Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220128


Dossier : IMM-264-21

Référence : 2022 CF 96

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

SALLY SABAH MARROGI

MARTIN KARIM

RIVEL KARIM

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse principale et ses deux adolescents affirment être des citoyens de l’Irak. Ils ont présenté, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 4 janvier 2021 par un agent d’immigration principal (l’agent), qui a rejeté la demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire qu’ils avaient présentée au Canada.

[2] Je suis persuadé que l’intervention de la Cour est requise. Pour les motifs ci-dessous, l’examen par l’agent des considérations d’ordre humanitaire mentionnées et l’évaluation globale qu’il a faite de ces considérations ne répondent pas aux critères attendus d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.

II. Contexte

[3] Les demandeurs se disent catholiques chaldéens. La demanderesse principale affirme que, le 5 mai 2007, des extrémistes islamiques ont enlevé son mari, le père de ses deux fils, dans leur résidence de Bagdad parce qu’il possédait et exploitait un magasin d’alcool. Les kidnappeurs ont menacé de revenir pour les enfants, puis de violer et de tuer la demanderesse principale. Cette dernière, ses deux fils et sa mère ont fui Bagdad et rejoint la Turquie en juin 2007. La mère s’est rendue au Canada en février 2008 et sa demande d’asile a été acceptée en mai 2010. La demanderesse principale et ses fils sont quant à eux arrivés au Canada en juillet 2012 et ont aussi demandé l’asile.

[4] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) n’a entendu leur demande qu’en août 2017. Elle l’a finalement rejetée au motif qu’ils n’avaient pas établi leur identité et leur nationalité. La Cour a rejeté sur le fond une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR en avril 2018.

[5] Les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (CH) le 21 mai 2019. Elle reposait sur leur établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils retournaient en Irak. La demanderesse principale a invoqué des préoccupations liées à la sécurité, le fait d’être séparée de ses amis et de sa mère au Canada, l’impossibilité pour ses enfants de fréquenter une école chrétienne en Irak, l’absence de toute famille dans ce pays et les conséquences d’un retour sur sa santé physique et mentale et celle de ses fils.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[6] L’agent a examiné les observations des demandeurs au regard des facteurs de l’établissement au Canada, des difficultés auxquelles ils seraient exposés en Irak et des risques associés aux conditions défavorables dans ce pays, ainsi que de l’intérêt supérieur des enfants.

[7] L’agent a reconnu que les demandeurs habitaient au Canada depuis juillet 2012. L’agent a accordé un certain poids favorable à la question de l’établissement, en mentionnant le fait que les fils de la demanderesse principale fréquentaient l’école, de même que les amis canadiens de celle-ci, la présence de sa mère au pays et sa participation à la vie de la communauté. Il a également accordé un léger poids favorable au fait que la demanderesse principale n’avait pas de casier judiciaire, à son appartenance à une église locale et à certains impôts qu’elle avait payés au Canada.

[8] Au sujet de l’identité des demandeurs, l’agent a souligné qu’aucune nouvelle pièce d’identité n’avait été jointe à la demande CH et que la SPR avait conclu que les documents fournis étaient frauduleux. Dans son affidavit, la demanderesse principale a affirmé que l’unité de la criminalistique de l’Agence des services frontaliers du Canada n’avait pas vérifié l’authenticité de ses documents et que son avocat tâchait d’obtenir la confirmation de son identité et de celles de ses enfants auprès de l’ambassade irakienne au Canada. L’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi leur identité à titre de citoyens irakiens et a par conséquent accordé peu d’importance à leur description du risque, de la discrimination et des difficultés auxquels ils seraient exposés en raison des conditions défavorables en Irak. Il a de plus souligné que le Canada avait mis en place une suspension temporaire des renvois (STR) vers l’Irak à cause des conditions dangereuses au pays et que le rejet de la demande CH des demandeurs n’entraînerait donc pas leur renvoi immédiat.

[9] L’agent a par la suite admis que la demanderesse principale s’ennuierait de ses amis et de sa famille au Canada si elle devait retourner en Irak, mais a ajouté qu’elle pourrait garder le contact grâce aux médias sociaux comme Facebook, Twitter et Skype. En ce qui concerne les inquiétudes relatives à la santé, l’agent a reconnu que les demandeurs avaient eu des problèmes de santé mentale et physique et que le réseau de la santé en Irak était en piètre état. Il a par conséquent conclu que les demandeurs auraient de la difficulté à obtenir des soins s’ils retournaient en Irak.

[10] Enfin, l’agent a analysé la demande sous l’angle de l’intérêt supérieur des enfants. Il a reconnu que les deux fils de la demanderesse principale avaient passé de nombreuses années de leur développement au Canada, qu’ils avaient tissé des liens avec le pays à travers l’école et les activités communautaires, qu’ils ne parlaient pas arabe et qu’ils souffraient apparemment d’anxiété et de dépression. Dans l’ensemble, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas, dans la demande CH, suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que le développement et le bien-être des fils de la demanderesse principale seraient considérablement entravés si une décision défavorable était rendue. L’agent a certes admis qu’une telle décision infligerait un préjudice aux demandeurs et qu’il était vraisemblablement dans leur intérêt supérieur de rester au Canada, mais a jugé que le rejet de leur demande n’entraînerait pas pour autant leur renvoi en raison de la STR.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[11] La demande soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il apprécié de manière raisonnable les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays?

  2. L’analyse qu’a faite l’agent de l’intérêt supérieur des enfants était-elle raisonnable?

  3. L’agent a-t-il raisonnablement examinéla situation personnelle des demandeurs?

[12] Les parties font valoir, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Une décision raisonnable s’entend d’une décision qui est justifiée, transparente et intelligible, et qui fait partie « des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 86).

V. Analyse

[13] Dans son examen des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays, l’agent s’appuie sur le fait que les demandeurs n’ont pas établi leur identité pour conclure ce qui suit : [TRADUCTION] « Je ne puis accorder tout le poids possible à leur description du risque, de la discrimination et des difficultés auxquels ils seraient exposés en raison des conditions défavorables en [Irak]. J’accorde donc peu d’importance à ce point. »

[14] Dans la décision Diaby c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 742 [Diaby], le juge James Russell a eu à examiner des circonstances similaires dans le cadre d’une demande CH. Il a conclu que le défaut d’une personne d’établir son identité ne signifiait pas qu’elle ne serait pas, à son retour, exposée aux difficultés et aux risques décrits et qu’il était par conséquent déraisonnable de ne pas évaluer ces difficultés et ces risques :

[62] Il était déraisonnable pour l’agente de ne pas évaluer les difficultés dans cette affaire parce qu’il est clair, au vu de la preuve, que la demanderesse vient soit de la Sierra Leone soit de la Guinée, et que sa demande d’asile à l’encontre de la Guinée était carrément frauduleuse. Ainsi, il est évident que la demanderesse sera renvoyée en Sierra Leone ou bien restera au Canada en qualité d’apatride. Le défendeur a reconnu, aux fins de la décision relative à l’ERAR, que la même agente aurait dû apprécier les risques en Sierra Leone même si la nationalité de la demanderesse n’avait pas été clairement établie. Le fait que la demanderesse n’a pas établi à la satisfaction de l’agente qu’elle est citoyenne de la Sierra Leone ne signifie pas qu’elle ne sera pas exposée à des risques et à des difficultés à son retour dans ce pays. Et si la demanderesse devait rester au Canada, l’agente aurait dû évaluer les difficultés qu’elle subirait en qualité d’apatride.

[15] Le défendeur soutient que l’affaire Diaby est différente de l’espèce, en cela qu’il n’y avait dans cette affaire qu’un seul pays de retour considéré comme plausible, ce qui n’est pas le cas ici. Je ne suis pas convaincu qu’une telle différence existe. Dans la présente affaire comme dans l’affaire Diaby, aucun pays de retour possible n’a été établi au moyen d’un élément de preuve ou par l’une ou l’autre des parties. De plus, dans sa décision, l’agent s’appuie expressément sur la STR vers l’Irak à deux occasions pour conclure que le rejet de la demande CH ne conduira pas au renvoi des demandeurs. Il a analysé la demande CH en se fondant sur la prémisse selon laquelle les demandeurs, s’ils faisaient l’objet d’une mesure de renvoi, seraient renvoyés en Irak. Or, il est contradictoire, d’une part, de conclure qu’il faut accorder peu d’importance au risque en Irak et, d’autre part, de présumer qu’il y aurait renvoi vers l’Irak.

[16] L’approche adoptée par l’agent à l’égard des conditions dans le pays vicie également son analyse de l’intérêt supérieur des enfants. L’agent conclut qu’il serait probablement préférable, dans leur intérêt supérieur, que les enfants restent au Canada. Pourtant, il conclut aussi qu’il y a peu d’éléments de preuve qui démontrent que le rejet de la demande CH aurait [traduction] « d’importantes conséquences négatives sur leur développement et leur bien-être. »

[17] Puisqu’il a accordé peu de poids aux conditions en Irak, il est très difficile de comprendre comment l’agent a pu en venir à une telle conclusion autrement qu’en s’appuyant sur la STR. En jugeant qu’il n’existait aucun élément de preuve établissant une importante conséquence défavorable sur le bien-être des deux enfants, il a présenté de manière erronée ce qui devait être pris en considération lors de l’analyse de l’intérêt supérieur d’un enfant, à savoir la situation globale de celui-ci (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 45).

[18] L’agent n’a pas tenu compte des diverses conséquences possibles du renvoi vers l’Irak des deux fils de la demanderesse principale.

[19] Je suis aussi d’avis que l’agent n’a pas examiné la situation de la demanderesse principale de manière raisonnable, en particulier ses inquiétudes relatives à la santé, d’autant plus qu’il avait reconnu, s’appuyant sur la preuve documentaire, que le réseau de la santé irakien était en crise. Il était sans doute loisible à l’agent de conclure que le niveau de difficulté et d’instabilité que subiraient les demandeurs à leur retour en Irak ne justifiait pas que la demande CH soit accueillie. À des fins de transparence, l’agent était toutefois tenu d’étayer sa conclusion.

VI. Conclusion

[20] Pour tous les motifs ci-dessus, je suis d’avis que la décision de l’agent était déraisonnable. La demande est donc accueillie.

[21] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et je suis convaincu que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-264-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Aucune question n’est certifiée.

En blanc

« Patrick Gleeson »

En blanc

juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-264-21

 

INTITULÉ :

SALLY SABAH MARROGI, MARTIN KARIM, RIVEL KARIM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JANVIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 28 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

Pour les demandeurs

 

Sally Thomas

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Campigotto Law Firm

Windsor (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.