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Date : 20220126


Dossier : IMM-390-20

Référence : 2022 CF 83

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa ( Ontario), le 26 janvier 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

FAY-ANN VEDAN JACKSON

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Fay-Ann Jackson sollicite l’annulation du rejet de sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle fait valoir que l’agent d’immigration qui a rejeté sa demande a évalué déraisonnablement l’intérêt supérieur de ses trois enfants canadiens et la preuve relative à ses problèmes de santé mentale, et qu’il a injustement renvoyé à des éléments de preuve qu’elle n’avait pas eu la possibilité d’examiner.

[2] Pour les raisons qui suivent, je conclus que les motifs de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants ne possèdent pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la transparence, l’intelligibilité et la justification. Plus précisément, l’agent n’a pas tenu compte d’un argument central soulevé par Mme Jackson au sujet de l’intérêt supérieur des enfants, à savoir l’incidence qu’aurait sa santé mentale fragile sur ses enfants si elle était renvoyée à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, et il a adopté une approche incohérente quant à l’importance de la présence physique de Mme Jackson lorsqu’il a examiné l’intérêt supérieur de l’un des quatre enfants à Saint-Vincent et des trois enfants au Canada.

[3] La décision est donc annulée, et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Jackson est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[4] Mme Jackson soulève trois questions dans la présente demande :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de la preuve psychiatrique?

  3. L’agent s’est-il injustement appuyé sur des éléments de preuve extrinsèques?

[5] Les deux premières questions portent sur le bien-fondé de la décision. Elles doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25. Il incombe à la demanderesse de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, au para 100. En plus d’être fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable satisfait aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité, et elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle : Vavilov, aux para 99-101. Les principes de la justification et de la transparence exigent qu’une décision raisonnable tienne valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties : Vavilov, aux para 127-128.

[6] Le ministre soutient que la Cour doit appliquer la norme de « l’erreur manifeste et déterminante » aux inférences et aux conclusions factuelles de l’agent. Je rejette cet argument pour les mêmes raisons que je l’ai rejeté dans la décision Xiao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 386, aux paragraphes 8 à 10.

[7] La troisième question est une question d’équité procédurale. Lorsqu’elle examine de telles questions, la Cour se demande si la procédure qui a mené à la décision était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54. On peut considérer que cette évaluation est reflétée dans la norme de la décision correcte ou qu’aucune norme de contrôle n’est appliquée : Canadien Pacifique, aux para 54-56; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35.

[8] Pour les motifs ci-après, je conclus que la première question est déterminante, car les lacunes relevées dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent suffisent à rendre la décision déraisonnable. Il n’est donc pas nécessaire que j’examine les deux dernières questions.

III. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la décision contestée

(1) Les événements vécus par Mme Jackson

[9] Mme Jackson a grandi à Saint-Vincent-et-les-Grenadines. Elle a vécu une enfance difficile. Ses parents étaient violents, son père était alcoolique, sa mère l’a abandonnée lorsqu’elle était âgée de 11 ans, on l’a envoyée vivre ailleurs à l’âge de 13 ans et elle a été agressée sexuellement alors qu’elle entretenait une relation avec le père de son premier enfant. Elle a ensuite entretenu une relation marquée par la violence physique avec un autre homme durant cinq ans. Lorsqu’elle a tenté de mettre fin à cette relation, l’homme l’a attaquée avec une machette à la garderie de leur fils, la tuant presque. L’homme s’est suicidé plus tard le même jour. À la suite de ces événements, des menaces reçues de la part de la famille de l’homme ont amené Mme Jackson à fuir au Canada en 2006 en laissant ses quatre enfants avec sa famille à Saint-Vincent.

[10] Mme Jackson a présenté une demande d’asile en 2008, qui a été rejetée en 2010. Une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR), présentée en 2011, a aussi été rejetée en 2012.

[11] Mme Jackson entretenait une relation avec un Canadien au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire; le couple a trois enfants. Il est arrivé que le père des enfants de Mme Jackson au Canada exerce une violence psychologique envers elle.

(2) La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[12] En avril 2018, Mme Jackson a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. D’autres observations ont été présentées en juillet 2018. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Jackson reposait sur trois facteurs principaux : les difficultés auxquelles elle serait confrontée à Saint-Vincent-et-les-Grenadines si elle devait y retourner; son établissement au Canada; et l’intérêt supérieur de ses trois enfants canadiens, alors âgés de 8, 6 et 2 ans. Les difficultés et l’intérêt supérieur des enfants sont des facteurs particulièrement importants dans le cadre de la présente demande.

[13] En ce qui concerne les difficultés, les observations de Mme Jackson renvoyaient à sa relation actuelle marquée par la violence, à ses problèmes de santé mentale, ainsi qu’à la violence économique et fondée sur le sexe à Saint-Vincent. Ses observations sur sa santé mentale étaient étayées par un rapport d’évaluation produit par la docteure en psychiatrie Parul Agarwal à la suite d’une rencontre avec elle tenue en juillet 2018. La Dre Agarwal avait diagnostiqué chez Mme Jackson un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et un trouble dépressif majeur (TDM), et elle avait noté que Mme Jackson présentait des symptômes du syndrome de la femme battue. Selon la Dre Agarwal, compte tenu des conséquences psychologiques et physiques de l’attaque à la machette survenue à Saint-Vincent, du fait que Mme Jackson se sentait maltraitée, vulnérable et impuissante dans ce pays, et du fait qu’elle ne s’y croyait toujours pas en sécurité, il serait extrêmement préjudiciable à sa santé mentale de retourner à Saint-Vincent. Entre autres éléments, la Dre Agarwal a souligné que Mme Jackson serait [traduction] « constamment exposée à des rappels de son passé extrêmement traumatisant » et qu’elle serait [traduction] « entourée de souvenirs traumatisants » à Saint-Vincent.

[14] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, il était mentionné, dans les observations présentées par Mme Jackson à l’agent, qu’il serait dans l’intérêt supérieur des trois enfants canadiens que leur mère reste avec eux au Canada. Il était aussi mentionné que si Mme Jackson devait retourner à Saint-Vincent, les enfants devraient soit rester au Canada sans leur mère, soit l’accompagner à Saint-Vincent. Relativement au premier scénario, des préoccupations ont été soulevées concernant la séparation physique entre Mme Jackson et ses enfants, et les antécédents de violence psychologique du père envers elle. Relativement au deuxième scénario, il a été soulevé que les enfants se trouveraient dans un pays inconnu avec lequel ils n’ont aucun lien et où leur mère serait constamment troublée en raison du traumatisme causé par l’attaque dont elle avait été victime. De plus, les observations de Mme Jackson sur l’intérêt supérieur des enfants soulignaient les conditions de vie difficiles auxquelles ceux-ci seraient confrontés à Saint-Vincent, notamment les risques de violence sexuelle et les piètres possibilités en matière d’éducation.

(3) La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[15] L’agent a rendu une première décision le 23 septembre 2019, par laquelle il a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans cette décision, renvoyant aux observations sur le rapport de la Dre Agarwal, l’agent a souligné que [traduction] « le rapport psychologique ne figur[ait] pas au dossier ». Il est devenu évident pour l’avocat de Mme Jackson, après examen de ce rejet, qu’en raison d’une erreur de sa part, le rapport de la Dre Agarwal n’avait pas été joint aux observations sur les considérations d’ordre humanitaire. L’avocat a présenté le rapport le 3 octobre 2019, et il y a joint de brèves observations supplémentaires dans lesquelles il demandait à l’agent de réexaminer sa décision. C’est ce qu’a fait l’agent, en tenant compte du rapport de la Dre Agarwal, et il a rendu une nouvelle décision le 24 décembre 2019 par laquelle il a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. C’est cette dernière décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[16] Dans sa décision du 24 décembre 2019, l’agent a fait mention du rapport de la Dre Agarwal dans le passage portant sur l’établissement et il a souligné que le rapport [traduction] « datait de plus de 14 mois lorsqu’il [avait] été présenté le 3 octobre 2019 ». Il a, par ailleurs, ajouté une nouvelle section intitulée [traduction] « Autres facteurs à prendre en considération », dans laquelle il traitait de façon détaillée du rapport de la Dre Agarwal. Il a souligné les diagnostics de TSPT et de TDM, les symptômes du syndrome de la femme battue, ainsi que le fait que la Dre Agarwal avait mentionné que Mme Jackson avait déjà eu recours à des services de soutien en santé mentale par le passé et qu’elle prenait des antidépresseurs. Il a aussi fait mention de la conclusion de la Dre Agarwal selon laquelle un renvoi à Saint-Vincent nuirait à la santé mentale de Mme Jackson, mais il a souligné qu’aucun plan de traitement n’avait été suggéré. Il a ensuite écrit le paragraphe suivant :

[traduction]
Bien que je reconnaisse que la demanderesse souffre de problèmes de santé mentale, je n’accorde qu’une certaine valeur aux autres conclusions de l’évaluation en l’absence d’éléments de preuve documentaire supplémentaires à l’appui des déclarations. Je reconnais que la Dre Agarwal est une experte dans son domaine; cependant, elle n’a consacré qu’une seule séance, d’une durée inconnue, à interroger la demanderesse pour les besoins d’un dossier d’immigration. De plus, je constate que la Dre Agarwal n’a pas indiqué, dans son rapport, qu’elle avait été témoin de la série d’événements dont la demanderesse avait été victime à Saint-Vincent et au Canada ni qu’elle avait consulté la documentation sur la situation dans le pays en vue d’un retour de la demanderesse. Par conséquent, je conclus que les renseignements contenus dans le rapport de la Dre Agarwal concernant la situation de la demanderesse ne sont pas objectifs puisqu’ils sont vraisemblablement fondés sur des renseignements qui lui ont été fournis par la demanderesse. De plus, je conclus que la demanderesse n’a fourni que peu d’éléments de preuve permettant d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle avait été traitée au Canada pour ses problèmes de santé mentale avant l’évaluation ou par la suite. L’évaluation de la Dre Agarwal n’a pas une valeur probante suffisante étant donné la facilité avec laquelle la demanderesse aurait pu obtenir des documents justificatifs auprès de son médecin de famille ou de son conseiller.

[Non souligné dans l’original.]

[17] L’agent a poursuivi en concluant que, s’il reconnaissait que le partenaire actuel de Mme Jackson avait exercé une violence psychologique à un certain moment, la preuve à ce sujet n’indiquait pas clairement le moment où les gestes de violence avaient été posés et la fréquence à laquelle ils l’avaient été ni si la situation existait toujours.

[18] Dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tenu compte de l’intérêt des trois enfants canadiens de Mme Jackson et de celui du plus jeune de ses quatre enfants à Saint-Vincent, qui était âgé de 17 ans au moment où la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait été présentée. Même si le fils resté à Saint-Vincent n’était pas mentionné dans la demande présentée par Mme Jackson, l’agent a conclu qu’il serait dans l’intérêt supérieur de celui-ci que sa mère retourne à Saint-Vincent.

[19] En ce qui concerne les enfants canadiens, l’agent a souligné l’absence de renseignements concernant les autres membres de leur famille, leur scolarité au Canada ou le niveau de soins offert par Mme Jackson. Compte tenu de la situation générale au Canada et à Saint-Vincent, il a conclu qu’il était [traduction] « quelque peu dans l’intérêt supérieur des enfants de vivre au Canada et que leurs intérêts seraient mieux servis s’ils restaient avec leurs deux parents ».

[20] L’agent a ensuite examiné les deux scénarios possibles auxquels donnerait lieu le rejet de la demande de Mme Jackson, soit que les enfants partent pour Saint-Vincent avec leur mère ou qu’ils restent au Canada avec leur père. Il a fait remarquer qu’il reviendrait à Mme Jackson et à son partenaire de décider lequel de ces scénarios s’appliquerait.

[21] Concernant le premier scénario, l’agent n’était pas convaincu que l’établissement des enfants au Canada ou la situation à Saint-Vincent étaient tels que le fait de vivre à Saint-Vincent compromettrait considérablement leur bien-être ou leur développement. Il a souligné que les différences concernant l’éducation et les soins de santé causeraient certaines difficultés aux enfants, mais il a conclu que l’accès à l’éducation publique et aux soins de santé à Saint-Vincent faisait en majeure partie contrepoids aux répercussions négatives que pourrait avoir sur les enfants le fait de vivre à Saint-Vincent.

[22] Concernant le deuxième scénario, l’agent n’était pas d’accord pour dire que le bien-être ou le développement des enfants seraient grandement compromis si ceux-ci restaient au Canada avec leur père, mais sans leur mère. S’il a reconnu que les enfants subiraient des répercussions négatives sur le plan émotionnel, il a conclu que, dans un tel scénario, ils pourraient demeurer en contact avec leur mère et continuer d’avoir accès à une éducation, à un logement et à des soins de santé au Canada, et ils pourraient compter sur le soutien émotionnel et financier de leur père.

[23] Dans l’analyse globale, l’agent a reconnu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants canadiens de vivre avec leurs deux parents et que leurs intérêts étaient mieux servis au Canada. Toutefois, soulignant que l’intérêt supérieur des enfants n’était que l’un des facteurs importants à prendre en considération pour rendre une décision à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il a conclu que le poids accordé à ce facteur ne permettait pas de justifier l’octroi d’une dispense en raison de l’insuffisance de la preuve démontrant que le rejet de la demande aurait des répercussions négatives sur les enfants. De plus, il était dans l’intérêt supérieur du quatrième enfant que Mme Jackson retourne à Saint-Vincent. Compte tenu de ces facteurs, du faible poids favorable qu’il avait accordé à l’établissement de Mme Jackson et de sa conclusion selon laquelle la preuve ne suffisait pas à établir que des conditions défavorables à Saint-Vincent toucheraient Mme Jackson personnellement, l’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire qui lui avaient été présentées justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

IV. Analyse

A. L’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent était déraisonnable

[24] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants canadiens de rester au Canada avec leurs deux parents. Il s’est ensuite livré à une évaluation des répercussions qu’aurait sur eux le renvoi de Mme Jackson, se penchant sur deux scénarios possibles : les enfants resteraient au Canada ou ils partiraient pour Saint-Vincent avec Mme Jackson. Dans cette mesure, et malgré les observations contraires de Mme Jackson, j’estime que l’analyse de l’agent est conforme à l’approche décrite par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 aux para 4-6.

[25] Cependant, à mon avis, l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants comporte deux lacunes importantes qui m’amènent à conclure qu’elle ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable. D’abord et avant tout, l’évaluation faite par l’agent de l’incidence qu’aurait sur l’intérêt supérieur des enfants le fait de partir pour Saint-Vincent ne tient pas compte de l’un des principaux arguments avancés par Mme Jackson, selon lequel le fait qu’elle soit forcée de retourner sur les lieux de son traumatisme antérieur nuirait à sa santé mentale, ce qui aurait une incidence sur ses enfants.

[26] Cette préoccupation a été soulevée à plusieurs reprises dans les observations sur l’intérêt supérieur des enfants que Mme Jackson a présentées à l’agent chargé d’examiner sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ainsi que dans le rapport de la Dre Agarwal. Dans sa première observation de fond, après avoir cité la loi et les lignes directrices applicables, Mme Jackson s’est appuyée sur la conclusion de la Dre Agarwal selon laquelle elle devrait soit laisser ses enfants canadiens au Canada, soit [traduction] « les emmener avec elle à Saint-Vincent et les élever seule en essayant de composer avec tous ses souvenirs traumatisants ». Aucun de ces scénarios n’était dans son intérêt ou dans celui de ses enfants. Elle a ensuite souligné, dans cette observation, que le fait d’emmener les enfants [traduction] « dans un pays inconnu où leur mère sera constamment troublée en raison du traumatisme causé par l’attaque dont elle a été victime ne peut certainement pas être considéré comme étant dans leur intérêt supérieur ». Plus loin dans l’observation, ce point est répété. Mme Jackson a mentionné que les enfants devraient [traduction] « malheureusement porter le poids des blessures psychologiques subies par leur mère alors qu’elle vivait à Saint-Vincent » et, citant une fois de plus la Dre Agarwal, qu’ils seraient [traduction] « pris en charge par une mère déjà traumatisée qui serait aux prises avec ses souvenirs traumatisants » [non souligné dans l’original].

[27] Dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tenu compte de leur éducation à Saint-Vincent, de la disponibilité des soins de santé dans ce pays (question n’ayant pas été soulevée par Mme Jackson en lien avec l’intérêt supérieur des enfants), de la perte de leurs amis et des membres de leur famille, et de la discrimination à laquelle la fille serait exposée. Cependant, il n’a pas tenu compte de l’observation et de la preuve concernant les répercussions que pourrait avoir sur les enfants le fait d’être élevés par une mère exposée de nouveau au traumatisme ayant causé son TSPT et son TDM ou y ayant contribué.

[28] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a jugé que « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » : Vavilov, au para 127. Même s’il n’est pas nécessaire qu’un décideur administratif réponde à tous les arguments ou modes possibles d’analyse, si subordonnés soient-ils, le défaut de « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » peut miner la décision : Vavilov, au para 128.

[29] En l’espèce, les répercussions qu’aurait sur les enfants le fait d’être pris en charge par une mère forcée de retourner sur les lieux de son traumatisme antérieur constituaient l’un des nombreux facteurs soulevés au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, après avoir examiné les observations relatives à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et le rapport de la Dre Agarwal, je conclus que ce facteur aurait dû être considéré comme un argument central à prendre en compte, plutôt que comme un simple argument secondaire. J’arrive à cette conclusion compte tenu des multiples renvois à cette préoccupation faits dans la demande, de leur emplacement dans les observations sur l’intérêt supérieur des enfants et de l’importance que revêt ce facteur dans une évaluation des considérations d’ordre humanitaire : LIPR, art 25(1); Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 34-41.

[30] L’analyse faite par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants en tant que facteur ne doit pas être interprétée isolément. Les motifs doivent plutôt être interprétés de façon globale, afin de comprendre le fondement sur lequel repose la décision : Vavilov, au para 97. Même en interprétant l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants dans le contexte de l’analyse antérieure faite par l’agent de la preuve sur la santé mentale, je ne puis conclure que celui-ci s’est attaqué de façon significative à cet aspect important des observations sur l’intérêt supérieur des enfants présentées par Mme Jackson.

[31] Il ressort de l’extrait cité au paragraphe [16] ci-dessus que l’agent avait des réserves au sujet du rapport de la Dre Agarwal. Je souligne, au passage, que la formulation de ce paragraphe est presque identique à celle de l’analyse jugée déraisonnable par le juge Boswell dans la décision Skinner c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 3, aux paragraphes 16 et 53 à 57. Cependant, malgré les réserves de l’agent, les motifs de celui-ci ne me permettent pas de conclure qu’il a écarté le rapport dans une mesure qui expliquerait qu’il n’a pas traité de la question dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants. Au contraire, l’agent a reconnu que Mme Jackson [traduction] « souffr[ait] de problèmes de santé mentale » et pourtant, il n’a pas abordé les répercussions qu’auraient ces problèmes sur ses enfants s’ils devaient partir pour Saint-Vincent avec elle.

[32] Je souligne qu’il est difficile de savoir si le fait que l’agent ait reconnu l’existence des [traduction] « problèmes de santé mentale » signifie qu’il avait accepté les diagnostics de TSPT et de TDM posés par la Dre Agarwal. Étant donné qu’il s’agit des problèmes de santé mentale mentionnés dans le rapport, l’agent a vraisemblablement accepté les diagnostics. Il est également difficile de comprendre quelles [traduction] « autres conclusions » contenues dans le rapport de la Dre Agarwal ne se sont vu accorder [traduction] « qu’une certaine valeur ». En fait, il est difficile de dire, d’après les motifs, si l’agent a accepté le récit de Mme Jackson selon lequel son ancien partenaire l’avait attaquée à Saint-Vincent. L’agent a souligné que la Dre Agarwal n’avait pas été témoin des événements survenus à Saint-Vincent, ce qui est étrange puisque celle-ci n’avait pas été présentée comme un témoin oculaire, mais plutôt comme une professionnelle de la santé. Il n’était pas nécessaire qu’elle ait été témoin pour que son évaluation de l’état de Mme Jackson ait de la valeur : Kanthasamy, au para 49. Je suis d’accord avec le ministre pour dire que l’agent a clairement exprimé des réserves générales quant à l’absence d’éléments de preuve à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Jackson. Toutefois, s’il n’avait pas accepté le récit de l’attaque survenue à Saint-Vincent, un élément central de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il lui incombait de le dire. Un examen de l’analyse faite par l’agent du rapport psychiatrique ne permet donc pas d’expliquer pourquoi l’agent n’a pas tenu compte des répercussions qu’aurait, sur les enfants, le retour de leur mère sur les lieux de son traumatisme antérieur.

[33] La deuxième lacune importante relevée dans les motifs de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants réside dans le fait qu’il était incohérent de dire que la présence physique de la mère était dans l’intérêt supérieur de l’enfant dans le scénario selon lequel Mme Jackson retournait seule à Saint-Vincent pendant que ses trois enfants canadiens restaient au Canada avec leur père. Lorsqu’il a abordé la question du quatrième enfant de Mme Jackson à Saint- Vincent, l’agent a fait remarquer que si Mme Jackson retournait dans ce pays, « elle pourrait fournir un soutien en personne à son enfant maintenant adulte », de sorte qu’il était globalement dans l’intérêt supérieur de cet enfant que sa mère retourne à Saint-Vincent.

[34] Cependant, lorsqu’il a examiné la question de savoir s’il était dans l’intérêt des trois enfants canadiens que Mme Jackson reste au Canada, l’agent n’a pas tardé à écarter l’importance de sa présence physique. Il n’a pas souscrit à l’évaluation selon laquelle [traduction] « le bien-être ou le développement des enfants seraient grandement compromis du fait de l’absence physique de leur mère ». S’il a reconnu, de façon quelque peu incohérente, que les enfants subiraient [traduction] « des répercussions négatives sur le plan émotionnel du fait de l’absence physique de la demanderesse », l’agent a estimé que les préjudices seraient compensés par le fait que les enfants pourraient demeurer en contact avec leur mère par Internet ou par téléphone, qu’ils continueraient d’avoir accès à une éducation, à un logement et à des soins de santé au Canada, et qu’ils pourraient compter sur le soutien émotionnel et financier de leur père.

[35] Je rejette l’argument de Mme Jackson selon lequel l’agent a décidé que l’intérêt supérieur du quatrième enfant à Saint-Vincent [traduction] « l’emportait » sur celui des trois enfants cadets au Canada. De plus, je prends acte de l’observation de l’agent concernant le manque de renseignements sur le niveau de soins offert par Mme Jackson, même s’il était manifeste que celle-ci ne jouait pas un rôle continu dans la prise en charge de son quatrième enfant à Saint-Vincent. Néanmoins, même en l’absence de renseignements particuliers, l’agent semble avoir adopté, sans explication, l’idée que la présence physique de Mme Jackson était importante pour son quatrième enfant en écartant la relation de celle-ci avec ses trois enfants cadets. Compte tenu de l’importance de l’intérêt supérieur de l’enfant dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire, je conclus que cette incohérence interne, conjuguée au défaut de tenir compte d’un facteur important lié à l’intérêt supérieur des enfants soulevé dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, rendent la décision déraisonnable : Vavilov, aux para 85, 102-104.

[36] Puisque j’ai conclu que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent est telle que la décision doit être annulée, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les autres arguments de Mme Jackson.

V. Conclusion

[37] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 24 décembre 2019 par laquelle l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Mme Jackson est annulée, et la demande est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[38] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-390-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue le 24 décembre 2019, par laquelle la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par Fay-Ann Vedan Jackson a été rejetée, est annulée, et la demande est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-390-20

 

INTITULÉ :

FAY-ANN VEDAN JACKSON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 12 juillet 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

Pour la demanderesse

 

Stephen Jarvis

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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