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Date : 20211214


Dossier : IMM-2559-21

Référence : 2021 CF 1400

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2021

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LABWEL MALUNGU

JUVEN MALUNGU MUMBEMBE

BELOTE TIETE MUMBEMBE

AFONSINA TIETIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Labwel Malungu, ses enfants mineurs Belote Tiete Mumbembe et Juven Malungu Mumbembe et Mme Afonsina Tietie, la mère de son épouse [ci-après collectivement les Demandeurs] demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 24 mars 2021.

[2] La SAR a alors confirmé la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR], soit la conclusion que M. Malungu et Mme Tietie n’ont pas établi leur identité et que, par conséquent, ils n’ont pas la qualité de réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], ni celle de personne à protéger en vertu de l’article 97 de la Loi. La SAR a aussi confirmé la conclusion de la SPR quant au rejet des demandes d’asile des enfants mineurs qui sont des citoyens américains.

[3] Dans le contexte particulier de la présente demande, et compte tenu notamment des motifs d’appel invoqués devant la SAR, la Cour est convaincue que la SAR a commis une erreur fatale en ne traitant pas des affidavits et déclarations que les Demandeurs ont soumis devant la SPR. La Cour accueillera conséquemment la demande de contrôle judiciaire.

[4] En bref, le 3 juin 2016, les Demandeurs arrivent au Canada illégalement, en provenance des États-Unis, accompagnés de l’épouse de M. Malungu, Mme Betty Dimbu Kiakanda, et de deux autres de leurs enfants. Après avoir été interceptés dans les bois, tous les membres de la famille demandent l’asile au Canada.

[5] En 2009, Mme Dimbu Kiakanda et deux des enfants avaient déjà demandé l’asile au Canada et leurs demandes avaient alors été jugées irrecevables. Ainsi, en 2016, à leur deuxième tentative, leurs demandes sont de nouveau jugées irrecevables en vertu de l’alinéa 101(1)(c) de la Loi. Mme Dimbu Kiakanda et les deux enfants l’ayant accompagnée en 2009 ne sont pas parties à la présente demande de contrôle judiciaire.

[6] Le Ministre est intervenu devant la SPR pour soulever des doutes ou problématiques quant à l’identité des Demandeurs. Devant la SPR, M. Malungu admet d’ailleurs avoir utilisé plusieurs identités différentes en République Démocratique du Congo (RDC), en Angola, de même que dans le cadre de demandes de visas auprès des autorités britanniques et américaines. Dans le cadre de sa demande d’asile aux États-Unis, M. Malungu admet s’être présenté comme un citoyen de l’Angola et avoir soumis un passeport angolais, considéré comme authentique. Le tribunal américain a d’ailleurs refusé la demande d’asile de M. Malungu, car ce dernier n’avait pas été en mesure d’établir son identité. M. Malungu allègue avoir présenté de faux documents aux autorités des États-Unis.

[7] Au Canada, après leur arrivée, M. Malungu et Mme Tietie ont produit des passeports de la RDC qu’ils ont obtenus auprès de l’ambassade de la RDC à Ottawa. La SPR a accordé très peu de poids à ces passeports congolais en raison des contradictions entre les informations contenues dans les jugements supplétifs émis en RDC, qui ont permis l’émission des documents d’identifications subséquents, dont celle des passeports, et le témoignage de M. Malungu. Des expertises ont aussi mis en doute l’authenticité ou l’intégrité de différents documents soumis par les Demandeurs. Devant la SPR, les Demandeurs ont déposé quatorze affidavits et M. Malungu a été questionné à leur sujet pendant l’audience devant la SPR. Cependant, la transcription de l’audience ne permet pas de connaître la conclusion du commissaire quant à ces affidavits et la décision de la SPR n’en traite pas.

[8] En appel devant la SAR, les Demandeurs ont principalement soulevé que la SPR a erré en faisant fi ou en omettant de prendre en compte la preuve, notamment les affidavits précités.

[9] La SAR, après avoir procédé à sa propre analyse, en arrive à la conclusion que les arguments des Demandeurs voulant que la SPR ait commis des erreurs par rapport à leur identité ne sont pas fondés. La SAR indique que la SPR a procédé avec minutie à l’évaluation des témoignages et des documents en preuve devant elle et que la SPR n’a commis aucune erreur en jugeant que les Demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, leur identité. Bien que la SAR réfère aux affidavits aux paragraphes 31 et 53 de sa décision, elle n’en tire aucune conclusion.

[10] Je suis d’accord avec les parties qu’il convient de revoir la décision de la SAR selon la norme de la décision raisonnable telle qu’établi par Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[11] Les Demandeurs soulèvent trois arguments devant la Cour. Un seul permet de disposer de l’affaire, soit celui en lien avec les affidavits précités, et il n’est donc pas nécessaire de traiter des deux autres arguments.

[12] Les Demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en ignorant les affidavits et déclarations qu’ils ont présentés à la SPR et qui, selon eux, corroborent l’identité des demandeurs majeurs. Ils citent le paragraphe 17 de la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (CF 1re inst) [Cepeda-Gutierrez] pour souligner que « […] l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés ». Les Demandeurs allèguent que les éléments de preuve non mentionnés dans les motifs de la décision sont si nombreux, et sont d’une telle pertinence, qu’il est impossible de prétendre que la prise en compte de ces documents n’aurait pas pu modifier la décision du tribunal. Enfin, les Demandeurs citent les paragraphes 24, 25 et 27 de la décision Mishel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 226 pour expliquer que la SPR doit examiner de façon indépendante tous les documents présentés lorsque ces documents orientent vers le caractère légitime de l’identité.

[13] Le Ministre répond que les affiants sont toutes des personnes ayant connu le demandeur au Canada, à l’exception de M. Joao Kudikubanza. Il ajoute que la SPR et la SAR ne sont pas tenues de mentionner chacun des éléments de preuve considérés (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses]) et que seulement lorsque l’élément non mentionné est critique et qu’il contredit carrément la conclusion du tribunal que la Cour est justifiée d’intervenir.

[14] Le Ministre soutient que le fait que les affidavits de connaissances du demandeur ou d’autres personnes qui affirment que les Demandeurs sont des citoyens de la RDC, ne sauraient pallier au manque de fiabilité des documents d’identité produits par les Demandeurs, et qui étaient supposés émit par les autorités de la RDC. Le Ministre ajoute que le demandeur a admis avoir utilisé de faux documents obtenus grâce à l’aide d’amis pour ses identités multiples.

[15] Je suis d’accord avec la proposition du Ministre que les tribunaux administratifs ne sont pas obligés de mentionner toute la preuve examinée dans leur décision (Basanti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1068 aux para 24 et 25 [Basanti]). L’omission de mentionner tous les affidavits soumis ne signifie pas qu’ils ont été écartés (Basanti au para 24 citant Newfoundland Nurses au para 16). En l’espèce et contrairement à la situation qui prévalait dans l’affaire Basanti, les Demandeurs citent précisément les éléments de preuve qui n’ont pas été pris en compte et surtout, qui constituaient leur principal motif d’appel.

[16] Le Ministre soutient que le fait que les affidavits de connaissances du demandeur ou d’autres personnes qui affirment que les demandeurs sont des citoyens de la RDC ne sauraient pallier au manque de fiabilité des documents d’identité produits par les demandeurs et qui étaient supposés émit par les autorités de la RDC. Cette conclusion semble effectivement raisonnable, mais elle n’est pas celle de la SAR, elle émane du Ministre. La Cour ne peut inférer de la décision de la SPR, de celle de la SAR ou de la transcription de l’audience, le poids ou la considération que le tribunal a accordé à ces affidavits.

[17] Je suis consciente que « [l]es questions touchant à l’identité d’un demandeur relèvent du domaine d’expertise de la SAR et la Cour devrait faire preuve d’une grande retenue à l’égard de celle-ci. La Cour n’interviendra que si la décision faisant l’objet du contrôle est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47) » (Kagere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 910 au para 11; voir aussi Woldemichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1059 au para 25 [Woldemichael]).

[18] Je suis aussi consciente que la SPR et la SAR ne sont pas tenues de mentionner chacun des éléments de preuve considérés (Newfoundland Nurses) et que, comme expliqué par le défendeur, seulement lorsque l’élément non mentionné est critique et qu’il contredit carrément la conclusion du tribunal que la Cour est justifiée d’intervenir.

[19] La décision Shang v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 FC 633 semble à propos en l’instance tout comme la décision Woldemichael. La décision Vavilov traite quant à elle, au paragraphe 127, des préoccupations centrales soulevées par les parties :

Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties. Le principe suivant lequel la ou les personnes visées par une décision doivent avoir la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position est à la base de l’obligation d’équité procédurale et trouve son origine dans le droit d’être entendu : Baker, par. 28. La notion de « motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées » est inextricablement liée à ce principe étant donné que les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties.

[20] La Cour suprême du Canada ajoute que « […] le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov au para 128). Or, l’examen des affidavits était un argument principal formulé par les Demandeurs en appel à la SAR.

[21] Dans sa décision Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506 au paragraphe 62 [Gomes], le juge Pamel spécifie que « [l]’adaptation des motifs aux questions et préoccupations soulevées exige que les décideurs tirent des conclusions à l’égard des arguments ou des questions soulevées par les parties, particulièrement lorsque les arguments sont détaillés (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, par. 60; Rodriguez Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 293, par. 12 à 16; Mattar c The National Dental Examining Board of Canada, 2020 ONSC 403, par. 47 à 49) ».

[22] Dans cette affaire, le demandeur contestait la décision de la SAR au motif qu’elle a confirmé les erreurs commises par la SAR, et faisait observer que la SAR a omis de traiter de la plupart des motifs d’appel clés (Gomes au para 30). Le juge Pamel note d’ailleurs que « [l]a SAR n’a pas fourni d’explications supplémentaires après avoir affirmé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans la manière dont elle était parvenue à ses conclusions. Les motifs de la SAR ne contiennent que de vagues renvois aux motifs d’appel soulevés par le demandeur, ce qui est problématique » (Gomes au para 55).

[23] Je cite ici les paragraphes 66 à 68 de la décision Gomes :

Le défendeur soutient que la SAR n’a qu’à fournir une explication minimale, ne serait-ce que pour montrer pourquoi elle souscrit aux conclusions de la SPR. Je ne suis pas de cet avis.

Il ne suffit pas que la SAR exprime son accord avec la façon dont la SPR a rendu sa décision ou qu’elle se dise simplement en désaccord avec l’argumentation du demandeur. La SAR doit également démontrer qu’elle « s’[est] attaqu[ée] de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » (Vavilov, par. 128), ce qui se fait au moyen de conclusions explicites, que ces conclusions soient en accord ou en désaccord avec les conclusions du tribunal de première instance.

En fait, comme tout autre décideur administratif, la SAR doit fournir des motifs qui démontrent qu’elle a « effectivement écouté les parties » (Vavilov, par. 127 [italique dans l’original]; Sadiq, par. 13 et 30).

[24] Au paragraphe 69 de Gomes, le juge Pamel cite le paragraphe 4 de la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 396. Le juge Martineau écrit qu’« […] qu’il doit y avoir un débat minimal concernant les motifs de la SAR quant aux erreurs soulevées par un appelant et leur bien-fondé respectif, compte tenu des passages pertinents de la preuve documentaire qui n’ont pas été pris en considération par la SPR ».

[25] De plus, « [l]e fait que la SAR, lors du réexamen de l’appel, n’a pas examiné les questions mêmes qui, selon les demanderesses, étaient au cœur de l’appel interjeté à l’encontre de la décision de la SPR est une erreur susceptible de révision qui mine la transparence de la décision de la SAR et la rend ainsi déraisonnable » (Green c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 698 au para 33).

[26] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Par ailleurs, la Cour décline l’invitation des Demandeurs de prononcer un verdict particulier.


JUGEMENT dans IMM-2559-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. Aucune question n’est certifiée; et

  3. L’intitulé de cause est modifié pour nommer le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2559-21

INTITULÉ :

LABWEL MALUNGU, JUVEN MALUNGU MUMBEMBE, BELOTE TIETE MUMBEMBE, AFONSINA TIETIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec) par vidéoconférence (zoom)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 décembre 2021

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 14 décembre 2021

COMPARUTIONS :

Me Annick Legault

Pour les demandeurs

Me Thi My Dung Tran

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Annick Legault

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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