocat

[27] Je tiens à souligner d’emblée que la question n’est pas de savoir s’il faut faire une exception à la protection quasi absolue accordée aux communications visées par le secret professionnel de l’avocat, mais plutôt si les communications en question sont véritablement protégées par ce privilège.

[28] Le secret professionnel de l’avocat s’attache à « (i) une communication entre un avocat et son client; (ii) qui comporte une consultation ou un avis juridiques; et (iii) que les parties considèrent de nature confidentielle » (Solosky c La Reine, [1980] 1 RCS 821 à la p 837). Il peut, entre autres, s’appliquer lorsque les avocats de l’État donnent des conseils juridiques aux ministères clients ou aux organismes gouvernementaux : voir Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31 aux para 19-21; voir également Province du Nouveau‑Brunswick c Enbridge Gas New Brunswick Limited Partnership et al., 2016 NBCA 17 aux para 13‑19.

[29] De plus, « […] il n'est pas nécessaire que la communication constitue une demande ou une offre expresse de conseils, dans la mesure où elle peut être tenue pour faire partie d'une communication continue au cours de laquelle l'avocat dispense des conseils; la communication protégée ne se limite pas à l'exposé du droit présenté au client, et elle comprend les conseils touchant les mesures à prendre dans le contexte juridique pertinent » (Nation et Bande des Indiens Samson c Canada, [1995] 2 CF 762 au para 8). Lorsqu’il s’applique, « le privilège a une portée particulièrement large et générale »; il « protège une vaste gamme de communications entre avocat et client » (Pritchard, aux para 19 et 21).

[30] Le privilège du secret professionnel de l’avocat a d’abord été considéré comme une règle de preuve, mais « il constitue sans aucun doute maintenant une règle de fond applicable à toutes les communications entre un client et son avocat lorsque ce dernier donne des conseils juridiques ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat et non en qualité de conseiller d’entreprise ou à un autre titre que celui de spécialiste du droit » (Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44 au para 10). Pour être protégée par le secret professionnel de l’avocat, la communication doit être, presque par définition, entre un client et son avocat. Cette exigence est le fondement de la protection presque absolue accordée aux communications protégées par ce privilège. Comme l’explique le juge Fish dans l’arrêt Blank c Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39 au para 26 :

Ces décisions, parmi d’autres, traitent abondamment de l’origine et du fondement du secret professionnel de l’avocat, fermement établi depuis des siècles. Il reconnaît que la force du système de justice dépend d’une communication complète, libre et franche entre ceux qui ont besoin de conseils juridiques et ceux qui sont les plus aptes à les fournir. La société a confié aux avocats la tâche de défendre les intérêts de leurs clients avec la compétence et l’expertise propres à ceux qui ont une formation en droit. Ils sont les seuls à pouvoir s’acquitter efficacement de cette tâche, mais seulement dans la mesure où ceux qui comptent sur leurs conseils ont la possibilité de les consulter en toute confiance. Le rapport de confiance qui s’établit alors entre l’avocat et son client est une condition nécessaire et essentielle à l’administration efficace de la justice.

[31] Comme je l’ai mentionné plus haut, aucun avocat n’était partie aux communications en cause en l’espèce. Ainsi, suivant une application stricte du concept du secret professionnel de l’avocat, aucun des courriels contestés ne bénéficie de cette protection. Toutefois, ce constat ne saurait être déterminant étant donné la nature de la relation avocat-client et les voies de communication établies en l’espèce.

[32] IRCC est un ministère client du ministère de la Justice. Les analystes des litiges de la DGGL jouent un rôle particulier pour le compte d’IRCC en ce qu’ils obtiennent auprès des avocats du ministère de la Justice des conseils juridiques et les communiquent. Comme je l’ai déjà expliqué, ces analystes facilitent la communication et assurent la liaison entre les avocats du ministère de la Justice, les décideurs d’IRCC et les autres fonctionnaires clients. Leur rôle est de transmettre des conseils juridiques et de donner des directives concernant les dossiers litigieux. Il est clair que, sans la participation des analystes des litiges, les avocats du ministère de la Justice devraient communiquer directement avec les décideurs d’IRCC. De plus, il est incontestable que, toutes choses étant égales, les communications protégées par le secret professionnel de l’avocat qui sont reproduites dans des communications internes et confidentielles avec les clients conservent cette protection.

[33] En l’espèce, le courriel du 21 décembre 2020 que Mme Hussain a envoyé à M. Morency contient un compte rendu de conseils juridiques obtenus auprès du ministère de la Justice. Ces conseils sont protégés par le secret professionnel de l’avocat. Ils n’ont pas perdu cette protection parce qu’ils ont été communiqués au sein du ministère client. Par ailleurs, tous les courriels de la chaîne qui ont été envoyés par la suite et auxquels était partie un analyste des litiges portent également sur le nouvel examen de la demande de permis de travail et de visa de résident temporaire faite par M. Abu, à la lumière du règlement du litige antérieur. Ainsi, j’estime que le secret professionnel de l’avocat est invoqué à bon droit à l’égard de toute la chaîne de courriels qui commence par le courriel du 21 décembre 2020, de Mme Hussain à M. Morency, et qui se termine avec le courriel du 24 février 2021, de M. Randhawa à M. Morency.

[34] Par ailleurs, malgré les liens qu’ils peuvent avoir avec cette même chaîne de courriels, je ne peux conclure que les quatre derniers courriels contestés ont un rapport avec la sollicitation ou la prestation de conseils juridiques. Ainsi, malgré l’interprétation large donnée en l’espèce aux communications protégées par le secret professionnel de l’avocat et adoptée à la lumière du cadre institutionnel et des voies de communication établies entre le ministère de la Justice et les ministères clients, rien ne permet de conclure que ces derniers courriels sont protégés par le secret professionnel de l’avocat.

[35] Le ministre soutient également, de façon subsidiaire, que ces derniers courriels sont protégés par le privilège relatif au litige. J’étudierai maintenant cette question.

B. Privilège relatif au litige

[36] Dans l’arrêt Blank, le juge Fish explique comme suit la raison d’être du privilège relatif au litige :

Par ailleurs, le privilège relatif au litige n’a pas pour cible, et encore moins pour cible unique, les communications entre un avocat et son client. Il touche aussi les communications entre un avocat et des tiers, ou dans le cas d’une partie non représentée, entre celle‑ci et des tiers. Il a pour objet d’assurer l’efficacité du processus contradictoire et non de favoriser la relation entre l’avocat et son client. Or, pour atteindre cet objectif, les parties au litige, représentées ou non, doivent avoir la possibilité de préparer leurs arguments en privé, sans ingérence de la partie adverse et sans crainte d’une communication prématurée.

[37] Bien entendu, IRCC n’est pas une partie non représentée. Dans la demande de contrôle judiciaire antérieure, il était représenté par le ministère de la Justice. Il l’est encore dans la présente demande.

[38] Dans l’arrêt Blank, le juge Fish a cité et approuvé la description suivante du privilège relatif au litige donnée par R.J. Sharpe (plus tard juge de la Cour d’appel) :

[traduction] Le privilège relatif au litige […] est adapté directement au processus du litige. Son but ne s’explique pas valablement par la nécessité de protéger les communications entre un avocat et son client pour permettre au client d’obtenir des conseils juridiques, soit l’intérêt que protège le secret professionnel de l’avocat. Son objet se rattache plus particulièrement aux besoins du processus du procès contradictoire. Le privilège relatif au litige est basé sur le besoin d’une zone protégée destinée à faciliter, pour l’avocat, l’enquête et la préparation du dossier en vue de l’instruction contradictoire. Autrement dit, le privilège relatif au litige vise à faciliter un processus (le processus contradictoire), tandis que le secret professionnel de l’avocat vise à protéger une relation (la relation de confiance entre un avocat et son client) (Blank, au para 28).

[39] Le ministre fait valoir que, s’il est vrai que la première demande de contrôle judiciaire s’est conclue par un règlement en décembre 2020, il reste que, d’une certaine façon, le ministre et M. Abu « demeurent engag[és] dans ce qui constitue essentiellement le même combat juridique » (citant l’arrêt Blank, au para 34) jusqu’à ce qu’une nouvelle décision sur la demande de permis de travail et de visa de résident temporaire soit rendue. D’ailleurs, ce point de vue est renforcé par le fait qu’une nouvelle instance portant sur le même sujet est en cours.

[40] À mon avis, malgré cette conception élargie de la durée potentielle du privilège relatif au litige en l’espèce, il n’y a aucun lien entre le contenu des autres courriels contestés et les travaux préparatoires des avocats réalisés en vue de la présente instance ou d’une instance à venir. La simple présence de ces courriels dans une chaîne remontant aux premiers travaux des conseillers juridiques n’est pas suffisante. Ceux‑ci portent sur le processus décisionnel applicable à la demande de permis de travail et de visa de résident temporaire de M. Abu. Ils n’ont aucun lien avec la préparation de la cause. Ainsi, malgré la poursuite de ce qui est, pour l’essentiel, le même litige entre M. Abu et le ministre, le contenu des courriels n’a aucun lien avec les travaux préparatoires à une instruction contradictoire et ne peut être protégé par le privilège relatif au litige.

[41] Quoi qu’il en soit, je tiens à faire remarquer que l’essentiel du courriel envoyé le 25 février 2021 par Tyson George, l’agent de liaison de l’ASFC, à M. Morency a déjà été divulgué au cours de la présente instance. Plus précisément, tel que mentionné ci-dessus, M. Morency a affirmé dans son affidavit, souscrit le 26 avril 2021, que le bureau des visas de Nairobi avait reçu de l’ASFC, le 8 février 2021, le rapport du CANAFE. Le contenu caviardé confirme simplement que c’est M. George qui a transmis le rapport à M. Morency. Même ’il avait été possible de conclure que ce courriel était protégé par le privilège relatif au litige (ce qui, ai‑je conclu, n’était pas le cas), rien ne justifierait de maintenir les caviardages qu’il contient puisque son contenu a déjà été divulgué à M. Abu.

[42] En résumé, je conclus ce qui suit :

  • Les caviardages touchant la chaîne de courriels transmis entre le 21 décembre 2020 et le 24 février 2021, inclusivement, sont maintenus au motif qu’ils sont protégés par le secret professionnel de l’avocat.

  • Les caviardages touchant le contenu des deux courriels envoyés par Tyson George, le 25 février 2021, ne sont pas maintenus.

  • Les caviardages touchant le contenu du courriel envoyé par Sean Morency à Erik Mjanes, le 16 septembre 2021, ne sont pas maintenus.

  • Le caviardage touchant le contenu du courriel envoyé par Erik Mjanes à lui-même, le 1er novembre 2021, n’est pas maintenu.

V. CONCLUSION

[43] Pour ces motifs, la requête présentée par le ministre en vue d’obtenir une ordonnance maintenant le caviardage des documents versés au DCT supplémentaire, déposé le 16 novembre 2021, est accueillie en partie. Dans les quatorze (14) jours suivant la date de la présente ordonnance, le ministre déposera au dossier une copie des courriels contestés qui auront été caviardés conformément aux présents motifs.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-2107-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête présentée par le ministre en vue d’obtenir une ordonnance maintenant le caviardage des documents versés au dossier certifié du tribunal supplémentaire, déposé le 16 novembre 2021, est accueillie en partie.

  2. Dans les quatorze (14) jours suivant la date de la présente ordonnance, le ministre déposera au dossier une copie des courriels contestés qui auront été caviardés conformément aux présents motifs.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2107-21

 

INTITULÉ :

Mukhtari Abdullah Abu c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER À OTTAWA (ONTARIO), SUIVANT L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DE LA COUR FÉDÉRALE

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Lorne Waldman C.M.

POUR LE DEMANDEUR

 

John Provart

Alex Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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