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Date : 20220119


Dossier : T‑967‑16

Référence : 2022 CF 63

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SHAWN SOMERVILLE MILNE

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS SUPPLÉMENTAIRES

I. Aperçu

[1] Le 19 juillet 2021, j’ai rendu mon jugement et mes motifs dans la décision Milne c Canada, 2021 CF 765 (Milne), où j’ai conclu que le demandeur avait droit à une indemnité supplémentaire de 1 100 $ au titre de la Loi sur l’expropriation, LRC 1985, c E‑21 (la Loi) pour l’expropriation de son bien‑fonds. Dans mon jugement, j’ai accordé à chaque partie l’occasion de présenter des observations écrites sur les dépens. La présente décision est fondée sur ces observations et les documents à l’appui.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accorde au demandeur la somme de 273 518,68 $ à titre de frais, conformément aux articles 29 et 39 de la Loi.

II. Les faits

[3] Le demandeur est propriétaire d’une propriété rurale située directement à côté d’un corridor ferroviaire achalandé. En 2012, une petite bande de terre a été expropriée par la défenderesse pour élargir ce dernier. La défenderesse a versé au demandeur la somme de 1 000 $ à titre d’indemnité prévue par la loi pour les terrains requis, suivant l’article 16 de la Loi.

[4] Le demandeur soutenait qu’il avait droit à une indemnité supplémentaire au titre de la Loi en raison du préjudice suscité par l’élargissement du corridor ferroviaire. L’essentiel de sa demande tenait au fait que cet élargissement a provoqué une hausse du bruit et des perturbations sur sa propriété, diminuant du coup sa valeur ou le contraignant à déplacer sa demeure. Le demandeur a également réclamé une indemnité supplémentaire de 1 100$ pour le bien‑fonds exproprié, alléguant que la valeur de celui‑ci n’avait pas été estimée correctement.

[5] Pour les motifs rendus dans la décision Milne, j’ai conclu que le demandeur n’avait pas établi que l’élargissement du corridor ferroviaire avait causé une augmentation du bruit et des troubles de jouissance qui justifiait l’attribution des dommages‑intérêts réclamés. J’ai donc rejeté les principaux chefs de la demande. Cependant, j’ai conclu que le demandeur avait droit à une indemnité supplémentaire de 1 100 $ pour le bien‑fonds exproprié.

III. La question en litige

[6] La seule question en litige porte sur la détermination des dépens qu’il convient d’adjuger en l’espèce.

IV. Les dispositions législatives pertinentes sur les dépens

[7] La Loi contient des dispositions spécifiques concernant le recouvrement des frais dans les affaires d’expropriation. Avant de me pencher sur les observations des parties, je vais les énumérer de concert avec les dispositions pertinentes des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles).

[8] L’article 29 de la Loi porte sur les frais d’estimation, les frais légaux et autres frais qui sont raisonnablement engagés par la partie expropriée pour faire valoir sont droit à une indemnité, jusqu’à la date du début des procédures :

Les frais d’estimation, frais légaux et autres frais seront payés par la Couronne

Legal, appraisal and other costs to be paid by Crown

29 (1) La Couronne paie à chaque personne ayant droit à une indemnité en vertu de la présente partie un montant égal aux frais d’estimation, frais légaux et autres frais qui ont été raisonnablement encourus par cette personne pour faire valoir son droit à cette indemnité, sauf ceux de ces frais qui ont été encourus après l’institution de procédures en vertu des articles 31 et 32.

29 (1) The Crown shall pay to each person entitled to compensation under this Part an amount equal to the legal, appraisal and other costs reasonably incurred by him in asserting a claim for that compensation, except any of those costs incurred after the institution of any proceedings under sections 31 and 32.

Taxation

Taxing

(2) Les frais prévus au paragraphe (1) peuvent être taxés par le fonctionnaire responsable de la taxation des frais au tribunal.

(2) The costs provided for in subsection (1) may be taxed by the official responsible for taxing costs in the Court.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[9] Suivant l’article 405 des Règles, les dépens sont taxés par un « officier taxateur ». Au sens de l’article 2, un « officier taxateur » peut être un juge, ce qui fait de moi en l’espèce « le fonctionnaire responsable de la taxation des frais au tribunal », et ce, conformément au paragraphe 29(2) de la Loi.

[10] Le paragraphe 39(1) de la Loi porte sur les frais des procédures et les frais accessoires à celles‑ci. Le paragraphe 39(2) précise les cas où les frais sont payés par la Couronne :

Frais

Costs

39 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les frais des procédures devant le tribunal en vertu de la présente partie et les frais accessoires à ces procédures, sont laissés à la discrétion du tribunal ou, dans le cas de procédures devant un juge du tribunal ou un juge de la cour supérieure d’une province, à la discrétion de ce juge. Le tribunal ou le juge peuvent ordonner, qu’en tout ou partie, ces frais soient acquittés par la Couronne ou par une partie à ces procédures.

39 (1) Subject to subsection (2), the costs of and incident to any proceedings in the Court under this Part are in the discretion of the Court or, in the case of proceedings before a judge of the Court or a judge of the superior court of a province, in the discretion of the judge, and the Court or the judge may direct that the whole or any part of those costs be paid by the Crown or by any party to the proceedings.

Frais payés par la Couronne

Costs payable by the Crown

(2) Lorsque le montant de l’indemnité allouée en vertu de la présente partie à une partie à des procédures devant le tribunal en vertu des articles 31 et 32, pour un droit ou intérêt exproprié, ne dépasse pas le montant total de toute offre faite à cette partie en vertu de l’article 16 et de toute offre subséquente qui lui est faite pour ce droit ou intérêt avant le début de l’instruction des procédures, le tribunal ordonne, sauf s’il conclut que le montant de l’indemnité réclamée par cette partie dans les procédures était déraisonnable, que la totalité des frais des procédures et des frais accessoires supportés par cette partie soit payée par la Couronne, et lorsque le montant de l’indemnité ainsi allouée à cette partie dépasse ce montant total, le tribunal ordonne que la totalité des frais des procédures et des frais accessoires supportés par cette partie, y compris les frais extrajudiciaires que le tribunal détermine, soit payée à cette partie par la Couronne.

(2) If the amount of the compensation adjudged under this Part to be payable to a party to any proceedings in the Court under sections 31 and 32 in respect of an expropriated interest or right does not exceed the total amount of any offer made under section 16 and any subsequent offer made to the party in respect of that interest or right before the commencement of the trial of the proceedings, the Court shall, unless it finds the amount of the compensation claimed by the party in the proceedings to have been unreasonable, direct that the whole of the party’s costs of and incident to the proceedings be paid by the Crown, and if the amount of the compensation so adjudged to be payable to the party exceeds that total amount, the Court shall direct that the whole of the party’s costs of and incident to the proceedings, determined by the Court on a solicitor and client basis, be paid by the Crown.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[11] L’article 16 de la Loi fait état du processus en jeu lorsqu’une offre d’indemnité est faite :

Des copies sont envoyées et une offre d’indemnité totale est faite

Copies to be sent and offer of full compensation to be made

16 (1) En cas d’enregistrement d’un avis de confirmation, le ministre :

16 (1) When a notice of confirmation has been registered, the Minister shall,

a) immédiatement après l’enregistrement de l’avis, fait envoyer une copie de celui‑ci à chacune des personnes qui paraissent avoir un droit, un domaine ou un intérêt sur le bien‑fonds, dans la mesure où il a été possible au procureur général du Canada d’en connaître l’existence, et à toute autre personne qui a signifié une opposition au ministre en vertu de l’article 9;

(a) immediately after the registration of the notice, cause a copy of the notice to be sent to each of the persons then appearing to have any estate, interest or right in the land, so far as the Attorney General of Canada has been able to ascertain them, and each other person who served an objection on the Minister under section 9; and

b) dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant l’enregistrement de l’avis ou si, avant l’expiration de ces quatre‑vingt‑dix jours, une demande a été faite en vertu de l’article 18, dans celui des deux délais suivants qui se termine le dernier :

(b) within 90 days after the day on which the notice is registered, or, if at any time before the expiration of those 90 days an application has been made under section 18, within the later of

(i) soit les quatre‑vingt‑dix jours qui suivent l’enregistrement de l’avis,

(i) 90 days after the day on which the notice is registered, or

(ii) soit les trente jours qui suivent celui de la décision finale statuant sur la demande,

(ii) 30 days after the day on which the application is finally disposed of,

fait, par écrit, à toute personne qui a droit à une indemnité en vertu de la présente partie pour un droit ou intérêt exproprié visé par l’avis de confirmation, une offre d’indemnité d’un montant qu’il estime égal à l’indemnité à laquelle cette personne peut alors prétendre en vertu de la présente partie pour ce droit ou intérêt, sans nécessité pour elle de donner une décharge et sans préjudice du droit de cette personne, si elle accepte l’offre, de réclamer une indemnité supplémentaire à ce sujet.

make to each person who is entitled to compensation under this Part, in respect of an expropriated interest or right to which the notice of confirmation relates, an offer in writing of compensation, in an amount estimated by the Minister to be equal to the compensation to which that person is then entitled under this Part in respect of that interest or right, not conditional on the provision by that person of any release or releases and without prejudice to the right of that person, if the person accepts the offer, to claim additional compensation in respect thereof.

[…]

[…]

L’offre est fondée sur une évaluation écrite

Offer to be based on written appraisal

(3) L’offre d’indemnité faite à une personne en vertu du présent article relativement à un droit ou intérêt exproprié est fondée sur une évaluation écrite de la valeur de ce droit ou intérêt et une copie de l’évaluation est envoyée à cette personne au moment où l’offre est faite.

(3) An offer of compensation made to a person under this section in respect of an expropriated interest or right shall be based on a written appraisal of the value of that interest or right, and a copy of the appraisal shall be sent to that person at the time of the making of the offer.

Déclarations à inclure dans la copie de l’avis et dans l’offre

Statements to be included in copy of notice and in offer

(4) Est inclus dans toute copie d’un avis de confirmation envoyée à une personne visée à l’alinéa (1)a) un exposé de la façon dont les dispositions de l’article 29 lui sont applicables, et est incluse dans toute offre transmise par écrit à une personne visée à l’alinéa (1)b) une déclaration portant que cette offre n’est pas subordonnée à l’obligation, pour cette personne, de donner une décharge et qu’elle est faite sans préjudice de son droit, si elle accepte l’offre, de réclamer une indemnité supplémentaire au sujet du droit ou intérêt exproprié.

(4) There shall be included in any copy of a notice of confirmation sent to any person as described in paragraph (1)(a) a statement of the provisions of section 29 as that section applies to them, and there is to be included in any offer in writing sent to any person as described in paragraph (1)(b) a statement to the effect that the offer is not conditional on them providing any release or releases and is made without prejudice to their right, if the offer is accepted, to claim additional compensation in respect of the expropriated interest or right.

[Je souligne.]

[Emphasis added.]

[12] Le régime relatif aux frais prévu par la Loi doit être interprété conjointement avec le pouvoir discrétionnaire dont la Cour dispose en vertu du paragraphe 400(1) des Règles et des facteurs exposés au paragraphe 400(3) des Règles :

Pouvoir discrétionnaire de la Cour

Discretionary powers of Court

400 (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer.

400 (1) The Court shall have full discretionary power over the amount and allocation of costs and the determination of by whom they are to be paid.

[…]

[…]

Facteurs à prendre en compte

Factors in awarding costs

(3) Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe (1), la Cour peut tenir compte de l’un ou l’autre des facteurs suivants :

(3) In exercising its discretion under subsection (1), the Court may consider

a) le résultat de l’instance;

(a) the result of the proceeding;

b) les sommes réclamées et les sommes recouvrées;

(b) the amounts claimed and the amounts recovered;

c) l’importance et la complexité des questions en litige;

(c) the importance and complexity of the issues;

d) le partage de la responsabilité;

(d) the apportionment of liability;

e) toute offre écrite de règlement;

(e) any written offer to settle;

f) toute offre de contribution faite en vertu de la règle 421;

(f) any offer to contribute made under rule 421;

g) la charge de travail;

(g) the amount of work;

h) le fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens;

(h) whether the public interest in having the proceeding litigated justifies a particular award of costs;

i) la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance;

(i) any conduct of a party that tended to shorten or unnecessarily lengthen the duration of the proceeding;

j) le défaut de la part d’une partie de signifier une demande visée à la règle 255 ou de reconnaître ce qui aurait dû être admis;

(j) the failure by a party to admit anything that should have been admitted or to serve a request to admit;

k) la question de savoir si une mesure prise au cours de l’instance, selon le cas:

(k) whether any step in the proceeding was

(i) était inappropriée, vexatoire ou inutile,

(i) improper, vexatious or unnecessary, or

(ii) a été entreprise de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

(ii) taken through negligence, mistake or excessive caution;

l) la question de savoir si plus d’un mémoire de dépens devrait être accordé lorsque deux ou plusieurs parties sont représentées par différents avocats ou lorsque, étant représentées par le même avocat, elles ont scindé inutilement leur défense;

(l) whether more than one set of costs should be allowed, where two or more parties were represented by different solicitors or were represented by the same solicitor but separated their defence unnecessarily;

m) la question de savoir si deux ou plusieurs parties représentées par le même avocat ont engagé inutilement des instances distinctes;

(m) whether two or more parties, represented by the same solicitor, initiated separate proceedings unnecessarily;

n) la question de savoir si la partie qui a eu gain de cause dans une action a exagéré le montant de sa réclamation, notamment celle indiquée dans la demande reconventionnelle ou la mise en cause, pour éviter l’application des règles 292 à 299;

(n) whether a party who was successful in an action exaggerated a claim, including a counterclaim or third party claim, to avoid the operation of rules 292 to 299;

n.1) la question de savoir si les dépenses engagées pour la déposition d’un témoin expert étaient justifiées compte tenu de l’un ou l’autre des facteurs suivants:

(n.1) whether the expense required to have an expert witness give evidence was justified given

(i) la nature du litige, son importance pour le public et la nécessité de clarifier le droit,

(i) the nature of the litigation, its public significance and any need to clarify the law,

(ii) le nombre, la complexité ou la nature technique des questions en litige,

(ii) the number, complexity or technical nature of the issues in dispute, or

(iii) la somme en litige;

(iii) the amount in dispute in the proceeding; and

o) toute autre question qu’elle juge pertinente.

(o) any other matter that it considers relevant.

[13] L’article 420 des Règles porte sur les conséquences de la non‑acceptation d’une offre de règlement :

Conséquences de la non‑acceptation de l’offre du demandeur

Consequences of failure to accept plaintiff’s offer

420 (1) Sauf ordonnance contraire de la Cour et sous réserve du paragraphe (3), si le demandeur fait au défendeur une offre écrite de règlement, et que le jugement qu’il obtient est aussi avantageux ou plus avantageux que les conditions de l’offre, il a droit aux dépens partie‑partie jusqu’à la date de signification de l’offre et, par la suite, au double de ces dépens mais non au double des débours.

420 (1) Unless otherwise ordered by the Court and subject to subsection (3), where a plaintiff makes a written offer to settle and obtains a judgment as favourable or more favourable than the terms of the offer to settle, the plaintiff is entitled to party‑and‑party costs to the date of service of the offer and costs calculated at double that rate, but not double disbursements, after that date.

Conséquences de la non‑acceptation de l’offre du défendeur

Consequences of failure to accept defendant’s offer

(2) Sauf ordonnance contraire de la Cour et sous réserve du paragraphe (3), si le défendeur fait au demandeur une offre écrite de règlement, les dépens sont alloués de la façon suivante:

(2) Unless otherwise ordered by the Court and subject to subsection (3), where a defendant makes a written offer to settle,

a) si le demandeur obtient un jugement moins avantageux que les conditions de l’offre, il a droit aux dépens partie‑partie jusqu’à la date de signification de l’offre et le défendeur a droit, par la suite et jusqu’à la date du jugement au double de ces dépens mais non au double des débours;

(a) if the plaintiff obtains a judgment less favourable than the terms of the offer to settle, the plaintiff is entitled to party‑and‑party costs to the date of service of the offer and the defendant shall be entitled to costs calculated at double that rate, but not double disbursements, from that date to the date of judgment; or

b) si le demandeur n’a pas gain de cause lors du jugement, le défendeur a droit aux dépens partie‑partie jusqu’à la date de signification de l’offre et, par la suite et jusqu’à la date du jugement, au double de ces dépens mais non au double des débours.

(b) if the plaintiff fails to obtain judgment, the defendant is entitled to party‑and‑party costs to the date of the service of the offer and to costs calculated at double that rate, but not double disbursements, from that date to the date of judgment.

Conditions

Conditions

(3) Les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent qu’à l’offre de règlement qui répond aux conditions suivantes:

(3) Subsections (1) and (2) do not apply unless the offer to settle

a) elle est faite au moins 14 jours avant le début de l’audience ou de l’instruction;

(a) is made at least 14 days before the commencement of the hearing or trial; and

b) elle n’est pas révoquée et n’expire pas avant le début de l’audience ou de l’instruction.

(b) is not withdrawn and does not expire before the commencement of the hearing or trial.

[14] Suivant l’article 1.1 des Règles, les dispositions de toute loi fédérale l’emportent sur les dispositions incompatibles des Règles. Par conséquent, s’il devait y avoir un conflit entre les dispositions de la Loi afférentes aux frais et celles des Règles concernant les dépens, les premières doivent l’emporter. Toutefois, comme je l’explique plus loin, je conclus qu’il n’existe rien de contradictoire entre ces dispositions. Elles sont plutôt complémentaires et reprennent des principes similaires, et les Règles permettent de guider l’application de l’article 39 de la Loi en particulier. En définitive, toutefois, les articles 29 et 39 de la Loi s’appliquent en l’espèce et forment le fondement de l’adjudication des dépens dans le cadre des procédures intentées en vertu de cette Loi.

V. Les thèses des parties

A. La thèse du demandeur

[15] Le demandeur réclame une somme totale de 1 429 060,51 $ pour ses frais, conformément aux articles 29 et 39 de la Loi. Il soutient qu’il a droit au recouvrement de frais de 130 555,33 $ au titre de l’article 29 de la Loi, ainsi qu’à la somme de 1 289 725,42 $ à titre d’honoraires juridiques et d’honoraires d’expert conformément au paragraphe 39(2) de la Loi. Il réclame également 8 779,76 $ à titre de frais supplémentaires déboursés pour la préparation de ses observations sur les frais, conformément à l’article 39 de la Loi. De façon subsidiaire, le demandeur réclame le paiement de ses frais pour la somme réduite de 1 086 750 $ comme il l’avait proposé dans son offre de règlement à la défenderesse, et le remboursement de ses frais supplémentaires de 8 779,76 $ suivant l’article 39.

[16] Selon le demandeur, ses frais sont raisonnables et ont été engagés en raison a) de son droit de présenter des demandes d’indemnité découlant de la prise partielle de son bien‑fonds par la Couronne, b) des erreurs commises dans le rapport Stantec de 2010, lesquelles n’ont jamais été pleinement reconnues par la Couronne, et c) de la série de démarches procédurales prises par la Couronne, lesquelles ont grandement augmenté les frais afférents au litige.

[17] Le demandeur invoque l’arrêt Régie des transports en commun de la région de Toronto c Dell Holdings Ltd., 1997 CanLII 400 (CSC) pour prétendre qu’une personne dont le bien‑fonds est exproprié a le droit de recevoir une indemnisation juste et complète, y compris les frais déboursés. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a déclaré que la Loi sur l’expropriation, LRO 1990, c E 26 de l’Ontario est une loi réparatrice qui « doit recevoir une interprétation large, libérale et compatible avec son objet » (au para 21), qui consiste à « indemniser pleinement le propriétaire foncier dont le bien a été exproprié » (au para 23). Le demandeur a également recouru à la décision Desjardins c Commission de la Capitale nationale, [1982] A.C.F. no 602 (Desjardins) de la Cour fédérale pour appuyer la thèse portant que les dépens en matière d’expropriation constituent « un cas tout à fait particulier » (au para 12) et qu’il peut faire valoir ses droits à la suite de l’action de la Couronne et a droit aux dépens pour la préparation de sa cause.

(1) Les frais prévus à l’article 29

[18] Selon le demandeur, l’article 29 a pour objectif l’indemnisation intégrale de la partie expropriée des frais raisonnables qu’elle a engagés avant l’introduction des procédures (Harbour Brick Co. c Canada, [1987] A.C.F. no 1121 (Harbour Brick) au para 14). Compte tenu des efforts considérables qu’il a déployés pour négocier avec la Couronne avant l’introduction de la demande, le demandeur soutient qu’il a droit à des frais de 130 555,33 $. Les frais qu’il a engagés avant le dépôt de l’exposé de la demande dans l’affaire Milne le 20 juin 2016 sont les suivants : a) les honoraires juridiques de 17 350,43 $ versés à Reuter Scargall LLP du 31 octobre 2011 au 6 décembre 2012, b) les honoraires juridiques de 52 294,34 $ versés à Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L. du 29 mai 2013 au 20 juin 2016, c) les frais d’estimation de 8 898,75 $ versés à Metrix Realty Group Inc pour services rendus, et d) les honoraires de consultant de 52 011,81 $ versés à Senes Consultants/Arcadis Canada Inc.

(2) Les frais prévus à l’article 39

[19] Le demandeur fait valoir que dans la décision Milne la Cour a retenu que les biens‑fonds expropriés valaient 2 100 $ au moment de la prise et a conclu que le demandeur avait droit à une somme de 1 100 $ à titre d’indemnité supplémentaire pour ceux‑ci. Puisque ce montant dépasse « le montant total de toute offre faite […] en vertu de l’article 16 » de la Loi, le demandeur affirme qu’il a droit, au titre du paragraphe 39(2) de la Loi, à la totalité des frais des procédures et des frais accessoires sur une base avocat‑client, pour une somme de 1 289 725,42 $, composée de 1 055 693,99 $ en honoraires et débours juridiques et de 234 031,43 $ en honoraires d’expert.

a) Les honoraires juridiques

[20] Le demandeur réclame la somme de 1 055 693,99 $ à titre d’honoraires juridiques, dont la somme de 28 702,82 $ à titre de débours. Il plaide que les frais sont proportionnels et raisonnables compte tenu de la complexité du dossier dont l’instruction s’est déroulée durant cinq ans et a compris également deux séances de médiation et un procès de neuf jours comportant le témoignage de nombreux experts. Selon le demandeur, les tribunaux ont conclu que même en cas d’échec, les auteurs de demandes raisonnables relatives à une expropriation ont droit au même traitement en matière de frais que les demandeurs ayant eu gain de cause (citant D.D.S. Investments Ltd. v Toronto (City), 2012 CarswellOnt 10991 (CSJ) au para 43, et Henery v London (City), 2012 CarswellOnt 17509 (CAMO) (Henery) aux para 28‑31). Selon le demandeur, tout comme dans l’affaire Henery, une cause où plusieurs des questions procédurales pour lesquelles les demandeurs réclamaient des frais étaient le produit de l’[traduction] « opposition vigoureuse » de la défenderesse, en l’espèce, la Couronne a introduit l’action et a entrepris des démarches déraisonnables qui ont suscité des frais très onéreux, pour une somme d’environ 225 500 $ en honoraires juridiques supplémentaires. Selon lui, n’eussent été les dépenses liées aux démarches inutiles de la Couronne, ses frais légaux visés à l’article 39 s’élèveraient à environ 802 000 $, plus des débours de 28 702,82 $.

[21] De surcroît, le demandeur plaide que la défenderesse n’a pas fait preuve de transparence ni de collégialité dans sa manière d’aborder l’instance. Il rappelle qu’à la veille du procès, la défenderesse s’est opposée à l’admissibilité de la totalité de la preuve d’expert des parties relative à l’évaluation du bruit et des vibrations causés par le corridor ferroviaire dans la demeure du demandeur. Le demandeur plaide que la requête de la défenderesse était très pertinente quant aux questions essentielles à trancher au procès, mais qu’elle a malgré tout choisi de ne pas déposer sa requête en avance, perturbant ainsi l’échéancier convenu avant même le début de l’instruction.

b) Les honoraires d’expert

[22] Le demandeur sollicite le paiement des frais de 234 031,43 $ liés à l’estimation de la valeur de la propriété et à l’évaluation du bruit. Il invoque l’arrêt Charlesfort Developments Limited v Ottawa (City), 2021 ONCA 542 (Charlesfort), où la Cour d’appel de l’Ontario a tenu compte de la complexité des procédures et des répercussions potentielles de la demande lorsqu’elle s’est prononcée sur le caractère raisonnable des honoraires d’expert (au para 5). Dans cet arrêt, la Cour a conclu [traduction] « qu’une partie a droit au versement d’un montant approprié pour les rapports d’expert raisonnablement utiles au déroulement de l’instance, que l’expert soit ou non appelé à témoigner » (au para 6).

c) Les offres de règlement et les efforts déployés pour conclure un règlement

[23] Le demandeur soutient qu’il n’existe aucune raison de réduire le montant des frais qu’il réclame à cause d’une quelconque offre de règlement. En réplique à la thèse de la défenderesse portant que la lettre acheminée au demandeur le 28 janvier 2021 comprenait une offre de règlement dont le montant dépassait celui de l’indemnité accordée (offre de règlement de 450 000 $), le demandeur affirme que la lettre ne constituait pas une offre de règlement conforme puisque la défenderesse a omis de se prononcer sur sa réponse envoyée le 8 février 2021. Dans celle‑ci, il a) indiquait que la renonciation exigée comme condition à l’offre n’était pas conforme parce que sa portée outrepassait les limites de la demande, car elle comprenait la renonciation de [traduction] « […] toute réclamation issue ou associée de quelque manière que ce soit au projet d’amélioration du corridor » et b) demandait qu’une offre conforme soit déposée, ce que la défenderesse n’a pas fait.

[24] Le demandeur plaide également que l’offre dans la lettre du 28 janvier 2021 ne dépassait pas l’indemnité accordée parce qu’il avait informé la défenderesse en novembre 2019 que ses frais à ce jour s’élevaient à environ 545 000 $. Dans la lettre, il demandait à son adversaire de séparer la question de l’indemnité de celle des frais pour éviter le procès et le décuplement des frais. Cette proposition est également restée sans réponse.

[25] À l’inverse, le demandeur affirme qu’il a déployé des efforts raisonnables pour parvenir à un règlement a) en participant avec Travaux publics à des négociations pour parvenir à un règlement durant environ quatre ans avant que la Couronne n’introduise sa requête en jugement sommaire; b) en faisant deux offres de règlement après l’introduction de la demande; et c) en participant pleinement au processus de médiation, contrairement à la défenderesse. Le demandeur plaide également que son offre de règlement sur les frais comprenait des réductions considérables et constituait une véritable tentative de régler le litige. Selon lui, la Couronne n’a pas réellement tenté de régler la demande sur les frais et a simplement rejeté ses offres de règlement.

B. La thèse de la défenderesse

[26] La défenderesse soutient que l’application des articles 29 et 39 de la Loi dépend d’une conclusion de la Cour selon laquelle les dépenses engagées sont « raisonnables », et fait valoir que la tenue du procès découle des choix déraisonnables librement pris par le demandeur. Ainsi, la défenderesse affirme que le propriétaire exproprié n’a pas automatiquement droit aux frais de préparation de son dossier, car « l’objectif est de payer les dépenses raisonnables » (Harbour Brick, au para 26). La défenderesse fait également remarquer que dans la décision Desjardins, la Cour a renvoyé à un officier taxateur la question des frais payables au propriétaire exproprié (au para 123), ce qui démontre que cette décision ne constitue pas un précédent qui permet d’indemniser [traduction] « complètement » le propriétaire exproprié comme le suggère le demandeur.

[27] Selon la défenderesse, les frais réclamés par le demandeur sont déraisonnables compte tenu de l’échec de sa demande d’indemnité pour troubles de jouissance et effet préjudiciable. Elle fait observer qu’il n’a reçu que le montant de 1 100 $ réclamé à titre d’indemnité supplémentaire pour le bien‑fonds exproprié, somme que le demandeur admet être [traduction] « peu élevée » au vu des autres dommages‑intérêts réclamés. La défenderesse propose trois solutions pour trancher la question des frais, lesquelles sont analysées plus loin, mais favorise la position selon laquelle chaque partie devrait supporter ses propres frais (option 1).

(1) Option 1: les parties supportent leurs propres frais

[28] Compte tenu des résultats mitigés de l’espèce (le demandeur a eu gain de cause dans la requête en jugement sommaire et son appel alors que la défenderesse a obtenu le rejet de la demande d’indemnité de 1 400 000 $ lors du procès), la défenderesse propose que chaque partie supporte ses propres dépens et qu’aucun versement de frais ne soit ordonné au titre des articles 29 et 39 de la Loi, ce qui serait selon elle une adjudication équitable des frais. Elle fait valoir que le demandeur ne devrait pas tirer avantage de [traduction] « sa façon persistante d’agir d’une manière déraisonnable » dans la présente instance, y compris ses refus d’accepter des offres de règlement à caractère général faites avant l’expropriation et durant l’instance. La défenderesse affirme également que le demandeur a eu recours à des manœuvres déloyales lorsqu’il a cherché à déposer de volumineuses observations écrites à titre de plaidoirie au cours de la dernière journée de l’instruction sans d’abord l’aviser ni aviser la Cour.

(2) Option 2 : Le demandeur recouvre les frais raisonnables alloués au titre des articles 29 et 39 de la Loi, conformément à la colonne IV du tarif des Règles des Cours fédérales, jusqu’à la date de l’offre de règlement faite par la défenderesse au titre de l’article 420 des Règles.

[29] Selon la défenderesse, compte tenu de l’issue du procès et du refus du demandeur d’accepter son offre de règlement faite au titre de l’article 420 des Règles, celui‑ci n’a pas droit à la totalité des frais engagés. Pour appuyer sa thèse, la défenderesse invoque le jugement sur la taxation des frais dans la décision C & B Vacation Properties c Canada, 1997 CanLII 5863 (CF) (C & B Vacation Properties) :

[7] Des causes existent qui comportent une analyse savante de catégories ou barèmes de taxation divers et je ne devrais pas y aller de ma contribution à ce chapitre. Les demanderesses ont ici le droit de recouvrer toutes les dépenses qui étaient raisonnables au moment où elles les ont engagées. Les critères pour déterminer le caractère raisonnable sont énoncés dans la cause Camp Robin Hood c Canada [1982] 1 C.F. 24, pages 27 et 28 et cités par l’officier taxateur dans Temkin Inc. c Canada (A‑641‑92) comme il suit : « (1) le montant de l’offre, (2) le montant alloué, (3) la complexité des questions litigieuses, (4) l’habileté et la compétence requises pour présenter les questions litigieuses, (5) le degré d’expérience des procureurs et des avocats, (6) le temps consacré à la préparation et (7) les honoraires prévus au … Tarif B … comme guide [de comparaison] possible ».

[8] Cette approche ne signifie pas que « la Couronne donnerait carte blanche » (Harbour Brick). Comme le dit la décision Singer c Singer 1975 CanLII 662 (ON SC), [1975] 11 O.R. (2d) 234, page 241 : « Par exemple, le fait de retenir les services de deux avocats ou plus alors qu’un seul suffisait, le fait d’employer plusieurs consultants comme des ingénieurs, des évaluateurs, des architectes alors qu’un ou deux seulement étaient nécessaires et ce genre de situation, ne devrait pas alourdir la responsabilité qui incombe à la partie déboutée d’acquitter les frais de son adversaire même sur la base procureur‑client ou la base dite d’indemnisation complète… »

[Non souligné dans l’original.]

[30] La défenderesse propose que la Cour tienne compte de ce qui suit pour établir le caractère raisonnable d’une dépense au sens du paragraphe 39(2) de la Loi :

[TRADUCTION]

  • (1)le montant de l’offre faite dans les cas d’expropriation (l’offre de règlement à caractère général de 450 000 $ présentée par la Couronne);

 

(2) le montant alloué dans la décision (la somme de 1 100 $ allouée au demandeur);

(3) la complexité des questions litigieuses (les questions étaient complexes uniquement parce que le demandeur a tenté de créer un enjeu de responsabilité là où il n’en existait aucun, dont la recherche d’une indemnité pour une maison qui n’a pas été prise, et le recours exclusif et inapproprié à de la jurisprudence provinciale malgré l’existence d’une jurisprudence abondante des cours fédérales à ce sujet);

(4) l’habileté et la compétence requises pour présenter les questions litigieuses (la cause était complexe uniquement en raison de l’argument soulevé par le demandeur sur la hausse perceptible du bruit, malgré la conclusion tirée en application de la LTC, et de l’obscurcissement du critère juridique applicable pour prouver la diminution de la valeur marchande suivant l’article 25);

(5) le degré d’expérience des avocats (le demandeur a engagé trois avocats au même moment);

(6) le temps consacré à la préparation du dossier;

(7) les honoraires alloués par tout tarif applicable (En l’espèce, il est possible d’avoir recours au tarif B, le tarif entre parties à titre de guide de comparaison possible dans certaines circonstances).

[31] La défenderesse fait valoir que le demandeur réclame déraisonnablement presque le double des frais légaux engagés par le Canada, soit la somme de 1 064 473,75 $ (excluant les honoraires d’expert et les débours) contre celle de 468 622,24 $ que le Canada a engagée pour les frais légaux dans le cadre de l’action et de la requête en jugement sommaire, et la somme de 30 218,92 $ pour l’appel. Selon la défenderesse, si la Cour décide d’indemniser le demandeur pour ses frais de procédure, elle doit conclure que la demande de plus de 294 000 $ à titre d’honoraires d’expert est déraisonnable et que le montant réclamé devrait être réduit.

[32] La défenderesse prétend que la question des frais du demandeur devrait être renvoyée au fonctionnaire responsable de la taxation des frais au tribunal avec des directives sur les catégories de frais à inclure. Elle suggère que l’extrémité supérieure de la colonne IV est appropriée.

[33] La défenderesse a fourni, à titre subsidiaire, un projet de mémoire de frais engagés par le demandeur après l’introduction de l’action jusqu’à la date de son offre du 28 janvier 2021 faite au titre de l’article 420 des Règles. Calculé en fonction de la colonne IV du tarif B, ce projet de mémoire dispose que les frais légaux raisonnables que le demandeur peut recouvrir s’élèvent à 46 612,50 $ (TVH comprise) et à 122 600,03 $ pour les débours et les honoraires d’expert raisonnables et recouvrables. La défenderesse explique que la totalité des frais, y compris les débours raisonnables, combinée à l’indemnité attribuée est considérablement moins élevée que la somme de 450 000 $ qu’elle a offerte le 28 janvier 2021 pour régler le litige.

(3) Option 3 : une somme forfaitaire correspondant à un pourcentage de 25 % des frais raisonnables

[34] La défenderesse propose l’octroi d’une somme forfaitaire correspondant à un pourcentage de 25 % (l’extrémité inférieure de la fourchette circonscrite par la jurisprudence fédérale pour déterminer une somme forfaitaire) des frais réels et raisonnables du demandeur, hormis les dépenses déraisonnables. Elle affirme que les requêtes visant l’octroi d’une somme forfaitaire devraient être accompagnées d’un mémoire de frais et d’un affidavit concernant les débours dont le montant n’est pas connu de l’avocat, mais qu’en l’espèce, le demandeur n’a fourni aucun de ces deux documents.

VI. Analyse

A. Les frais prévus à l’article 29

[35] Conformément au paragraphe 29(1) de la Loi, le demandeur doit recevoir les frais qu’il a raisonnablement engagés avant l’introduction de l’action. Ces frais comprennent les frais légaux, les frais d’estimation et les autres frais raisonnablement engagés par celui‑ci pour faire valoir son droit à une indemnité. Je conviens avec le demandeur que la Loi, tout comme la Loi sur l’expropriation de l’Ontario, est une loi réparatrice à laquelle s’applique la directive de la Cour suprême du Canada selon laquelle elle « doit recevoir une interprétation large, libérale et compatible avec son objet », qui consiste à indemniser pleinement le propriétaire foncier, y compris pour ce qui est des dispositions sur les frais (Dell Holdings, aux para 21, 23; Milne, au para 168). Néanmoins, le paragraphe 29(1) de la Loi indique clairement que les frais recouvrables préalables au litige sont limités à ceux qui sont raisonnables pour éviter que « la Couronne [ne donne] carte blanche à la partie expropriée » (Harbour Brick, aux para 14, 26; C & B Vacations Properties, au para 8).

[36] Outre les frais énumérés au paragraphe 18 de la présente décision, pour ce qui a trait aux honoraires du consultant, Senes Consultants/Arcadic Canada Inc a mené un programme de surveillance et de modélisation du bruit et des vibrations pour comparer les niveaux de bruit et de vibrations à ceux prédits par l’évaluation préliminaire des niveaux de bruit et de vibrations effectuée par Stantec en 2010 à l’appui du projet d’élargissement. Je conclus que le demandeur pouvait raisonnablement obtenir sa propre évaluation des répercussions que le projet d’élargissement avait suscitées quant au bruit et aux vibrations sur sa propriété.

[37] Je juge que les frais de 8 898,75 $ relatifs à l’estimation de la propriété du demandeur par Metrix Realty Group Inc sont déraisonnables et je conviens avec la défenderesse que les frais prévus à l’article 29 réclamés par le demandeur comprennent à tort la facture de Metrix. Je conclus également que les frais légaux réclamés par le demandeur sont excessifs et déraisonnables, surtout compte tenu du fait que le demandeur a retenu les services de deux cabinets d’avocats, ce qui a provoqué un chevauchement du travail.

[38] Je conclus que le demandeur doit recevoir la somme de 104 306,15 $ à titre de frais raisonnables engagés avant l’introduction de l’action, ce qui représente les honoraires de Borden Ladner Gervais et les honoraires du consultant Senes Consultants/Arcadis Canada Inc.

B. Les frais prévus à l’article 39

[39] Le paragraphe 39(1) de la Loi ne limite pas explicitement les frais recouvrables d’un litige en expropriation à ceux qui sont raisonnables. Toutefois, sous réserve du paragraphe 39(2) que j’aborderai sous peu, il dispose que les frais de procédures sont laissés « à la discrétion [d’un] juge [de la cour supérieure d’une province] ». Cette discrétion est à l’image du « pouvoir discrétionnaire » que possède la Cour sur les dépens en vertu du paragraphe 400(1) des Règles. Selon moi, l’exercice de ce pouvoir fait intervenir de façon inhérente les notions liées au caractère raisonnable (Harbour Brick, au para 26) et les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles, tout en gardant à l’esprit le fait qu’il s’agit d’une cause d’expropriation, ainsi que les principes généraux d’interprétation énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dell Holdings. À mon avis, le paragraphe 39(1) n’est pas incompatible avec les Règles quant aux dépens, de sorte que l’article 1.1 des Règles n’empêche pas la prise en considération des facteurs énumérés à l’article 400(3) des Règles.

[40] Par contre, mon pouvoir discrétionnaire d’adjuger les dépens est potentiellement circonscrit par les dispositions du paragraphe 39(2) relatives aux offres. Ces dispositions diffèrent quant à la portée et à la nature des offres de règlement visées à l’article 420 des Règles et devraient d’abord être appliquées pour déterminer si l’une ou l’autre des conditions prévues au paragraphe 39(2) prescrit le montant des frais recouvrables.

[41] Pour établir les frais payés par la Couronne conformément au paragraphe 39(2) de la Loi, il est nécessaire que je détermine si le montant de l’indemnité attribuée dépasse « le montant total de toute offre faite à cette partie en vertu de l’article 16 et de toute offre subséquente qui lui est faite pour ce droit ou intérêt avant le début de l’instruction des procédures » (non souligné dans l’original). Comme on peut le constater, le paragraphe renvoie à l’examen tant (i) des offres soumises officiellement au titre de l’article 16 de la Loi, qui doivent posséder des attributs particuliers, notamment de ne pas être conditionnelles à une renonciation et d’être fondées sur une estimation, que (ii) de « toute offre subséquente » faite avant le début de l’instruction des procédures. Suivant mon interprétation du paragraphe, « toute offre subséquente » n’a pas à être une offre visée à l’article 16 de la Loi, sinon l’inclusion de ces mots serait superflue.

[42] Le ou vers le 24 janvier 2012, la défenderesse a offert au demandeur la somme de 1 000 $ conformément à l’article 16 de la Loi. Dans une lettre datée du 13 juin 2016, le demandeur a accepté cette offre d’indemnité, mais a réclamé une indemnité supplémentaire, comme il en avait le droit. Dans la décision Milne, j’ai conclu que les biens‑fonds expropriés valaient 2 100 $ au moment de la prise et j’ai conclu que le demandeur avait droit à une indemnité supplémentaire de 1 100 $ pour les biens‑fonds expropriés.

[43] Le 28 janvier 2021, avant le début de l’instruction, la défenderesse a envoyé au demandeur une offre de règlement d’une somme de 450 000 $ pour l’ensemble des frais et des intérêts. Le demandeur prétend que la lettre du 28 janvier 2021 n’était pas une offre de règlement appropriée parce qu’elle ne faisait pas état de sa lettre de réponse du 8 février 2021, dans laquelle il indiquait que la renonciation exigée comme condition à l’offre était inappropriée parce que sa portée allait au‑delà des limites de l’action.

[44] Je conviens avec le demandeur que l’offre du 28 janvier 2021 n’était pas une offre faite conformément à l’article 16 de la Loi. Toutefois, j’estime que cette offre est considérée comme une « offre subséquente qui […] est faite [à la partie] pour ce droit ou intérêt avant le début de l’instruction des procédures », au sens du paragraphe 39(2) de la Loi.

[45] Par conséquent, bien que le montant de l’indemnité attribuée dépasse le montant total de l’offre faite par la défenderesse au titre de l’article 16 de la Loi, je conclus que le montant de l’indemnité attribuée ne dépasse pas celui de l’offre subséquente faite au demandeur.

[46] Ainsi, suivant le paragraphe 39(2) de la Loi, la totalité des frais de procédures et des frais accessoires à ces procédures sont payables par la Couronne (mais non sur une base avocat‑client), hormis si je conclus que le montant de l’indemnité réclamée par la partie dans les procédures n’est pas raisonnable. En l’espèce, le demandeur a demandé une indemnité de 967 534 $ pour les troubles de jouissance ou, subsidiairement, une indemnité de 247 100 $ pour effet préjudiciable. Dans la décision Milne, j’ai rejeté ces deux demandes.

[47] À mon avis, les sommes réclamées par le demandeur dans les procédures étaient déraisonnables. Celui‑ci a sollicité des dommages‑intérêts pour les troubles de jouissance à l’égard des pertes suivantes (Milne, au para 177) :

  • a)le coût du déplacement de sa résidence et les frais de déménagement connexes;

  • b)le coût relatif à la réinstallation de la famille du demandeur pendant une période de 13 mois, à compter de la fin de 2012, et les frais supplémentaires relatifs à l’exploitation de la ferme pendant cette période;

  • c)le coût supplémentaire de l’exploitation de la ferme une fois que la nouvelle résidence sera construite à un emplacement plus éloigné du corridor ferroviaire et des améliorations agricoles;

  • d)le coût de la construction d’une barrière antibruit temporaire.

[48] Dans la décision Milne, j’ai conclu que la nécessité de déplacer la résidence du demandeur loin du corridor ferroviaire en raison de l’augmentation du bruit n’était pas un résultat normal de l’expropriation. J’ai également jugé que l’expropriation et l’élargissement du corridor ferroviaire n’ont pas engendré une transformation fondamentale de la nature et du caractère de la résidence et de la propriété du demandeur. Avant le projet d’élargissement, la résidence du demandeur était une habitation rurale sur une terre agricole située à proximité d’un corridor ferroviaire occupé; après l’élargissement, le corridor était un peu plus occupé et le trafic était un peu plus proche, mais le bruit provenant du corridor ferroviaire n’avait pas augmenté sensiblement. Je conviens qu’il existe une différence entre une demande qui n’a tout simplement pas gain de cause et une demande qui est déraisonnable. Toutefois, en l’espèce, considérant l’importance de la somme réclamée, la différence considérable entre celle‑ci et l’indemnité reçue ainsi que le fondement chancelant de la demande de dommages‑intérets pour troubles de jouissance, je ne peux conclure que cette dernière demande était raisonnable.

[49] Quant à la demande d’indemnité pour effet préjudiciable, le demandeur a fait valoir que l’expropriation et l’élargissement du corridor ferroviaire ont réduit la valeur de sa propriété restante. Comme j’en ai fait état dans la décision Milne, j’estime que cette demande est déraisonnable puisqu’elle était en grande partie fondée sur la prémisse illogique que la résidence du demandeur ne convenait qu’à des fins locatives (aux para 197‑198).

[50] Je conclus donc que les demandes d’indemnité du demandeur étaient déraisonnables. Je ne suis donc pas tenu d’ordonner « que la totalité des frais des procédures et des frais accessoires supportés par cette partie soit payée par la Couronne » conformément au paragraphe 39(2) de la Loi.

[51] Je dois donc déterminer, le cas échéant, quelle partie des frais du demandeur devrait être remboursée.

[52] À mon avis, une grande partie des frais déboursés par le demandeur pour soutenir sa thèse auraient pu être évités si celui‑ci avait accepté l’offre raisonnable présentée par la défenderesse le 28 janvier 2021, dont le montant dépassait largement celui de l’indemnité à verser au demandeur pour son bien‑fonds exproprié. Vu cette offre considérable, l’instruction dans son ensemble aurait pu être évitée. Je ne peux conclure que les frais du demandeur prévus à l’article 39 sont raisonnables. Je me rallie à l’observation de la défenderesse selon laquelle le demandeur doit recevoir les frais raisonnables depuis l’introduction de l’action (la déclaration a été déposée le 20 juin 2016) jusqu’à la date de l’offre de la défenderesse (le 28 janvier 2021), sans autres frais subséquents, dont les frais engagés par le demandeur lors de l’instruction.

[53] Sur le fondement des mémoires de frais des parties, et au vu des facteurs mentionnés plus haut et de ceux énumérés dans le paragraphe 400(3) des Règles, je conclus que le demandeur a droit à la somme de 46 612,50 $ à titre de frais légaux et à celle de 122 600,03 $ à titre d’honoraires d’expert, conformément à l’article 39 de la Loi.

VII. Conclusion

[54] À la lumière de ce qui précède, j’adjuge la somme de 273 518,68 $ à titre de frais, payable sans délai par la défenderesse.


JUGEMENT SUPPLÉMENTAIRE dans le dossier T‑967‑16

LA COUR STATUE que la défenderesse versera au demandeur la somme globale de 273 518,68 $, plus des intérêts postérieurs au jugement au taux de 5 % par année, à partir de la date du présent jugement.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑967‑16

 

INTITULÉ :

SHAWN SOMERVILLE MILNE c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 22, 23, 24, 25, 28, 30, 31 mars 2021

1ER et 27 AVRIL 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS SUPPLÉMENTAIRES :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Ian Mathany

Sean Gosnell

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Jacqueline Dais‑Visca

Wendy Wright

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M&H LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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